Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

SUR LA FAÇADE DE L’ÉCOLE DE LA
BUSSERINE, les portraits joyeux des élèves pho-
tographiés en noir et blanc par le plasticien JR
jurent avec l’ambiance tendue de ce vendredi
7 février. Le mistral a brutalement refroidi l’at-
mosphère et le soleil d’hiver se lève paresseu-
sement sur les tours de cette cité des quartiers
nord de Marseille, aussi connue pour ses trafics
que pour l’activité de son centre social et de
son théâtre, pour ses règlements de comptes
sanglants que pour les mobilisations de ses
habitants. Dans l’accès qui mène à l’entrée
de la maternelle, enfants, parents et candidats
aux municipales viennent de s’asseoir, à contre-
cœur, serrés les uns contre les autres, sur le sol
glacé. Un sit-in improvisé, aux ordres de Fadela
Ouidef, une maman d’élève qui a pris le leader-
ship de la révolte. Mains autour de la bouche,
la jeune femme, figure de la Busserine,
harangue la petite centaine de personnes pré-
sentes. « On bloque l’école parce qu’il y a une
invasion de souris depuis des semaines et que
la mairie ne fait rien... Nos enfants sont des
enfants de la République, des enfants de la
France. La même histoire dans les quartiers
sud, c’est réglé en deux minutes », rage-t-elle,
sous les acclamations.
À la Busserine, le groupe scolaire date de



  1. Un bel ensemble architectural, qui
    devait symboliser la rénovation de cette cité,
    projet géant lancé en 2011 avec 132 millions
    d’euros de l’Agence nationale pour la rénova-
    tion urbaine et des collectivités locales. Huit
    ans plus tard, le quartier est encore en travaux.
    « Oui, l’école est neuve, mais elle a été livrée
    pleine de malfaçons », s’agace Sofia, élégante
    maman qui tient par la main son fiston tout
    impressionné. Il y a quelques jours, les ensei-
    gnants ont demandé aux parents de ne plus
    donner de goûter aux enfants. « Pour ne pas
    attirer les souris », explique-t-elle. Il y a un an,
    comme les autres parents, Sofia manifestait
    pour dénoncer l’odeur pestilentielle qui régnait


dans certaines salles. Sous leur pression, la
municipalité de Jean-Claude Gaudin, le maire
Les Républicains, s’est aperçue que des éva-
cuations se déversaient dans le vide sanitaire
depuis quarante-huit mois.
Ce jeudi, assis au milieu des parents sur le béton
froid, les candidats aux municipales affichent
sagement leur indignation. Il y a là le secrétaire
départemental du Parti communiste, Jérémy
Bacchi, candidat du Printemps marseillais,
cette union d’une dizaine de partis de gauche et
de collectifs citoyens. Julien Rossi, représentant
de la sénatrice ex-socialiste Samia Ghali dans
c e s 13e e t 14e arrondissements. L’« insoumis »
Mohamed Bensaada, lui, a garé son scooter un
peu plus loin, en habitué des lieux. La veille, il a
été officiellement nommé tête de liste d’Unir,
une coalition réunissant EELV, des militants LFI
et des citoyens du Pacte démocratique, collectif
dont il est aussi l’un des fondateurs. Une liste,
uniquement présente dans ce 7e secteur de
Marseille tenu par le Rassemblement national
depuis 2014, qui vient entériner la mortelle
division de la gauche. Josepha Colin, envoyée
spéciale du candidat dissident LR Bruno Gilles,
est là également. Énergique et bavarde, la jeune
conseillère d’arrondissement passe coup de fil
sur coup de fil. Il y a quelques semaines, elle
faisait encore partie de la majorité Gaudin.
Comme son mentor, elle pense que la politique
est avant tout affaire de proximité.
Aux parents d’élèves, Josepha Colin promet
qu’elle va « mettre la pression sur l’adjointe à
l’éducation, Danielle Casanova ». « Casanova,
elle dort depuis un mandat, vous croyez qu’elle
va se réveiller à quelques jours de sa retraite? »,
lui renvoie, dubitative, une maman. Du coin de
l’œil, Fadela Ouidef surveille ce public insolite.
« C’est bien que les candidats soient nombreux,
car, s’il n’y en avait eu qu’un, il aurait voulu qu’on
lui donne la parole. » Mère d’un petit garçon de
2 ans et demi, cette chômeuse de 36 ans a
fondé avec sa sœur une association – « apoli-
tique » promet-elle – pour défendre les intérêts
du quartier. « Les habitants demandent des
choses normales, mais ils ne sont pas écoutés.
Alors, ils se voient comme des citoyens de
seconde zone et ne vont plus voter... C’est un
cercle vicieux. Là, avec les municipales, on sait

ÉPISODE


DES SOURIS ET DES VOTES.


que c’est le moment où l’on peut être entendu »,
lâche-t-elle. Aux parents en révolte, elle rap-
pelle que les élections sont pour bientôt. « Je ne
vous dis pas pour qui, je vous dis juste d’aller
voter! », insiste-t-elle. Sur ce territoire, 50 %
des inscrits ont boudé les urnes au premier tour
de 2014, et, une semaine plus tard, ce 7e sec-
teur de Marseille est devenu la plus grande
municipalité de France tenue par le Front natio-
nal (devenu Rassemblement national).
Stéphane Ravier l’a conquise, puis, élu sénateur,
l’a transmise à sa nièce, Sandrine D’Angio. Tous
deux s’affichent, confiants, sur les murs des
quartiers voisins, binôme de candidats RN pour
mars 2020. « C’est l’illustration du népotisme »,
glisse Mohamed Bensaada. La manifestation
terminée, le néocandidat se réchauffe dans les
locaux de Schebba, une association de femmes
qui, depuis trois décennies, fait de l’alphabétisa-
tion, de l’accompagnement professionnel et de
la réinsertion sociale à Marseille. La baie vitrée
donne sur l’entrée de l’école. Autour d’une
grande table, le café est offert.
En novembre, à quelques centaines de mètres
de là, sur la terrasse du restaurant McDonald’s
de Saint-Barthélemy en grève, Mohamed
Bensaada jurait vouloir une « liste unique
de toute la gauche » pour bouter le RN hors
du 7e secteur et les héritiers de Jean-Claude
Gaudin loin de la mairie... Quatre mois plus
tard, la coalition n’existe pas plus ici que dans le
reste de Marseille. Le rapprochement a capoté
sur des questions de personnes, d’influence
des états-majors nationaux mais aussi de
représentativité de la population des quartiers
populaires dans les listes. Mohamed Bensaada
concède que la situation est critique mais veut
encore y croire. « Soit ils ont tort, et notre liste
sera devant. Soit on a tort, et on s’effacera. Mais
il faut qu’il y ait cette confrontation aux électeurs
parce qu’on n’a pas réussi à s’entendre sur
le fond », affirme-t-il. Pour empêcher le duel
annoncé entre le Rassemblement national et
la liste Les Républicains menée par le général
de gendarmerie David Galtier, Mohamed
Bensaada espère mobiliser « ceux qui ne votent
jamais ». Pour lui, comme pour les autres listes
de gauche, il ne reste qu’un petit mois.
(À s ui v r e...)

LA SÉRIE MARSEILLE, LA GUERRE DU TRÔNE.


Texte Gilles ROF

PRÉCÉDEMMENT... À MOINS DE QUARANTE-
CINQ JOURS DU PREMIER TOUR, LES
CANDIDATS SILLONNENT LE TERRITOIRE.
C’EST LE TEMPS DES PRISES DE GUERRE
ET DES COUPS DE POIGNARD DANS LE DOS.


24


LA SEMAINE
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