Le Monde - 15.02.2020

(Romina) #1

8 |france SAMEDI 15 FÉVRIER 2020


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Retraites : l’exécutif tergiverse sur la pénibilité


A quelques jours de l’examen du projet de loi, aucun consensus n’a pu être dégagé sur ce sujet très attendu


C’


est une déception
pour la CFDT, qui en
avait fait l’un de ses
principaux mar­
queurs, comme pour les autres
syndicats. Alors que ces derniers
attendaient des arbitrages forts
de l’exécutif sur la question de la
pénibilité, et plus particulière­
ment sur le sujet des départs anti­
cipés, ils en ont été pour leurs
frais. Un enjeu central pour eux, à
l’heure où le gouvernement
entend faire travailler plus long­
temps les actifs.
Mais, à quatre jours du début de
l’examen en séance du projet de
loi instaurant un système univer­
sel de retraites, le premier minis­
tre, Edouard Philippe, constatant
l’absence de consensus en la ma­
tière entre partenaires sociaux, a
de nouveau choisi de temporiser.
Jeudi 13 février, l’ancien maire
du Havre a réuni pendant plus de
deux heures syndicats et patronat
à Matignon, pour tirer le bilan de
plusieurs concertations organi­
sées à la mi­décembre. A l’issue de
cette réunion, il a détaillé devant la
presse plusieurs annonces, dont la
retraite progressive finalement
maintenue à partir de 60 ans, une
transition « à l’italienne » pour les
droits acquis dans le public et le
privé, ou encore une réflexion à
plus long terme sur un « compte
épargne­temps » universel. Sur la
pénibilité, « les attentes sont for­
tes », a­t­il reconnu.
Pour y répondre, l’exécutif a
choisi de mettre l’accent sur la
prévention et la formation. Ce que
les syndicats ont salué, mais jugé
insuffisant. « Il n’y a pas de
réforme des retraites juste s’il n’y a
pas de prise en compte de la répa­
ration pour les salariés exposés à
des pénibilités », a réaffirmé, en
sortant de la réunion, Laurent Ber­
ger, secrétaire général de la CFDT.
Pour son homologue de l’UNSA,
Laurent Escure, « on a un sujet de
contentieux avec les employeurs ».
Comme M. Berger, il a appelé
l’exécutif « à prendre ses responsa­
bilités » pour « fixer des règles
autour de cette question ». « On a
demandé au gouvernement de re­
voir sa copie », a aussi lancé Pas­

cale Coton, de la CFTC. « Ça
n’avance pas beaucoup parce que
tout le monde se renvoie la balle
pour savoir qui va payer », a, pour
sa part, expliqué François Hom­
meril, président de la CFE­CGC.
Quant à Yves Veyrier, numéro un
de Force ouvrière, il a considéré
que le compte de prévention
professionnelle (C2P), qui permet
notamment de cesser le travail
deux ans plus tôt dans le privé et
qui va être étendu au public, « ne
compensera en rien » la fin des
départs anticipés pour certaines
catégories de fonctionnaires.

« Droit à la reconversion »
Dans sa déclaration, M. Philippe a
souligné sa volonté de « tout
remettre à plat pour instaurer des
règles de pénibilité universelles ».
Dans « les six mois qui suivront la
publication de la loi », les branches
professionnelles seront invitées à
ouvrir des discussions pour « lan­
cer un plan massif de prévention
de la pénibilité », abondé à hau­
teur de 100 millions d’euros par la
branche accidents du travail et
maladies professionnelles de la

Sécurité sociale. Un amendement
au projet de loi sera également dé­
posé afin de créer « un véritable
droit à la reconversion » pour ces
populations usées physique­
ment. L’idée : permettre à un
salarié exposé « depuis dix­quin­
ze­vingt ans » à la pénibilité de fi­
nancer une formation longue de
six mois, rémunérée, pour bascu­
ler vers un nouveau métier.
Restait le « point crucial »,
comme l’a défini M. Berger, de la
« réparation », sur lequel les
syndicats souhaitent aller plus
loin. Dans le cadre des ordonnan­
ces réformant le code du travail
en 2017, quatre facteurs de pénibi­
lité ont été sortis du C2P – port de

charges lourdes, postures éprou­
vantes, vibrations mécaniques et
risques chimiques – et ne permet­
tent plus de liquider ses droits à la
retraite plus tôt dans ce cadre.
Les organisations de salariés,
qui ont réclamé en vain la réinté­
gration de ces quatre critères dans
le C2P, ont dû se faire une raison.
La CFDT a fini par accepter que ces
facteurs de pénibilité soient défi­
nis collectivement par métiers au
niveau des branches, et non plus
individuellement. Mais, pour que
ces discussions soient « loyales »,
a insisté M. Berger, il faut qu’il y
ait « un filet de sécurité », c’est­à­
dire que si les branches ne jouent
pas le jeu, un accord s’applique
tout de même à elles.

Financement solidaire
Refus net du Medef, qui redoute de
voir apparaître « des mini­régimes
spéciaux au sein du privé », comme
l’expliquait encore récemment
son président Geoffroy Roux de
Bézieux. Son vice­président, Pa­
trick Martin, a exigé jeudi « un chif­
frage précis » des mesures souhai­
tées par les syndicats. « Une inquié­

tude se manifeste dans nos rangs
dorénavant », devant « le black­out
total » sur le financement des
avancées, a­t­il également mis en
garde. La CPME et l’U2P se mon­
trent moins fermées que le Medef
sur la pénibilité, mais réclament
un financement solidaire – pas
question que les entreprises con­
cernées en payent le coût.
Face à ce blocage, M. Philippe a
estimé que « le dialogue doit donc
se poursuivre sur ces sujets et [que]
les décisions devront être envisa­
gées en cohérence avec les travaux
de la conférence sur l’équilibre et le
financement de notre système de
retraite ». Idem pour une éven­
tuelle amélioration du minimum
de pension, également défendue
par la CFDT, qui est renvoyée à la
conférence de financement.
Comme l’a résumé François Asse­
lin, président de la CPME, cette
dernière sera « le juge de paix ».
Si la CFDT avait fait de ces diffé­
rents points un préalable aux
échanges qui doivent s’ouvrir
mardi 18 février dans ce cadre, elle
n’a pas pour autant claqué la
porte et espère toujours pouvoir

faire pencher la balance dans son
sens. « Les discussions sur la péni­
bilité ne sont pas encore finies »,
rappelle l’un de ses dirigeants,
Frédéric Sève. « Le gouvernement
va devoir trancher et ça les
emmerde, juge­t­on en interne. Ils
sont très embêtés car ils ont la
pression de leur majorité sur le
sujet, mais ils n’ont pas envie de
tordre le bras au Medef. »
Devant les journalistes, M. Ber­
ger en a de nouveau appelé aux dé­
putés pour qu’ils améliorent le dis­
positif. Guillaume Gouffier­Cha,
rapporteur général La République
en marche (LRM) du texte à l’As­
semblée, avait assuré, mardi, que
si les discussions devaient « ne pas
aboutir », « on prendrait nos res­
ponsabilités sur la pénibilité ». « On
a déjà plusieurs versions [d’amen­
dements] qui sont prêtes », avait­il
expliqué. Eux aussi ont finale­
ment décidé de se donner du
temps. « La majorité fait le pari que
ça va pouvoir déboucher d’ici à la
conférence de financement », indi­
que Jacques Maire, l’un des rap­
porteurs LRM du projet de loi.
raphaëlle besse desmoulières

« Tout
le monde se
renvoie la balle
pour savoir
qui va payer »
FRANÇOIS HOMMERIL
président de la CFE-CGC

c’est une promesse maintes fois répé­
tée par le gouvernement : 100 % des
droits acquis dans l’actuel système de re­
traite seront conservés dans le futur ré­
gime. Restait à savoir comment. Jeudi
13 février, le premier ministre, Edouard
Philippe, a annoncé que son gouverne­
ment avait souhaité aller « plus loin » en la
matière que ce que proposait le rapport
Delevoye, avec un mécanisme « plus res­
pectueux de la réalité des carrières de ceux
qui entreront dans le système universel ».
Pour les générations amenées à tra­
vailler dans l’actuel puis le nouveau sys­
tème, c’est­à­dire nées entre 1975 et
2003, une « clause à l’italienne » s’appli­
quera dans le public comme dans le
privé. Le principe? Les droits acquis dans
le système actuel ne seront calculés
qu’au moment où l’assuré liquidera sa
retraite, au prorata de sa première partie
de carrière. Et ce, afin de prendre en
compte pour ces générations l’ensemble
de la carrière réelle.

Concrètement, ce choix reviendra, au
moment où l’assuré cessera de travailler,
à calculer ses droits acquis dans le sys­
tème actuel en se basant sur ses six der­
niers mois de traitement s’il est fonction­
naire, ou ses vingt­cinq meilleures an­
nées s’il est salarié du privé. L’autre partie
de sa pension sera déterminée selon les
règles du nouveau régime universel


  • chacune étant ramenée au nombre
    d’années passées dans l’un et l’autre. De
    quoi satisfaire les syndicats.
    Pour Laurent Escure, secrétaire général
    de l’UNSA, qui en avait fait une « revendi­
    cation majeure », c’est « très positif ». Pour
    lui, ce « calcul favorable » va « tranquilliser
    presque une quinzaine de générations
    supplémentaires » et permettre une tran­
    sition « très en douceur » vers le système
    voulu par Emmanuel Macron. « C’est
    quelque chose qu’on a arraché, se félicite
    aussi Frédéric Sève, de la CFDT. C’est relati­
    vement lisible pour tout le monde même si
    c’est techniquement un peu compliqué.


Cela suppose de garder les 42 régimes de
retraite existants encore très longtemps en
fonctionnement. » La CGT, elle, est moins
optimiste. « Les générations qui seront à
cheval entre les deux régimes ne savent
toujours pas comment sera calculée leur
retraite », a­t­elle déploré.
En juillet, M. Delevoye, alors haut­com­
missaire chargé du dossier, avait préco­
nisé un autre mode de calcul. L’idée était
de réaliser une photographie au 31 dé­
cembre 2024, avant la bascule dans le
nouveau régime, et de faire comme si les
assurés demandaient le versement de
leur pension, en se basant sur la rémuné­
ration à ce moment­là. Mais, selon l’exé­
cutif, ce dispositif présentait une insécu­
rité juridique, notamment dans le public,
avec des effets de seuil importants. Un
fonctionnaire de la génération 1974, qui
n’est pas concerné par la réforme, serait
ainsi parti à la retraite en 2036 avec une
pension calculée sur ses six derniers
mois de traitement à cette date quand

son collègue né en 1975, partant l’année
suivante, aurait vu sa part de pension
concernée déterminée sur ses six der­
niers mois de 2024. « C’était constitution­
nellement très risqué », reconnaît­on dans
l’entourage du premier ministre.
Interrogé sur le coût de la mesure lors
d’un point­presse, M. Philippe a botté en
touche. « Sur les implications financières,
nous aurons l’occasion de répondre, a­t­il
indiqué. Pour l’instant, ce dont je veux
faire état, ce sont les points de convergence
et d’avancées avec les organisations syndi­
cales et patronales. » A Matignon, on as­
sure que « les enveloppes budgétaires sont
globalement les mêmes » sans pour
autant avancer de chiffre. « La clause à
l’italienne est peut­être un peu plus coû­
teuse [que ce que proposait M. Delevoye]
mais ce sont les mêmes ordres de gran­
deur, ajoute­t­on de même source. En re­
vanche, c’est beaucoup plus sécurisant in­
dividuellement. »
r. b. d. et audrey tonnelier

Transition vers le nouveau système : les droits acquis seront convertis en fin de carrière


L’Assemblée vote un texte sur le handicap contre l’avis du gouvernement


Les députés LRM et MoDem ont été mis en minorité sur une proposition de loi défendue par le groupe Libertés et territoires


A


l’Assemblée nationale,
l’adoption d’un texte
proposé et rédigé par des
députés qui ne sont pas mem­
bres de la majorité gouverne­

mentale est un phénomène rare.
Qu’elle se fasse contre l’avis du
gouvernement l’est encore plus.
C’est pourtant ce qui est arrivé,
jeudi 13 février, au Palais­Bour­

bon avec le vote d’une proposi­
tion de loi portant sur le handicap
défendue par le groupe Libertés
et territoires (un collectif hétéro­
clite de députés corses, centristes
ou macronistes en rupture de
ban). Les députés ont adopté en
première lecture ce texte qui
propose une individualisation de
l’allocation aux adultes handi­
capés (AAH) et son déplafonne­
ment. Il propose aussi de repous­
ser à 65 ans l’âge limite pour per­
cevoir la prestation de compensa­
tion du handicap (PCH).

Crise ouverte
Ce vote singulier pourrait sim­
plement rappeler que le Parle­
ment dispose bien du pouvoir de
faire la loi, dans une Ve Républi­
que où il est, la plupart du temps,
supplanté par l’exécutif. Mais cet
épisode s’inscrit surtout dans
une crise pour le gouvernement
et la majorité, quinze jours après
le vote controversé d’une autre
proposition de loi – cette fois du
groupe UDI, Agir et Indépen­
dants (centre­droit) – concernant
le congé pour parents endeuillés.
Le 30 janvier, des députés La Ré­
publique en marche (LRM)
avaient mal vécu d’être inondés
d’insultes sur leurs boîtes mail et
les réseaux sociaux pour avoir re­
jeté l’allongement de ce congé à

douze jours au lieu de cinq. Ils ont
été accusés de manquer d’« hu­
manité » par l’opposition et ils
ont été brocardés au sein de leur
propre famille politique pour
avoir été trop loyaux à l’égard des
consignes du gouvernement, ou
trop « techniques » dans leur
approche du texte. Le tollé provo­
qué dans l’opinion a conduit le
chef de l’Etat, Emmanuel Macron,
à intervenir pour rétropédaler.
Cette semaine, les députés
macronistes ont d’ailleurs fait
connaître une série de proposi­
tions pour revenir sur leur vote et
aller plus loin que la proposition
de loi UDI, Agir et Indépendants.
L’épisode du congé de deuil a
surtout déclenché une crise
ouverte entre les députés et le
gouvernement, certains des pre­
miers jurant de ne plus se fier
aveuglément aux recommanda­
tions du second. Tous promet­
tant de ne plus se faire prendre au
« piège », disaient­ils, des « niches
parlementaires », ces journées où
chaque groupe politique a, envi­
ron une fois par an, l’initiative de
l’ordre du jour et une opportunité
de faire un « coup ».
Tous les ingrédients étaient
réunis pour qu’un nouveau tollé
se produise jeudi dans l’Hémicy­
cle. D’abord, une proposition de
loi sur un sujet sensible : le

handicap. Ensuite, une majorité
justifiant son rejet en renvoyant
la discussion à des réformes
futures. Enfin, la présence de dé­
putés d’opposition au flair politi­
que affûté.

Fragilité d’une majorité rudoyée
Pour la droite, Aurélien Pradié,
tempétueux élu Les Républicains
(LR) du Lot, fustigeant une majo­
rité qui n’apprenait pas « de ses
erreurs ». Pour la gauche, François
Ruffin, député La France insou­
mise (LFI), pas moins habitué des
coups d’éclat : « Vous avez la possi­
bilité de l’humanité! » Et l’élu de la
Somme de prévenir : « Vous serez
seuls dans cet Hémicycle et dans le
pays. » Un avertissement qui res­
semble à s’y méprendre à une
autre menace, lancée par le
même François Ruffin, lors du re­
jet d’une autre proposition de loi
sur le handicap, à l’automne 2018.
« J’espère que le pays ne vous
pardonnera pas », avait­il tancé à
l’époque. Les macronistes qui
s’étaient opposés au texte
avaient, déjà, reçu des tombe­
reaux d’insultes.
Dans un contexte de fragilité
d’une majorité rudoyée, notam­
ment sur le terrain, dans le cadre
de la réforme des retraites, sup­
portant de moins en moins d’être
accusée de manquer d’humanité,

subissant le calendrier du gou­
vernement et promettant de s’en
émanciper, le vote de jeudi a eu
des airs de match retour de celui
sur le congé de deuil.
La proposition de loi du groupe
Libertés et territoires a été adop­
tée principalement avec les voix
de l’opposition, mais aussi celles
de quatre députés LRM. La majo­
rité n’est pas parvenue à mobili­
ser suffisamment de troupes op­
posées au texte, et certains
députés macronistes et MoDem
se sont abstenus.
Cette adoption du texte en pre­
mière lecture ne dit rien encore
de la mise en application des me­
sures qu’il contient. Il faudra
pour cela qu’il suive la navette
parlementaire classique (deux
lectures – à l’Assemblée et au Sé­
nat), ce qui peut prendre un peu
de temps. Quand bien même il
serait adopté définitivement, sa
mise en application nécessiterait
que les crédits budgétaires
soient accordés pour les finan­
cer. Le vote de jeudi est donc sur­
tout symbolique d’une opposi­
tion qui a trouvé les ressorts
pour déstabiliser la majorité. Et
la battre en faisant adopter ses
propres textes, inversant l’articu­
lation classique du processus lé­
gislatif sous la Ve République.
manon rescan

AURÉLIE JEAN
Chercheuse, spécialiste des sciences numériques

répond aux questions deDominique Laresche
(TV5MONDE)etAlain Salles(LeMonde).

Diffusion sur TV5MONDE et sur Internationales.fr

Le grand entretien


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