Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

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SAMEDI 15 FÉVRIER 2020 économie & entreprise| 13


l’avantage pas de manière démesurée », anti­
cipe M. Rudelle. « Ça va être habillé d’un ver­
nis sur la protection des consommateurs,
mais au final ça risque de se faire au profit de
Google », craint M. Chetrit, qui s’alarme des
délais fixés par le géant américain : « On ne
peut pas basculer comme ça si vite. C’est tout
un secteur qui va être ébranlé. »
Pour éviter que le groupe de Mountain
View n’impose unilatéralement ses vues, il
faudrait une « alliance globale des acteurs de
l’Open Web » et la mise en place d’« une gou­
vernance vigilante », si possible sous l’égide
du W3C, un organisme de standardisation à
but non lucratif, plaide M. Rouet.
Les professionnels expliquent que la ges­
tion de la donnée ne doit pas se faire unique­
ment au niveau des navigateurs, car cela
donnerait à une poignée d’acteurs – à com­
mencer par Google – un avantage compétitif
majeur. « Il ne faut pas que les GAFA soient les
seuls capables de proposer certains services
d’annonce ciblée. Ce serait de la discrimina­
tion et de l’abus de position dominante qui ne
serait de l’intérêt ni des utilisateurs, ni des
marques », résume le président de Criteo.

LA CNIL MONTRÉE DU DOIGT
Face à ce scénario catastrophe, les acteurs de
la pub demandent aux autorités françaises et
européennes d’intervenir. « Il est important
que l’Europe ne soit pas angélique », plaide
M. Rudelle. Car, pour l’instant, le secteur es­
time que l’évolution du cadre réglementaire
a plutôt bénéficié aux grandes plates­formes,
qui ont su l’exploiter à leur avantage.
Beaucoup en veulent en particulier au gen­
darme français de la vie privée : « La CNIL
n’a aucune pitié pour l’écosystème de la publi­
cité, où beaucoup de boîtes sont en concur­
rence avec des multinationales. Aujourd’hui,
si Criteo perd du chiffre d’affaires, ça va direc­
tement chez Facebook et Google », déplore,
par exemple, Michaël Froment.
Le monde de la pub paie sa prise de cons­
cience tardive de l’enjeu des données per­
sonnelles, et ses mauvaises pratiques,
comme la multiplication des annonces in­
trusives. Menacé, il cherche aujourd’hui à se
refaire une légitimité. « On arrive à un mo­
ment de vérité, explique M. Chetrit. On a trop
longtemps laissé penser que sur Internet les
contenus étaient simplement gratuits.
Aujourd’hui, il faut dire que si c’est gratuit
c’est parce qu’il y a de la pub. »
vincent fagot

« La CNIL veut redonner aux utilisateurs le


contrôle sur l’utilisation de leurs données »


Marie­Laure Denis, la présidente de la Commission nationale de l’informatique et des libertés,
détaille les grandes lignes du projet de régulation du gendarme de la vie privée

ENTRETIEN


L


a Commission nationale de
l’informatique et des liber­
tés (CNIL) a présenté, le
14 janvier, son projet de recom­
mandation sur les cookies, ces pe­
tits fichiers qui permettent de
stocker des informations sur un
internaute. Ce texte doit servir de
guide pratique aux éditeurs de si­
tes et d’applications pour re­
cueillir légalement le consente­
ment de leurs utilisateurs lorsque
ces cookies servent à collecter des
données personnelles. La prési­
dente de l’autorité, Marie­Laure
Denis, répond à nos questions.

Que contient ce projet de re­
commandations?
Il vise à redonner aux utilisa­
teurs du contrôle sur l’utilisation
de leurs données à des fins publi­
citaires. La CNIL a insisté sur plu­
sieurs points : la poursuite de la
navigation sur un site ne vaut
plus consentement et il doit être
aussi facile de refuser le dépôt
d’un traceur que d’y consentir.

Cela signifie que l’internaute
n’aura plus un gros bouton
vert proposant d’« Accepter » et
un petit texte dans un coin
pour refuser?
Il faut qu’il y ait une symétrie
entre les deux. Par ailleurs, les uti­
lisateurs doivent pouvoir connaî­
tre les destinataires de leurs don­
nées collectées à des fins de pro­
filage publicitaire. Il y a des textes
en vigueur qui imposent le re­
cueil d’un consentement libre et

éclairé mais ces préconisations
ne sont globalement pas mises en
œuvre.

Quand la CNIL va­t­elle appli­
quer ces règles?
Pour élaborer ce projet, qui est
un guide pratique sur les modali­
tés du recueil du consentement,
nous avons mené une phase de
concertation avec les profession­
nels du marketing et la société ci­
vile. Ce texte est maintenant sou­
mis à consultation jusqu’au 25 fé­
vrier. Puis, le collège de la CNIL
adoptera la recommandation dé­
finitive et nous laisserons six
mois aux acteurs publics et privés
pour s’adapter.

C’est un an et demi après la
mise en place du règlement
général sur la protection des
données (RGPD). Pourquoi ne
pas l’avoir appliqué aux coo­
kies dès le début?
Sur les cookies, compte tenu de
l’ampleur de cette régulation qui
concerne la quasi­totalité des sites
Web et des applications en France,
il était opportun de ne pas sanc­
tionner tout de suite des acteurs
sans qu’ils connaissent précisé­
ment les recommandations. Cela
permet une conformité plus ra­
pide que des sanctions, qui
auraient mis plus de temps à clari­
fier le cadre général. Ensuite, une
période d’adaptation était néces­
saire pour permettre aux acteurs
de s’inscrire dans un cadre juridi­
que plus lisible et leur donner de la
sécurité juridique. Nous atten­
dions aussi l’adoption d’ePrivacy

[la nouvelle version du règlement
européen, qui va compléter le
RGPD] qui devait entrer en vi­
gueur à la même date que le RGPD.
La période d’adaptation ne porte
que sur un sujet très précis : les
nouvelles modalités du recueil du
consentement aux traceurs. Tou­
tes les autres dispositions relatives
aux cookies restent applicables et
sont déjà contrôlées par la CNIL.

Certains disent que ces règles
auront un impact négatif sur le
secteur de la pub en ligne...
La CNIL ne nie pas que l’applica­
tion de la loi européenne et de la
loi nationale est susceptible
d’avoir un impact sur le modèle
économique de certains acteurs.
C’est pourquoi nous avons privi­
légié une méthode concertée et
progressive tout en restant prag­
matiques. Nous avons, par exem­
ple, dressé une liste des cookies
exemptés du consentement.

Le précédent cadre européen
sur les données contenait déjà
des dispositions sur les coo­
kies. Ces recommandations re­
présentent­elles la dernière
chance de réguler ce secteur?
Compte tenu des enjeux en ma­
tière de protection de la vie pri­
vée et du profilage massif, il est
indispensable que les règles
soient claires pour tout le monde
et que le régulateur les fasse res­
pecter. Il y a un écosystème com­
plexe et souvent opaque pour
l’utilisateur. Notre régulation
veut donner de la visibilité et de
la transparence sur la circulation

Pour espionner les consommateurs,


les alternatives restent limitées


La technique du « fingerprinting », qui permet de suivre les internautes, est peu adaptée


I


ls ne vont probablement pas
disparaître, mais leur usage
va largement diminuer : les
cookies, ces petits fichiers utili­
sés pour identifier un internaute
et enregistrer sa navigation, sont
l’un des maillons essentiels de la
publicité ciblée sur Internet, et
concentrent à la fois l’attention
des régulateurs, des éditeurs de
navigateurs Internet et des dé­
fenseurs de la vie privée. Mais les
cookies ne sont pas le seul outil
qui permette d’espionner la navi­
gation des internautes. Une
autre technologie, relativement
bien connue, permet dans de
nombreux cas d’attribuer un
identifiant unique à un utilisa­
teur, pour suivre son activité en
ligne : le « fingerprinting », ou
prise d’empreinte.
Cette pratique part d’un constat
simple : la vaste majorité des in­
ternautes utilisent, pour surfer
sur le Web, un terminal qui pré­
sente certaines caractéristiques :
son système d’exploitation, la ré­
solution de son écran, le type de
navigateur et son numéro de ver­
sion... En croisant ces différents
paramètres, on peut aboutir à
une « empreinte » qui a de bonnes
chances d’être unique pour peu
que l’on multiplie les points de
mesure ; des millions d’internau­
tes français utilisent un naviga­
teur Chrome depuis un PC Win­
dows, mais il n’y en a possible­
ment qu’un seul qui utilise
Chrome sur un PC Windows 8,
avec une résolution d’écran de
1024 × 768 pixels, et a installé cinq

extensions spécifiques sur son
navigateur.
En théorie, un mouchard qui
mesurerait tous ces paramètres
pourrait donc identifier l’inter­
naute de façon fiable, comme un
commerçant qui prendrait une
photographie de toutes les per­
sonnes passant devant sa vitrine.
Mais ces techniques, qui font par­
fois aussi appel à des outils très
élaborés sont loin d’être parfaites.
Plusieurs études portant sur quel­
ques centaines de milliers d’inter­
nautes montraient qu’il était pos­
sible d’identifier ainsi plus de
80 % des internautes ; mais une
autre réalisée sur deux millions
d’utilisateurs sur un site com­
mercial, aboutissait à la conclu­
sion que seul un tiers des em­
preintes étaient uniques.

« Pas assez performant »
« Deux facteurs expliquent princi­
palement ces différences », estime
Pierre Laperdrix, chargé de re­
cherche à l’Institut national de re­
cherche en sciences et technolo­
gies du numérique de Lille au sein
de l’UMR Cristal et créateur du
site amiunique.org, qui permet
de vérifier quelle est l’empreinte
de votre navigateur.
« D’abord, plus la base d’utilisa­
teurs est importante, plus on a sta­
tistiquement de chances d’avoir
des empreintes identiques. Et les
études précédentes étaient en gé­
néral menées sur des sites spécifi­
ques, ce qui pouvait introduire une
forme de biais avec une surrepré­
sentation d’utilisateurs sous

Linux, par exemple », ajoute­t­il.
Ce manque de fiabilité, par rap­
port aux cookies, fait que le fin­
gerprinting ne s’est jamais im­
posé auprès des publicitaires. Les
études à grande échelle sur les si­
tes les plus fréquentés dans le
monde montrent que moins de
4 % des sites utilisent cette techni­
que, qui a aussi des utilisations lé­
gitimes en matière de sécurité,
par exemple pour identifier les
machines automatisées ou véri­
fier si un internaute utilise bien
sa machine habituelle pour se
connecter au site de sa banque.
« Aujourd’hui, le fingerprinting
n’est pas assez performant pour
pouvoir identifier avec certitude
un utilisateur de façon unique. Si
on veut l’appliquer dans un sys­
tème publicitaire, avec une base
d’utilisateurs potentiels d’un mil­
liard de personnes, ça n’est pas
possible », estime M. Laperdrix.
« Par ailleurs, l’écosystème publici­
taire actuel dépend beaucoup du
système de real­time­bidding [en­
chères en temps réel]. Ce système

de ces données collectées à des
fins de ciblage publicitaire.

Que vous inspirent les efforts
des grands acteurs – Apple avec
Safari, Google avec Google
Chrome, Mozilla – de limiter
l’utilisation de tels fichiers?
Même sans l’utilisation de coo­
kies, les GAFA [Google, Apple, Face­
book, Amazon] devraient en prin­
cipe être soumis à travers le RGPD
à une obligation d’information et
de recueil du consentement pour
la combinaison de toutes les don­
nées qu’ils collectent massive­
ment à des fins de ciblage publici­
taire. Les utilisateurs bénéficient
du même niveau de protection et
les acteurs sont soumis aux mê­
mes règles, quels que soient les
outils techniques utilisés par les
personnes pour surfer sur le Web.

Est­ce que ePrivacy va vous for­
cer à réécrire vos règles?
Le projet de règlement ePrivacy
est un texte que la CNIL appelle de
ses vœux. Il pourrait être l’occa­
sion de traiter la question du re­
cueil du consentement au niveau
des navigateurs. Aujourd’hui, ce
sont les GAFA qui font les choix de
paramétrage et pas l’utilisateur. Il
est important de réguler cet éco­
système en imposant des règles
uniformes. Du jour au lendemain,
les GAFA peuvent changer les pa­
ramétrages de leurs navigateurs,
ce qui n’est satisfaisant ni pour les
utilisateurs ni pour les acteurs qui
en sont très dépendants.
propos recueillis par
martin untersinger

a besoin de pouvoir identifier très
rapidement la personne. Or le fin­
gerprinting nécessite de faire des
tests longs, avec des temps de col­
lecte des informations beaucoup
plus importants que lorsqu’on uti­
lise des cookies. »
Malgré tout, certains naviga­
teurs, comme Firefox ou Brave,
ont d’ores et déjà commencé à li­
miter techniquement les possibi­
lités de « prise d’empreinte », an­
ticipant un éventuel développe­
ment de ces techniques, plus insi­
dieuses que les cookies puisque,
en l’absence de fichier sur sa ma­
chine, il est plus difficile pour
l’utilisateur de savoir quelles in­
formations sont collectées.
De son côté, l’industrie publici­
taire semble réfléchir à une solu­
tion systémique mais encore très
floue. L’Internet Advertising Bu­
reau (IAB), la principale organisa­
tion professionnelle de la publi­
cité en ligne, a annoncé ce 11 fé­
vrier travailler sur un « projet
Rearc », vaste chantier technique
visant à établir un « système
d’identifiant unique et chiffré »
qui « respectera la vie privée » des
internautes tout en permettant
de continuer à proposer de la pu­
blicité ciblée.
Aucun détail technique sur ce
projet, encore à l’état de ré­
flexion, n’a été communiqué. « Si
nous réussissons, ce sera une évo­
lution comparable au premier pas
sur la Lune », a concédé Jason
White, membre du conseil d’ad­
ministration de l’IAB.
damien leloup

DE LEUR CÔTÉ, 


LES INDUSTRIELS


DU SECTEUR 


SEMBLENT RÉFLÉCHIR 


À UNE SOLUTION 


SYSTÉMIQUE, MAIS 


ENCORE TRÈS FLOUE

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