Beaux Arts Magazine N°422 – Août 2019

(Kiana) #1

72 I Beaux Arts


L’ART DES ÉMOTIONS l LES CORPS ET LES CRIS DE LA DOULEUR


à la même époque, manie la lame de rasoir comme d’autres
le pinceau. Elle s’incise le visage, s’allonge sur une plaque
de métal bouillant chauffé par des bougies, ou s’entaille les
doigts pendant qu’une vidéo projette les images d’une
femme en train de se mettre du vernis à ongles, avant de
boire et de se gargariser avec du lait, qui coule et bientôt se
mêle à son propre sang. Dénonçant les violences faites aux
femmes, leur condition sociale, ses œuvres sont éprou-
vantes pour le spectateur qui ressent dans sa chair la dou-
leur de l’artiste. Il en sort rarement indemne, d’autant plus
quand la présentation vire au drame.

Opéré sur un lit sans anesthésie
En 1971, en pleine guerre du Vietnam, Chris Burden réa-
lise sa performance culte Shoot et finit aux urgences après
qu’un ami lui a tiré dessus, à sa demande, à la carabine.
Marina Abramović manque de mourir asphyxiée dans une
étoile en feu (symbole du communisme de son pays d’ori-
gine, l’ex-Yougoslavie), ce qui ne refrène en rien son inspi-
ration. À la galerie Morra Arte Studio de Naples, en 1974,
entourée d’objets plus ou moins dangereux, elle invite le
public à faire d’elle ce qu’il veut. La situation dégénère et
elle finit en sang. Une partie des spectateurs l’a agressée
quand l’autre prenait sa défense ou a préféré rester neutre.
Abramović le sait bien – c’est exactement ce qu’elle a voulu
éprouver –, le public est le réceptacle des émotions de l’ar-
tiste. Sans lui l’œuvre n’existe pas. Il est pris à partie et au
piège, éprouvé, bousculé, poussé dans ses retranchements
quand il ne devient pas complice des atrocités commises.
En 2010, l’artiste chinois He Yunchang, pour Un mètre de
démocratie, a fait voter le public (le scrutin est anonyme)
pour savoir s’il devait se faire entailler la partie droite de
son corps sur un mètre de longueur. À une voix près, il a dû
s’exécuter, opéré sur un lit blanc sans anesthésie puis

recousu par une infirmière. Pour expliquer la radicalité de
son geste, He Yunchang cite volontiers Lin Zexu (1785-
1850), haut-commissaire impérial à Canton : «Notre nation
ne manque pas d’intelligence et de sagesse mais manque
de courage et de conscience.»

Protestation bouche cousue
Un demi-siècle après ses débuts, la performance fait
encore figure de dissidente dans les pays où la liberté d’ex-
pression est mise à mal. Les images de Piotr Pavlenski qui
s’était cousu la bouche en 2012 pour dénoncer la censure
au moment du procès des Pussy Riot a fait le tour du
monde. L’année suivante, il récidivait avec Carcasse, où il
s’était enchevêtré nu dans un rouleau de fils barbelés
devant l’Assemblée législative régionale de Saint-Péters-
bourg afin de protester contre les lois homophobes adop-
tées en Russie. Si dans certains pays la performance n’a rien
perdu de sa radicalité, elle s’est aussi institutionnalisée,
exposée dans les foires et les musées du monde entier, du
MoMA de New York à la Tate Modern de Londres. À Paris,
le Palais de Tokyo a accueilli en 2017 Abraham Poincheval
qui s’était fait emmurer plusieurs jours dans une capsule
en pierre calcaire, sans pouvoir bouger, muni d’une caméra
diffusant en direct les images de son enfermement. Une
expérience de la perte de sens pour repousser toujours plus
loin les limites de la nature humaine. n

PAGE CI-CONTRE
Marina
Abramović
& Ulay
AAA-AAA, 1978
Je t’aime, moi
non plus...
Entre les amants
terribles de la
performance,
Marina et Ulay,
les rapports
seront intenses,
absolus, excessifs.
Pendant dix ans,
ils font tout
à l’unisson,
se battent,
respirent le même
air jusqu’à
l’étouffement.


Otto Muehl Silberarsch, 1965
Difficile de faire plus trash que les actionnistes viennois
avec leur esthétique sanguinolente et scatologique traduisant
les déviances de la société. Ou comment transformer
un banal parapluie en objet des plus subversifs.

Gina Pane Azione Sentimentale, 1973
À la galerie Diagramma de Milan se déroule, devant
un public féminin, la performance la plus célèbre de l’artiste.
Après s’être enfoncé une série d’épines de roses dans
l’avant-bras, elle dessine la fleur dans sa main avec une lame
de rasoir.
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