Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1
“JE PENSE QUE PERSONNE N’A JAMAIS ÉTÉ AUTANT À SA PLACE QUE MOI PENDANT LES
ANNÉES OÙ J’AI ÉTÉ RÉDACTRICE EN CHEF DE “‘VOGUE’”, écrivait sans aucune modestie la figure de
la mode américaine Diana Vreeland dans ses Mémoires (D. V. , Séguier, 2019). À son arrivée à
la tête du magazine, en 1963, celle qui vient de la revue Harper’s Bazaar veut donner du
piquant au titre et en dynamiser les ventes. Entre autres idées qui feront d’elle une légende
du milieu, elle commande à Henry Clarke, photographe américain installé à Paris, des séries
dans le monde entier : déployées sur plus de vingt pages, imprimées en couleurs (un traite-
ment de faveur pour l’époque), les images doivent redonner du lustre aux numéros de juin et
de décembre. « Clarke, qui, dès les années 1950, travaillait pour différentes éditions de Vogue,
était un excellent exécuteur de commandes, et capable de maîtriser la photo en extérieur »,
raconte Sylvie Lécallier, responsable de la collection photographique du Palais Galliera, à Paris,
et commissaire de l’exposition « Outside Fashion », à découvrir à Amsterdam jusqu’au 8 mars,
où plusieurs photos issues de ces séries sont exposées.
Inde, Italie, Syrie, Turquie, Brésil, Jordanie, Iran... À chaque fois, Clarke choisit les destinations,
selon ses envies, les richesses architecturales qui servent de décors, mais aussi les contraintes
commerciales. « Le développement du tourisme et de l’aviation dans ces années-là rendait possibles
ces voyages organisés avec l’aide des offices de tourisme et des hôtels locaux qui, en échange d’une
mention dans le magazine, logeaient gratuitement l’équipe. Clarke partait toujours avec deux man-
nequins, un coiffeur et une rédactrice. C’est le début de ces séances façon grosse production, prépa-
rées des mois à l’avance, que les magazines généraliseront ensuite », explique Sylvie Lécallier.
Dans l’objectif de Clarke : une lumière éblouissante destinée à faire rêver les lectrices à des
vacances au soleil, un patrimoine très carte postale qui semble en dehors du temps, des tenues
croisière fluides et glamour, et des modèles à la peau bronzée, pris dans des poses improbables.
Si l’ensemble passe de nos jours pour un summum de kitsch, « on est là dans des formes de
clichés, mais qui, à l’époque, n’en étaient pas. Ces mises en scène ont davantage à voir avec la
fantaisie des années 1960, où l’on osait dépoussiérer la photographie de mode à travers une nou-
velle aventure esthétique », rappelle la commissaire. « On cherchait sans cesse à repousser les
limites, c’était une période d’une telle inventivité... », note dans ses Mémoires Diana Vreeland.
Doué pour mettre en valeur des lieux lointains inconnus, le photographe ne saisit cependant
jamais la population locale, privilégiant des mannequins occidentales et blanches, comme si
elles étaient en visite, débarquant triomphalement de New York par Boeing et ravies par leur
bain d’exotisme. Le symptôme d’une appropriation culturelle, ce concept qui secoue la mode
d’aujourd’hui et en réinterroge les imaginaires? « Cette relecture ne s’applique pas vraiment dans
ce cas, car le monde de Clarke est déconnecté de la réalité, juge Sylvie Lécallier. On est dans ces
séries presque dans une fiction, un film en Technicolor. Elles échappent au réel d’hier comme à
celui d’aujourd’hui. Ce qui peut expliquer en partie qu’elles demeurent intéressantes à montrer au
public, et qu’elles durent. »
« OUTSIDE FASHION, FASHION PHOTOGRAPHY FROM THE STUDIO TO EXOTIC LANDS (1900-1969) », EXPOSITION
ORGANISÉE PAR LE PALAIS GALLIERA. AU HUIS MARSEILLE, À AMSTERDAM. JUSQU’AU 8 MARS. HUISMARSEILLE.NL

Jodhpur, Inde, 1964.

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LE PORTFOLIO

Henry Clarke/Galliera/Roger-Viollet

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