Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

0123
SAMEDI 15 FÉVRIER 2020 international| 5


Pologne : « Le PiS sait que son


apogée est désormais passé »


Pour le président du Sénat à Varsovie, Tomasz Grodzki, le gouvernement


ultraconservateur risque d’affaiblir la place du pays en Europe


ENTRETIEN
varsovie ­ correspondance

T


omasz Grodzki, 61 ans,
est président du Sénat
polonais depuis le
12 novembre 2019. Ce
membre de la Plate­forme civique
(centre droit), inconnu du grand
public il y a peu, fait désormais fi­
gure de principal opposant à la
majorité ultraconservatrice du
PiS (Droit et justice), toujours do­
minante à la Diète.

Le président Andrzej Duda a
promulgué une loi sur la jus­
tice que de nombreux experts
estiment contraire au droit
européen. Qu’implique­t­elle
pour l’ordre juridique polo­
nais?
C’est une loi très dangereuse
pour les ordres juridiques polo­
nais et européens. Elle met en
place des sanctions disciplinaires
draconiennes pour les juges qui
se comporteraient de manière
contraire aux intérêts du pouvoir.
Ce texte permet, par exemple, de
punir des juges qui se référeraient
dans leurs délibérés à tous les ar­
rêts que le pouvoir en place con­
teste – ceux de la Cour suprême
polonaise ou de la Cour de justice
de l’Union européenne (CJUE).
Dans le cas des arrêts de la CJUE,
de nombreux juristes affirment
que cela impliquerait une sorte de
« Polexit législatif ».
Cette loi permet enfin d’élire le
président de la Cour suprême par
une minorité de voix – 32 sur 120
–, ce qui peut dans la pratique faci­
liter la politisation de cette insti­
tution. Le président Duda, en pro­
mulguant ce texte, a commencé
un processus qui pousse lente­
ment la Pologne en dehors de
l’Union européenne, en direction
des dictatures autoritaires de
l’Est. Compte tenu de la position
géographique de la Pologne, nous
ne pouvons pas nous le permet­
tre. Soit nous sommes dans la fa­
mille du monde libre, soit on dé­
rive en direction de l’est.

Ne risquez­vous pas d’être ac­
cusé d’excès en parlant de
« dictature autoritaire »? Le PiS
a gagné deux scrutins législa­
tifs libres, la police ne réprime
pas l’opposition, les médias
critiques du pouvoir restent
nombreux...
Nous sommes dans une situa­
tion où un simple député, le chef
de la majorité Jaroslaw Kaczynski
[président du PiS], gouverne de
fait le pays et peut le faire sans vé­
ritable contre­pouvoir. Notre sys­
tème juridique est progressive­
ment mis en ruine contre l’avis de
tous ceux qui font autorité en ma­
tière de droit, qu’ils soient polo­
nais ou étrangers. Les plus émi­
nents experts juridiques ont es­
timé que la Constitution polo­

naise a été enfreinte par le
président de la République à plu­
sieurs reprises.
Ce ne sont pas des symptômes
qui témoignent d’une bonne
santé démocratique. Je viens du
monde de la médecine, où nous
nous appuyons sur des faits, pas
sur des spéculations. Ici, nous
avons affaire à une série d’événe­
ments : la prise de contrôle du tri­
bunal constitutionnel, du Conseil
national de la magistrature, les
tentatives de contrôle de la Cour
suprême. Nous n’avons pas af­
faire à un incident législatif isolé,
mais à un plan qui à mes yeux est
extrêmement dangereux.

Pensez­vous que la Commis­
sion européenne est suffisam­
ment active en matière d’Etat
de droit en Pologne?
Les changements en Pologne af­
fectent le système juridique euro­
péen, il est donc légitime que ces
questions soient soulevées à
Bruxelles. L’Union européenne
n’est pas, comme le prétendent
certains politiques ici, un « corps
extérieur », mais partie intégrante
de notre identité. Vera Jourova [la
commissaire européenne chargée
des valeurs et de la transparence]
m’a indiqué que la Commission
allait évaluer le respect de l’Etat de
droit dans tous les pays de l’UE.
Mes interlocuteurs à la Com­
mission européenne et au Parle­
ment européen font preuve
d’une solide connaissance de la
situation en Pologne, ce que
prouvent les différentes résolu­
tions du Parlement européen et
les actions de la Commission. J’ai
l’impression que les institutions
européennes prennent davan­
tage soin de la démocratie polo­
naise que bien des politiques ici
au pouvoir.

Depuis que vous êtes devenu
le principal visage de l’opposi­
tion parlementaire, vous êtes
la cible d’attaques à répétition
de la part des médias publics
et progouvernementaux.
Comment y réagissez­vous?
Ces attaques sont très violentes
et il n’est pas exagéré de dire qu’el­
les rappellent des méthodes bol­
cheviques. En quarante ans de
carrière comme chirurgien, je n’ai
jamais eu affaire à la loi ni à des ac­
cusations de malhonnêteté. De­
puis que je suis devenu président
du Sénat, les médias qu’il ne faut
plus appeler « publics » mais

« gouvernementaux » m’accu­
sent d’avoir pris des pots­de­vin,
sur la base de témoignages ano­
nymes, de la part de témoins dont
on ne sait strictement rien. Ceci
dépasse toute norme morale ou
éthique. On a proposé à un de mes
anciens patients 5 000 zlotys en
liquide [1 250 euros] pour faire un
faux témoignage m’accablant. Ce
sont des méthodes illégales, de la
falsification de preuve.
Il existe par ailleurs de fortes sus­
picions que ces médias travaillent
main dans la main avec d’autres
services de l’Etat. C’est une ma­
nière sale de faire de la politique, et
qui dépasse largement les normes
acceptables en démocratie.

Comment jugez­vous les prati­
ques parlementaires en Polo­
gne dans les deux Chambres,
depuis que vous êtes sénateur?
Depuis l’arrivée du PiS au pou­
voir, nous avons été réduits au
rôle de machine à voter. Les dis­
cussions sur le bien­fondé de telle
ou telle mesure n’existent pas. Il
n’y a pas de processus de consul­
tations. Les règlements de la Diète
et du Sénat sont systématique­
ment enfreints.
Par exemple, nous recevons
300 pages de législations la veille
au soir, quand le vote en Com­
mission a lieu tôt le matin. Per­
sonne ne sait ce qu’il vote. Ce
genre de situation est devenue la
norme. Depuis 2015, la Diète et le
Sénat sont devenus des institu­
tions de façade. Si je suis victime
d’attaques aussi virulentes, c’est
parce que, depuis que l’opposi­
tion a reconquis le Sénat, l’insti­
tution fait de la résistance, en es­
sayant de rendre du crédit au
processus législatif.

Depuis qu’elle a perdu le pou­
voir, l’opposition démocrate
est sous le feu des critiques,
jusque dans ses propres rangs,
accusée de manque de lea­
dership, d’être coupée de la so­
ciété civile, ou de ne pas avoir
de programme crédible...
Si l’on compare la force de l’op­
position chez nous et en Hongrie,
on ne peut que constater qu’en
Pologne elle est bien plus vive. Là­
bas, il n’y a plus d’opposition.
Aujourd’hui, le principal parti
d’opposition, la Plate­forme civi­
que, a reconstruit dans une large

mesure sa force, et nous avons dé­
cidé d’une nouvelle impulsion
avec un nouveau chef de parti.
Nous avons retenu les leçons
du passé, en toute humilité. Il est
clair que nous avons perdu le
pouvoir parce que les gens ont
cessé de se sentir écoutés, cer­
tains se sont même sentis mépri­
sés. Si l’on considère que la stabi­
lité du budget est systématique­
ment plus importante que les be­
soins sociaux des citoyens, on
perd les élections. Mais les gens
commencent aussi à voir les li­
mites des programmes sociaux
phares du gouvernement, qui
leur ont permis de conquérir le
pouvoir. Nous avons ici tout un
champ de propositions à exploi­
ter visant à réparer l’Etat.

Croyez­vous à la victoire de la
candidate de la Plate­forme
civique, Malgorzata Kidawa­
Blonska, à l’élection présiden­
tielle de mai? La popularité du
président sortant est très im­
portante...
En 2015, à la même époque, le
président sortant avait 70 % de
popularité, et il a perdu. Si on re­
garde le résultat des élections lé­
gislatives, les partis de l’opposi­
tion démocrate ont un score cu­
mulé de 900 000 voix supérieur
à celui du PiS. Pour le président
Duda, cela devrait être matière à
inquiétude.
Le PiS sait que son apogée est
désormais passé, et que son se­
cond mandat sera plus difficile.
Je suis persuadé que nous avons
affaire à l’élection la plus impor­
tante depuis 1989. Si notre candi­
date l’emporte, il y aura des élec­
tions législatives anticipées. Si le
président Duda l’emporte, il sera
au pouvoir jusqu’en 2025. Cette
élection décidera de la place de la
Pologne sur la carte de l’Europe
pour de nombreuses années.
propos recueillis par
jakub iwaniuk

« Depuis l’arrivée
du PiS au pouvoir,
le Parlement
a été réduit
au rôle de machine
à voter »

Royaume­Uni :


démission du


ministre des finances


Sajid Javid devait présenter le premier
budget post­Brexit le 11 mars

londres ­ correspondante

B


oris Johnson devait se
contenter, jeudi 13 février,
d’un remaniement limité
à un petit jeu de chaises musica­
les, avec quelques nouvelles têtes
et le départ de deux ou trois per­
sonnalités jugées encombrantes.
Mais cette opération, longue­
ment anticipée, a viré au gros raté
politique, quand, en milieu de
journée, Sajid Javid, le chancelier
de l’Echiquier – ministre des fi­
nances –, a annoncé sa démission.
Le départ de cet homme de
50 ans, qui s’était jusqu’ici montré
loyal envers le premier ministre,
n’était pas dans les plans de Dow­
ning Street et pourrait créer de
forts remous alors que le gouver­
nement s’apprête à entrer en né­
gociations avec Bruxelles, sur sa
relation future avec l’Union euro­
péenne (UE). M. Javid devait pré­
senter le premier budget post­
Brexit du Royaume­Uni le 11 mars.
C’est le secrétaire au Trésor,
Rishi Sunak, 39 ans, valeur mon­
tante du Parti conservateur, qui le
remplacera. Ancien gérant de
fonds, ce fils de médecin d’origine
indienne a plusieurs fois repré­
senté le parti sur les plateaux,
mais son expérience ministé­
rielle reste limitée.
M. Javid en a­t­il eu assez d’avaler
des couleuvres, de passer pour
beaucoup pour une personne
trop docile? Il a démissionné, a­t­il
confirmé plus tard dans la jour­
née, parce que le premier ministre
lui enjoignait de se débarrasser de
tous les conseillers de son cabinet
pour accueillir des troupes venues
directement de Downing Street.
« La condition [pour rester] était
que je remplace tous mes con­
seillers politiques. Je n’ai pas eu
d’autre option que de démission­
ner », a déclaré M. Javid à la British
Broadcasting Corporation (BBC).

« C’est historique »
Les tensions entre le chancelier de
l’Echiquier et l’équipe de M. John­
son étaient manifestes dès l’été
2019, quand Dominic Cummings,
le très autoritaire conseiller spé­
cial du premier ministre, avait viré
une conseillère de M. Javid sans
l’avertir, au motif qu’elle aurait
gardé des contacts avec l’équipe du
précédent chancelier.
L’entretien accordé par M. Javid
au Financial Times, début janvier,
dans lequel il affirmait que le
Royaume­Uni ne recherchait pas
d’alignement réglementaire
avec l’UE et que les entreprises
britanniques n’avaient qu’à
s’adapter avait surpris : un mi­
nistre des finances ne prenant
pas la défense du milieu des af­
faires? Le quotidien économique
avait, dans la foulée, publié un
portrait assez cruel de M. Javid,
jugeant qu’il était un chancelier

de l’Echiquier « compétent mais
docile ». « S’il y a une leçon que Bo­
ris Johnson a retenue de l’histoire,
c’est d’éviter les chanceliers trop
puissants », précisait l’article.
On n’a pas connu une telle dé­
mission surprise d’un ministre
des finances depuis Nigel Law­
son, qui avait quitté le cabinet de
Margaret Thatcher en 1989, rap­
pelait le Guardian jeudi. Downing
Street « voulait prendre le contrôle
de toute l’opération [de la chancel­
lerie]. Sajid ne savait pas que cela
allait venir et il a dit non », ont
confié des proches de l’ex­chance­
lier de l’Echiquier au Times.
L’opposition s’en est donné à
cœur joie : « C’est historique, un
gouvernement en crise deux mois
à peine après sa prise de fonc­
tions. Dominic Cummings a clai­
rement gagné la bataille pour
prendre le contrôle absolu du Tré­
sor en installant un pantin dans le
fauteuil de chancelier », a déclaré
John McDonnell, proche du chef
de file du Labour, Jeremy Corbyn,
et chancelier de l’Echiquier de
son cabinet fantôme.
M. Sunak aurait accepté le prin­
cipe d’équipes conjointes entre
Downing Street et « Number 11 »
(la chancellerie), assurait le Tele­
graph, jeudi. Ce qui serait une pre­
mière : jusqu’à présent, le minis­
tère des finances a toujours joui
d’une grande autonomie.
Un autre départ a créé la polémi­
que : celui de Julian Smith, secré­
taire d’Etat pour l’Irlande du Nord,
très apprécié pour son travail. Il est
parvenu début janvier, avec les
autorités irlandaises, à reformer
l’Assemblée nord­irlandaise, le
Stormont, paralysée depuis trois
ans. Il aurait été remercié pour
avoir accepté que les vétérans de
l’armée britannique puissent être
poursuivis pour abus durant la
guerre civile en Irlande du Nord.
En revanche, les très loyaux Domi­
nic Raab aux affaires étrangères et
Priti Patel au ministère de l’inté­
rieur ont sauvé leur tête.
Après ce remaniement, les prin­
cipaux postes du gouvernement
sont désormais occupés par des
brexiters : le ministère de l’inté­
rieur, celui des affaires étrangères
et la chancellerie. Et rarement
premier ministre britannique n’a
disposé d’autant de pouvoirs,
avec un cabinet docile et une très
confortable majorité à la Cham­
bre des communes.
cécile ducourtieux

Les principaux
postes du
gouvernement
sont désormais
occupés par
des brexiters

LE  PROFIL


Tomasz Grodzki
Président du Sénat depuis le
12 novembre 2019, Tomasz Gro-
dzki incarne la principale voix de
l’opposition au gouvernement ul-
traconservateur. Ce chirurgien de
61 ans, originaire de Szczecin,
ville près de la frontière alle-
mande, est sénateur depuis
2015.Il est membre du parti de
centre droit, Plate-forme civique.

« Nous avons
perdu le pouvoir
parce que
les gens ont
cessé de se sentir
écoutés, certains
se sont même
sentis méprisés »

QUESTION SPOLITIQUES


Dimanche 16 février à 12h


YannickJadot


Eurodéputé écologiste


Ali Baddou,Carine Bécard,FrançoiseFressoz et Jeff Wittenberg
endirectsurFranceInteretsurfranceinfo(TV canal 27)

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© photo : Christophe Abramowitz

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