Les Echos - 09.03.2020

(Steven Felgate) #1

Les sept plaies d’Allemagne


Jean-Marc Vittori
@jmvittori

L’Allemagne r edevient-elle
« l’homme malade de l’Europe »?
L’expression fut employée au tour-
nant du siècle, quand la croissance
du leader économique du continent
était depuis des années inférieure
de plus de 1 % à celle des autres pays
qui allaient former avec elle la zone
euro. Après un spectaculaire réta-
blissement, la production alle-
mande a cependant progressé de
plus de 2 % dans la première moitié
des années 2010, alors que celle des
autres pays de l’euro stagnait.
Las! Elle recommence à patiner
depuis 2018. L’an dernier, elle n’a
progressé que de 0,6 %. Cette a nnée,
les experts ne cessent de revoir
leurs prévisions à la baisse, et pas
seulement pour cause de coronavi-
rus. Ceux de la banque Barclays en
sont à 0,3 % de croissance en 2020.
La récession n’est plus très loin. Au-
delà des chocs ponctuels comme la
baisse du niveau du Rhin ou les
nouvelles normes automobiles
antipollution, le pays doit relever
sept défis structurels.
Le premier était visible depuis
longtemps : c’est le vieillissement
de la population. En Allemagne, la
population en âge de travailler
recule depuis dix ans. Près d’un
habitant sur quatre a plus de 65 ans.
Quand la France compte à peu près
autant de quinquagénaires que

d’enfants de moins de 10 ans, l’A lle-
magne en recense 80 % de plus.
L’afflux d’immigrants en 2015, qui a
donné lieu à un remarquable effort
d’insertion, ne change la donne q u’à
la marge. De même que la légère
remontée de la fécondité de ces
deux dernières décennies.
Le deuxième défi est l’investisse-
ment. Car l’Allemagne investit
moins que ses partenaires, dans le
privé comme dans le public. La qua-
lité des routes ne cesse de se dégra-
der, à en croire les dirigeants alle-
mands interrogés pour le World
Competitivness Report. Même si les
robots sont plus nombreux d ans les
usines allemandes qu’ailleurs en
Europe, l’investissement productif
trop faible pèse sur la productivité.
Des machines peu efficaces restent
en service. Et selon les économistes
de l’agence de notation Standard &
Poor’s, la dépense ne suffit même
pas à remplacer les équipements
envoyés à la casse. Du côté des
entreprises, on pointe l’impôt sur
les sociétés élevé (le plus fort
d’Europe en 2021, quand la France
aura a baissé son taux à 27,5 %) et les
provisions à faire p our préserver les
réserves des régimes de retraite.
Le troisième défi porte sur
l’industrie automobile, qui emploie
directement ou indirectement près
de 10 % des Allemands. Les géants
allemands souffrent bien sûr du
ralentissement du marché chinois
et des inquiétudes sur le marché

américain, leurs deux premiers
débouchés. Ils sont surtout en
retard dans la course au moteur
propre, qu’ils o nt longtemps
méprisé. Les deux autres grands
pôles de l’industrie allemande, les
biens d’équipement et la chimie,
sont aussi la traîne.
Le quatrième défi, qui touche
l’automobile, comme tout le reste
du pays e t même du continent, est la
révolution numérique qui se joue
pour l’instant entre les géants amé-
ricains et les mastodontes chinois
du côté des plateformes numéri-
ques. Et du côté des fabricants de
matériel, l’Asie est clairement en
tête, comme le montre clairement
l’emprise de Huawei sur la télépho-
nie 5G. Or tout devient numérique...
y compris l’automobile.
Cinquième défi : la transition
énergétique. Malgré la montée en
puissance des énergies renouvela-
bles, l’Allemagne reste de loin le
plus g ros é metteur d e CO 2 d e
l’Europe et ce n’est pas le seul reflet
de sa prééminence économique. La
fabrication d’un euro de PIB y émet
pratiquement deux fois plus de gaz
carbonique qu’en France (chiffres
Agence internationale de l’éner-
gie). Près de 30 % d e l’électricité alle-
mande vient encore de la combus-
tion de charbon. La conversion va
coûter cher, ce qui pourrait fragili-
ser encore plus l’industrie.
Le sixième défi est g éographique.
S’appuyant sur une tradition de

commerce au long cours, l’Allema-
gne est sans doute, avec la Chine, le
pays qui a le mieux exploité la mon-
dialisation des années 1990 et 2000,
ce que reflète son excédent courant
(désormais de loin le plus élevé au
monde). Mais les frontières se r efer-
ment pour toute une série de rai-
sons (politiques, sanitaires, écolo-
giques, etc.).
Enfin, le septième défi est politi-
que. Au plein-emploi, avec un sur-
plus budgétaire massif et une dette
publique à moins de 60 % du PIB,
l’Allemagne a de vraies marges de
manœuvre pour réinventer son
modèle économique. Son modèle
social semble t enir, même si la mon-
tée des inégalités fait entendre des
craquements. Son modèle politi-
que, lui, semble fragilisé alors qu’il
va devoir surmonter sa répugnance
instinctive à se mêler d’é conomie.
Le paysage des partis est éclaté. La
coalition devient un exercice
périlleux. Celle qui a été formée
fugacement en Thuringe avec le
Parti libéral, la CDU et l’AfD
d’extrême droite fait sinistrement
écho à un autre rapprochement
dans la même Thuringe en 1930, qui
permit au parti d’Hitler d’entrer
pour la première fois dans le gou-
vernement d’un Land.
L’histoire montre que rien n’est
écrit. Nombreux furent ceux qui
crurent irrémédiable l’asthénie
allemande des années 1990. Ils ont
eu magnifiquement tort. n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Derrière la langueur


de l’économie


allemande, il y a


d’immenses défis


structurels,


de la démographie


à la démondialisation


en passant


par le numérique.


Le pouvoir politique


saura-t-il les relever?


Boll pour « Les Echos »

D
Les points à retenir


  • La santé économique
    du leader européen inquiète
    de nouveau.

  • La production allemande
    n’a progressé que du 0,6 %
    l’an dernier, les prévisions
    sont à la baisse et la récession
    semble se rapprocher.

  • Le pays a sept défis
    strucurels à relever : sa
    démographie, l’investissement,
    son secteur automobile,
    la révolution numérique,
    sa transition énergétique,
    une géographie des échanges
    mouvante et, enfin,
    son modèle politique.


LE
COMMENTAIRE


d’Erwan Le Noan


Le droit de la concurrence doit rester neutre et objectif


D


e Washington à Bruxelles en
passant par Paris, le monde
de la concurrence s’agite : il
bruisse de projets de révision, four-
mille de plans de régulation, vibre de
débats nombreux aux positions
diverses et parfois contradictoires.
Outre-Atlantique, le dernier rap-
port du Conseil économique du
président a considéré qu’il n’y avait
pas de réel problème de concentra-
tion de l’économie, alors que toute
une partie du débat actuel consiste
à s’inquiéter de la tendance inverse.
En Europe, Thierry Breton entend
défendre, à travers la politique
industrielle de la Commission, la
constitution de « champions »
européens, alors que sa collègue
Margrethe Vestager promeut avec
énergie un droit qui tend à tenir
pour suspecte la taille des plus
grands opérateurs. En France,
le ministre Bruno Le Maire a évo-

qué la possibilité de supprimer le
régime du contrôle des concentra-
tions, alors que l’Autorité de la con-
currence plaide en faveur de son
renforcement...
Cette profusion nourrit une cer-
taine confusion, qui s’explique par
la confrontation des objectifs assi-
gnés à la politique de concurrence,
selon trois dimensions.
Une première dimension recou-
vre le champ de l’objectif poursuivi.
Alors que la pratique était jusque-là
d’assigner au droit de la concur-
rence des ambitions économiques,
certains plaident désormais pour
qu’il en poursuive d’autres, plus
politiques, comme la préservation
de la pluralité démocratique, le
droit à la vie privée, etc.
Une deuxième dimension
englobe la position, sur le marché,
des acteurs que le droit doit défen-
dre. Classiquement, les régulateurs

tés de concurrence) pour équilibrer
le bon niveau d’atomisation du
marché, grâce à des immixtions
directes (comme le contrôle des
concentrations) ou législatives
(régulations diverses) ; soit par le
retrait (ou la retenue) de la puis-
sance publique et la libéralisation
accrue, pour faciliter la contestabi-
lité des positions acquises.
La dernière dimension porte sur
l’identité des acteurs du marché :
elle propose un droit qui discrimine
les sujets de la régulation en fonc-
tion de leur champ d’activité (à tra-
vers une régulation spécifique des
plateformes numériques les plus
importantes) ou selon leur nationa-
lité (en favorisant les opérateurs
européens au détriment des autres).
De ces débats ressort une ten-
dance forte : la volonté déterminée
et revendiquée de renforcer les
moyens à disposition du politique

pour modeler le marché, se faisant
offensif à l’encontre des géants du
numérique et tolérant avec les
acteurs nationaux. Après des
décennies de lutte pour une objecti-
vation du droit et la neutralisation
de son application, l’Europe est en
train de se laisser emporter vers des
positions inverses.
Il n’est pas certain qu’elles soient
toujours opportunes : le droit de la
concurrence doit s’astreindre à des
objectifs clairs et lisibles, pour
garantir la sécurité juridique des
entreprises et le déploiement du
marché. Les autres objectifs seront
mieux servis par d’autres politi-
ques, plus appropriées. Autrement,
le risque est fort que la confusion
des débats ne se transforme en opa-
cité de la loi.

Erwan Le Noan est associé
du cabinet Altermind.

ont cherché à protéger les consom-
mateurs, en maintenant des prix
bas et des incitations fortes à l’inno-
vation. Aujourd’hui, plusieurs
réclament que les producteurs

soient mieux pris en compte – par
exemple, pour leur permettre de se
concentrer. Ces ambitions peuvent,
elles-mêmes, être atteintes par des
moyens contradictoires : schémati-
quement, soit par l’intervention
publique (comme le font les autori-

Certains plaident
désormais
pour que le droit
de la concurrence
poursuive
d’autres ambitions,
plus politiques.

10 // Lundi 9 mars 2020 Les Echos


idées&débats

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