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IDÉES
SAMEDI 15 FÉVRIER 2020
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« Les réactions
irrationnelles sont le lot de
toutes les épidémies »
De la peste au coronavirus
en passant par le choléra,
les épidémies ont
toujours suscité de
grandes peurs collectives.
Quels sont leurs traits
communs? Comment
ontelles évolué avec les
mentalités, avec les
progrès de la médecine?
Les éclairages d’Anne
Marie Moulin, médecin
et philosophe
ENTRETIEN
A
nneMarie Moulin est médecin et
philosophe. Spécialiste des mala
dies tropicales, directrice de
recherche émérite au CNRS
(laboratoire SPHère de philoso
phie et d’histoire des sciences),
elle a notamment publié Le Médecin du
prince. Voyage à travers les cultures (Odile
Jacob, 2010).
L’épidémie provoquée par le coronavirus
SARSCoV2 (appelé 2019nCoV jusqu’au 12
février) déclenche en France, où très peu
de cas ont été déclarés, des manifestations
de racisme à l’encontre de la communauté
asiatique. Comment comprendre ces réac
tions violentes et irrationnelles?
Le coronavirus est entré dans la vie
quotidienne des Français, qui suivent en
temps réel les événements et leur interpré
tation par les experts. Faute de pouvoir s’at
taquer directement au virus, ce sont leurs
porteurs potentiels qui retiennent l’atten
tion du public : les personnes aux traits asia
tiques sont une cible toute trouvée, qui per
met de concentrer les angoisses.
Les réactions irrationnelles de ce type sont
le lot de toutes les épidémies. On les obser
vait déjà lors de la « peste d’Athènes », la plus
ancienne sur laquelle on ait véritablement
des informations.
Que nous apprend cet épisode antique
sur nos peurs collectives?
Cette épidémie a sévi par vagues de 430 à
426 av. J.C. On ne sait pas quel est l’agent
infectieux qui l’a provoquée, mais ce qui
paraît à peu près certain, au vu des symptô
mes décrits, c’est qu’il ne s’agissait pas du
bacille Yersinia pestis – les Grecs et les
Romains désignaient par le mot « peste »
toute affection épidémique. Les réactions de
la société athénienne face à la maladie ont
été très bien décrites par Thucydide [460
397 av. J.C.], dans le deuxième livre de son
Histoire de la guerre du Péloponnèse. Les
morts se comptent par milliers, et l’histo
OLIVIER BONHOMME
rien rapporte un « désordre moral crois
sant ». Les médecins ne soignent plus, les
gouvernants ne gouvernent plus, les
citoyens ne reconnaissent plus les liens
d’amitié et de solidarité entre eux, ne res
pectent plus les dieux, enterrent les morts
n’importe comment... On retrouvera ce
comportement anomique – au sens de
Durkheim, c’estàdire sans lois – dans les
épidémies ultérieures.
Notamment lors de la peste noire,
qui a tué de 30 % à 50 % des Européens
en cinq ans (13471352), soit environ
25 millions de personnes... Dans « La Peur
en Occident » (Fayard, 1978), l’historien
Jean Delumeau dépeint également
la mise en quarantaine de la ville assiégée
par la maladie, devenant « anormalement
déserte et silencieuse ». Une situation
proche de celle que vivent les habitants
de Wuhan, la ville d’où est partie l’épidé
mie de coronavirus...
A cette différence près qu’à notre époque
mondialisée ce ne sont plus seulement les
villes qui sont mises en quarantaine, mais
parfois le pays tout entier. Au risque de
plonger celuici dans une crise économique
venant s’ajouter à la crise sanitaire.
C’est ce qui s’est passé en Inde, en 1994. En
septembre de cette annéelà, une épidémie
de peste a éclaté à Surat, ville industrielle de
2 millions d’habitants située au nord de
Bombay, peuplée de migrants venus tra
vailler dans les mines de diamants et de
pierres précieuses. Une peste pulmonaire
on ne peut plus classique, qui a très vite été
identifiée comme telle. Poussés par la pani
que, des dizaines de milliers de migrants ont
fui pour retourner dans leurs villages : ils se
sont dispersés dans l’ensemble du pays, fai
sant craindre aux autorités qu’ils n’emmè
nent avec eux le bacille de la peste.
Quelques semaines plus tard, grâce à des
mesures efficaces de prévention et de
traitement, l’épidémie était maîtrisée. Mais,
entretemps, l’inquiétude des autorités avait
suffi pour que la communauté interna
tionale fasse preuve d’une brutalité incroya
ble – chaque pays agissant de son côté, sans
concertation, afin de protéger l’intérieur de
ses frontières.
Les Emirats arabes unis ont décidé de
suspendre toute importation agricole en
provenance d’Inde, des mesures ont été
prises dans les aéroports occidentaux pour
arraisonner les marchandises et les
personnes, des familles se sont retrouvées
parquées dans des conditions épouvanta
bles, les denrées périssables ont été détrui
tes... Un désastre humain et budgétaire. Au
total, la manière dont les pays extérieurs ont
surréagi a coûté à l’Inde environ 600 mil
lions de dollars. Alors que la peste de Surat a
touché moins d’un millier de personnes, et
fait moins de 60 morts.
La médecine d’autrefois considérait pour
tant que la peur était mauvaise conseil
lère et qu’elle prédisposait à recevoir la
contagion. Paracelse (14931541), médecin
il arrive qu’en attrapant le jour
nal d’une chaîne d’information en
continu on ait la sensation d’avoir
déjà vu le film. C’est très exactement
ce qui se produit ces joursci pour les
quelques millions de Terriens qui, de
puis l’automne 2011, ont vu Conta
gion, de Steven Soderbergh. Pano
rama terrifiant et dépassionné d’une
pandémie, le longmétrage du plus
hypocondriaque des cinéastes donne,
au temps du coronavirus, une lon
gueur d’avance à ses spectateurs.
Ceuxci ont dû le faire savoir, puis
que le film a grimpé dans le classe
ment des meilleures ventes sur la
plateforme cinéma d’Apple aux Etats
Unis (en France, Contagion est dispo
nible sur Netflix). Les ressemblances
avec des événements et des situations
réelles sont non seulement intention
nelles, mais troublantes. Sur un scéna
rio de Scott Z. Burns (collaborateur de
confiance, qui vient de tirer, toujours
pour Soderbergh, une comédie de
l’amas d’informations libéré par les
« Panama Papers » – The Laundromat),
l’auteur d’Erin Brockovich déploie sa
toile sur toute la planète. La patiente
zéro (Gwyneth Paltrow), femme d’af
faires américaine, rapporte un virus
de Chine. Transmissible par voie aé
rienne, le virus (qui provoque une
forme mortelle de méningite) se ré
pand à travers le monde, accompagné
par la panique qu’entretiennent à la
fois des autorités obsédées par le goût
du secret et les conspirationnistes qui
sévissent sur la Toile. Ceuxci sont in
carnés notamment par Jude Law, qui
n’est jamais aussi bon que quand il est
répugnant.
Fiction et réalité
Le souci de rigueur de Soderbergh et
Burns ne doit pas conduire à confon
dre fiction et réalité. Soderbergh se
passionne pour la maladie qu’il a
aussi abordée dans Effets secondaires
(2013), thriller pharmaceutique, Para
noïa, (2018), film d’horreur dont l’un
des principaux ressorts était la politi
que sanitaire américaine, et The
Knick, (2014), magnifique et sangui
nolente série chroniquant la nais
sance de la chirurgie moderne. C’est
que l’approche de la mort ouvre l’ap
pétit de fiction.
Dans Contagion, le metteur en
scène joue avec le starsystem en ex
posant au virus une galerie de stars
hollywoodiennes, dont Matt Damon,
Laurence Fishburne, Kate Winslet ou
Marion Cotillard. Ce jeu de massacre à
l’humour très sombre se conclut par
une vision profondément troublante.
Soderbergh finit par dénoncer le cou
pable ; c’est exactement le même que
celui que viennent d’identifier les
chercheurs qui travaillent sur le coro
navirus : une chauvesouris.
thomas sotinel
La troublante sensation de déjà-vu des spectateurs de « Contagion »
« FAUTE DE POUVOIR
S’ATTAQUER
DIRECTEMENT
AU VIRUS, CE SONT
LEURS PORTEURS
POTENTIELS
QUI RETIENNENT
L’ATTENTION
DU PUBLIC »