22 |culture SAMEDI 15 FÉVRIER 2020
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Les dessins, les aquarelles, sont
des plus intéressants. Lorsqu’il se
déplaçait en voiture (il en possé
dait une depuis 1927) avec sa
femme, peintre aussi, et qu’un
paysage leur plaisait, ils arrêtaient
l’auto, sortaient les carnets de
croquis et peignaient ce qu’ils
avaient devant eux. Lui assis sur la
banquette arrière, son épouse,
Josephine, dite « Jo », depuis le
siège avant, précise Ulf Küster dans
le catalogue de l’exposition. Et là,
pas question d’interprétation, ou à
peine : « from the fact », ainsi qu’il
le disait, était son leitmotiv.
Soit une démarche différente de
son travail à l’huile, où le réel était
soumis à une volonté de synthèse.
Sa femme fut son principal mo
dèle, mais il modifiait presque tou
jours son visage. Il utilisait certes
la nature, mais, disaitil, « afin de
projeter sur la toile [sa] réaction la
plus intime au sujet tel qu’il appa
raît quand il [le] touche le plus »...
Et quand on lui demanda ce qu’il
cherchait dans ses tableaux, il ré
pondit : « I’m after me! » (« C’est
moi que je cherche! »).
Il ne faut pas oublier qu’Hopper
était un homme cultivé, qui par
lait, outre l’anglais, un peu le russe,
bien le français et très bien l’alle
mand. Il traduisit Goethe pour son
usage et ne se séparait jamais d’un
papier où était notée cette phrase
de l’écrivain allemand, qui définis
sait ainsi son activité littéraire :
« La reproduction du monde qui
m’entoure grâce au monde qui est
en moi... » Paradoxalement, il se
rait donc imprudent de voir en
Hopper un peintre réaliste!
Par exemple, quand il représente
les paysages de Cape Ann, et leurs
affleurements de granite, il évite
soigneusement de montrer l’in
dustrie qui s’était développée
autour : l’exploitation de la pierre
dure employait alors des milliers
de carriers, maniant le marteau
piqueur et les explosifs. Rien de
cela chez lui. Plus près d’Henry Da
vid Thoreau que de Zola, il tourne
son regard vers autre chose. Ainsi,
les marines aquarellées, qui sont
une des belles découvertes de l’ex
position. Né à Nyack, sur les bords
de l’Hudson, Hopper était pas
sionné par les bateaux (il avait,
jeune homme, pensé devenir ar
chitecte naval), et passait ses étés
sur les côtes du Maine et du Massa
chusetts : paysages de falaises,
d’automobiles parquées en bord
de littoral, de maisons isolées dans
les landes ou les dunes.
Toute une section de l’exposi
tion est consacrée aux embarca
tions les plus diverses – dont le
très étrange The Bootleggers, de
1925, trois hommes de dos dans
une vedette, au premier plan, et
un autre qui semble les attendre
près d’une improbable, mais
somptueuse, demeure posée au
bord de l’eau – et aux phares qui
les guident. Des voiliers de plai
sance plus que de travail, jamais
loin des côtes. L’un prend le vent,
doublant une théorie d’albatros
déambulant, indifférents, sur leur
banc de sable, deux autres virent
de bord en rasant une maison du
plus pur style NouvelleAngle
terre qui semble posée sur l’eau.
Architectures vivantes
Les maisons, justement, si carac
téristiques de l’architecture lé
gère des pionniers qu’elles for
ment une autre section de l’expo
sition. Cubes aux bardages de
bois érigés non loin d’une voie
ferrée ou d’une route, elles sont
toutefois aussi solitaires que les
humains qu’il représente dans
d’autres tableaux. Il n’hésite
d’ailleurs pas à titrer une de ses
toiles, montrant le fragment
d’une petite ville, sur la route n° 6,
qui mène à Cape Cod, un peu au
nord de Pleasant Bay, Portrait of
Orleans (1950). Une autre, qui re
présente deux maisons austères,
est intitulée Two Puritans (1945).
En architecture, le terme désigne
les bâtiments des immigrants pu
ritains venus d’Angleterre, géné
ralement de deux étages, et dotés
d’une seule cheminée, qui étaient
construits très proches les uns
des autres. Mais on ne peut s’em
pêcher de les humaniser.
C’est que ses architectures sont
vivantes, du moins comme peu
vent l’être les maisons hantées.
Celles que met en scène Alfred
Hitchcock, dans Psychose notam
ment, sortent littéralement des
tableaux d’Hopper. Le cinéaste,
liton dans le catalogue de l’expo
sition, disait chercher « le regard
d’Hopper », le moment juste avant
que quelque chose n’arrive, ja
mais celui où cela arrive. Le som
met est atteint quand Hopper as
socie ses bâtiments à des person
nages. Une femme penchée re
garde un paysage, que le cadrage
nous rend invisible, depuis un
« Cape Ann
Granite » (1928).
COLLECTION PRIVÉE/HEIRS
OF JOSEPHINE HOPPER/
2019, PROLITTERIS, ZURICH
Les dessins,
les aquarelles,
surtout,
exceptionnelles,
font preuve d’une
surprenante
spontanéité
bowwindow (Cape Cod Morning,
1950). Josephine Hopper en don
nait une interprétation bien pro
saïque : « Elle regarde s’il fait assez
beau pour accrocher son linge! »
On ne peut s’empêcher de laisser
voguer l’imagination, comme
dans tous les tableaux d’Hopper,
et c’est ce qui le rend fascinant. Le
spectateur, et luimême l’enten
dait ainsi, doit faire sa part du tra
vail : il ne refusait pas les interpré
tations psychologiques, mais les
considérait comme notre boulot,
pas le sien. Dans Second Story
Sunlight (1960), deux femmes
prennent le soleil sur leur terrasse
L’une, jeune, en bikini, est assise
sur la rambarde. L’autre, âgée, lit
dans un fauteuil : elle est aussi
éclairée, cependant, les ombres,
bleues et envahissantes, comme la
vieillesse qui vient, dominent de
son côté. En arrièreplan, une forêt
dense. Elle est aussi là en fond de
Cape Cod Morning. Et prend pres
que tout l’espace de Road and
Trees (1962). Des arbres, encore des
arbres, derrière lesquels peuvent
se cacher tant de choses.
harry bellet
Edward Hopper. Fondation
Beyeler, Riehen/Bâle (Suisse).
Jusqu’au 17 mai.
Fondationbeyeler.ch
La nature sur le grand écran d’Edward Hopper
La Fondation Beyeler, en Suisse, consacre une exposition au peintre américain sur le thème du paysage
ARTS
bâle (suisse)
L’
exposition que la Fon
dation Beyeler consacre
au peintre américain
Edward Hopper (1882
1967) pourra surprendre ceux qui
se souviennent de l’événement
(l’affluence était telle qu’il fallut
organiser des visites nocturnes)
qu’avait constitué la rétrospective
organisée, en 2012, au Grand Pa
lais, à Paris. Précisément parce
que, ici, il ne s’agit pas d’une ré
trospective, même si elle em
brasse toutes les périodes du pein
tre (soixantecinq œuvres de 1909
à 1965), à l’exception de ses débuts
comme dessinateur publicitaire.
Le conservateur Ulf Küster,
commissaire de l’exposition bâ
loise, a choisi de se concentrer sur
le thème du paysage. Quand on
sait que le cinéaste Wim Wenders,
qui a conçu un courtmétrage
pour l’occasion, s’est inspiré du
peintre pour prendre la mesure
des grands espaces américains, le
parti pris a du sens, même si
d’aucuns seront déçus de ne pas
retrouver certains grands intéri
eurs urbains emblématiques.
Trop emblématiques, peutêtre :
la célébrité d’un tableau comme
Nighthawks (1942, « les oiseaux de
nuit », absent de l’exposition) qui
montre, vus à travers la vitrine
d’un bar, quelques consomma
teurs esseulés et un barman fati
gué, a fini par éclipser une produc
tion riche, et qui reste parfois à dé
couvrir. Ainsi les œuvres sur pa
pier, fort peu exposées : elles ne le
furent sérieusement qu’en 2013,
au Whitney Museum de New York,
qui conserve l’essentiel (trois
mille œuvres issues de sa succes
sion) des travaux du peintre.
Avec l’aide du musée américain,
la Fondation Beyeler, qui n’est
d’ordinaire riche que d’un seul de
ses tableaux, Cape Ann Granite
(1928), a réuni un ensemble signi
ficatif, et passionnant : contraire
ment aux peintures à l’huile, len
tement méditées et composées à
l’atelier, les dessins (il ne les mon
tra jamais de son vivant), les
aquarelles surtout, exceptionnel
les, font preuve d’une surpre
nante spontanéité.
Marines aquarellées
Cela tient sans doute à leur usage :
Hopper ne peignait que très rare
ment sur le motif autrement qu’à
l’aquarelle. Quelques exceptions
possibles dans l’exposition,
comme Valley of the Seine, peint
en 1909, lors d’un de ses séjours (il
en fit trois) en Europe, Le Bistro,
également de 1909, Blackwell’s
Island de 1911, mais aussi des vues
de la mer se brisant sur des falai
ses : de petits formats, vivement
brossés, ce que l’on nomme des
pochades, bien loin de la touche
méticuleuse à laquelle sont habi
tués les amateurs d’Hopper.
Sous la caméra de Wim Wenders, les tableaux prennent vie
Avec un courtmétrage commandité par la Fondation Beyeler, le cinéaste allemand rend hommage au peintre qui a tant inspiré son œuvre
A
pparemment silencieuse,
la peinture d’Edward
Hopper a inspiré des di
zaines d’autres artistes, dans les
domaines les plus divers. Pour la
littérature, citons, parmi les plus
récents, Claude Esteban, avec le So
leil dans une pièce vide (Flamma
rion, 1991), mais aussi Philippe
Besson, L’ArrièreSaison (Julliard,
2002) et La Trahison de Thomas
Spencer (Julliard, 2009), ou encore
l’écrivain égyptien Gamal Ghitany,
notamment dans son Pardelà les
fenêtres (Seuil, 2016).
Mais ce n’est rien à côté de ce que
le cinéma lui doit. S’en sou
vienton? Jacques Tati cite Night
hawks dans le drugstore de Play
time (1967). Terrence Malick, dans
Les Moissons du ciel (1978), à l’ini
tiative de son chef décorateur Jack
Fisk, reconstitue la maison victo
rienne de House by the Railroad.
David Lynch dans ses huis clos
d’Inland Empire (2006), Andrzej
Wajda dans Tatarak (2009), et jus
qu’à Tim Burton dans Dumbo
(2019). Sans oublier leur prédéces
seur à tous, Douglas Sirk (1897
1987), qui étudia l’histoire de l’art
(avec un maître, en la personne
d’Erwin Panofsky), avant de citer
Hopper dans la pharmacie d’Ecrit
sur du vent (1956) ou le bar de Mi
rage de la vie (1959).
Sirk était allemand. Wim Wen
ders l’est aussi. Nul plus que lui n’a
regardé Hopper, mais Wenders le
revendique. A la Fondation Beye
ler, il lui a rendu hommage. Dans
un discours prononcé lors du ver
nissage de l’exposition consacrée
au peintre, mais surtout dans un
courtmétrage (quatorze minu
tes), commandité par la fondation
et projeté en avantpremière.
Toile de fond ou sujet
Quand, aux EtatsUnis, il réalise
Paris, Texas, en 1984, c’est vers
Hopper qu’il se tourne pour com
prendre, ou plutôt sentir, les
grands espaces américains qui en
sont la toile de fond (certains di
raient le sujet). Vingt et un ans
plus tard, dans Don’t Come Knoc
king, il filme Sam Shepard à tra
vers la fenêtre de sa chambre
d’hôtel, découpée dans un mur de
brique rouge, encore du Hopper.
Et, en 2015, avec Every Thing Will
Be Fine, tout, la lumière, les plans,
les scènes filmées à travers les vi
tres, tout est un Hopper. Sauf que,
cette foisci, c’est tourné pour la
3D, le relief étant rendu au specta
teur pourvu qu’il chausse des lu
nettes spéciales.
Elles sont à la disposition des vi
siteurs de la Fondation Beyeler,
dans la salle où est projeté le court
métrage. Car celuici aussi est en
3D. Dans le cartel qui l’accompa
gne, Wenders ne parle pas de film,
mais « d’installation ». Il, ou elle,
n’est d’ailleurs pas présenté(e)
comme un film de cinéma par la
fondation, mais signalé(e) comme
« une édition à quatre exemplaires,
plus une épreuve d’artiste », ce qui
lui confère un autre statut. Toute
fois, le titre, Two or Three Things I
Know About Edward Hopper, ne
rend pas totalement justice à
l’œuvre, car c’en est une.
Des tableaux d’Hopper, elle a les
couleurs saturées, les espaces ini
mitables, les atmosphères torri
des, poisseuses ou glauques, et
surtout les cadrages insensés. Du
cinéma (muet, mais servi par une
musique aussi remarquable que
les acteurs), elle retient la narra
tion, voire le suspense : le début,
quand le tableau d’un garagiste
devant ses pompes à essence, par
ailleurs présent dans l’exposition,
s’anime, qu’une voiture se gare
pour faire le plein et qu’une
femme en sort, allumant une ci
garette dans les vapeurs de pé
trole, laisse présager une explo
sion imminente.
Elle a lieu, mais pas là où on l’at
tend. A cause d’une cigarette tou
tefois, mais on ne voudrait pas
déflorer l’histoire. Ce que l’on
peut en dire, c’est la magie que
l’on éprouve à se retrouver dans
une suite de tableaux rendus vi
vants, par le talent de deux très
grands artistes.
ha. b.