Le Monde - 15.03.2020 - 16.03.2020

(Grace) #1

30 |idées DIMANCHE 15 ­ LUNDI 16 MARS 2020


0123


Patrice Bourdelais Une éradication des maladies


infectieuses est tout simplement irréaliste


Pour l’historien, étant donné la capacité des virus à muter, le nouvel horizon des autorités de santé est de limiter leurs effets par le contrôle


P


ourquoi sommes­nous si
surpris par ce nouvel épi­
sode pandémique? La
surprise des populations
vient probablement de ce que, de­
puis plus de deux siècles, un hori­
zon historique d’éradication des
maladies infectieuses a été cons­
truit sur des avancées scientifi­
ques réelles qui ont constitué
autant d’illustrations de la dyna­
mique de progrès dans laquelle
les pays développés étaient
désormais entrés. L’épidémie de
Covid­19, dont il faudra étudier la
mise en scène médiatique par la
Chine, renvoie les populations
vers un passé qu’elles pensaient
totalement révolu. Combien d’Ita­
liens pensaient revivre des qua­
rantaines ressemblant aux dispo­
sitifs médiévaux?
L’une des meilleures expres­
sions de cette espérance se ren­
contre sous la plume d’un méde­
cin, expert de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), puis
universitaire, Thomas Aidan Coc­
kburn (1912­1981) qui, en 1964­
1967, publia plusieurs ouvrages
qui exprimaient une confiance
sans faille dans la possibilité
d’éradiquer les grandes maladies
épidémiques une à une.

Les ouvrages de Cockburn ont
été largement discutés et com­
mentés. Ils constituent
aujourd’hui l’expression ultime
d’un espoir qui remonte à la vac­
cination contre la variole due à
Edward Jenner (1749­1823) et aux
découvertes successives réalisées
dans les sciences biologiques et
médicales, qui constituent autant
de bornes sur la voie du progrès
alors non contestée. Louis Pas­
teur (1822­1895) et la théorie des
germes ouvrirent la porte à l’anti­
sepsie et à l’asepsie après la dé­
couverte des streptocoques
(1879) et des staphylocoques
(1880). En quelques décennies,
Pasteur, Robert Koch (1843­1910),
leurs élèves et quelques autres
découvrirent ainsi de nombreux
germes responsables des grandes
épidémies (le choléra, la tubercu­
lose, la typhoïde, la diphtérie...),
et ouvrirent la voie à la mise au
point de sérums et de vaccins.
Cette série de découvertes qui,
entre les années 1880 et la pre­
mière guerre mondiale, permi­
rent de diminuer très fortement
la mortalité épidémique consti­
tua un premier moment qui a
marqué durablement les esprits
tout en construisant la figure

tutélaire de Pasteur en France et
de Koch en Allemagne.
La deuxième étape de cette
marche triomphante vers l’éradi­
cation a été réalisée lors de la
découverte des sulfamides,
en 1935, efficaces contre les strep­
tocoques, puis des différents anti­
biotiques dont l’usage se répandit
à partir de la fin de la deuxième
guerre mondiale : pénicilline,
streptomycine, auréomycine,
chloramphénicol (1947), néomy­
cine (1949). Ils furent utilisés
massivement dès les années
1950, permirent de faire reculer
vraiment les principales maladies
infectieuses qui concernaient
une très large part de la popula­
tion. Du fait de leur quasi­dispari­
tion, l’espérance de vie des Fran­
çais s’est accrue de neuf ans entre
1945 et 1965. Un tel bond n’avait
jamais été réalisé dans l’histoire,
et l’on comprend parfaitement
l’optimisme qui s’empare alors
des milieux médicaux, confiance
dans l’avenir qui s’étend peu à
peu à l’ensemble de la population.
Pourtant, de nombreuses résis­
tances bactériennes à l’usage des
antibiotiques ont commencé à se
manifester dès la fin des années
1940 ; elles furent surmontées

par la mise au point de nouvelles
familles d’antibiotiques, dont la
rifampicine, en 1966. Viennent
ensuite la réémergence (dengue
et tuberculose résistante par
exemple) ou l’émergence de nou­
velles pandémies, dont la plus
grave et traumatisante, celle du
VIH à partir de 1981, entament la
confiance des milieux médicaux.
L’énumération des alertes sani­
taires mondiales depuis les an­
nées 1990 pourrait être longue.

Logiques du vivant
Limitons­la ici à la grippe du pou­
let de Hongkong et à la
découverte du H5N1 transmissi­
ble à l’homme en 1997, à l’épisode
du SRAS (syndrome respiratoire
aigu sévère) et de l’identification
du coronavirus comme danger
sérieux pour l’homme en 2003
(747 morts dans le monde), à l’at­
tention à la menace de grippe
aviaire (H5N1) en 2008­2009, au
retour de la grippe A (H1N1)
en 2009­2010 (au moins
300 000 morts dans le monde), à
l’apparition du MERS (syndrome
respiratoire du Moyen­Orient)
en 2012, à l’épidémie d’Ebola
en 2013­14, au Covid­19 en 2019. A
chaque alerte, plusieurs pays sont

concernés et, le plus fréquem­
ment, plusieurs continents. En
regard, les grands programmes
d’éradication lancés par l’OMS
marquent le pas : un seul a réussi,
celui contre la variole, dont l’éra­
dication est officialisée en 1980,
mais celui contre la poliomyélite
échoue pour l’instant, et il faut
attendre 2011 pour que celui de la
peste bovine aboutisse.
Une meilleure compréhension
des logiques du vivant par les
scientifiques a pourtant rapide­
ment indiqué qu’une éradication
des maladies infectieuses est tout
simplement irréaliste du fait de
l’adaptation des bactéries aux
substances qu’on leur oppose.
L’aptitude des virus à muter et à
organiser des réassortiments rend
illusoire, à leurs yeux, cet espoir
porté par l’idéologie du progrès
pendant deux siècles.
On comprend alors mieux
pourquoi les experts de l’OMS
sont très vigilants quant à l’émer­
gence de nouvelles souches et à la
possibilité de développement de
pandémies violentes. L’accent est
désormais placé sur le contrôle et
non plus sur l’éradication. En
effet, le volume et la rapidité des
échanges, de la mobilité des

humains (le nombre de passagers
du transport aérien atteignait,
en 2018, 4,3 milliards de person­
nes, soit un doublement depuis
2006) ont modifié de façon
majeure les données de l’épidé­
miologie classique.
Nos moyens scientifiques et
d’organisation sanitaire sont
aujourd’hui sans commune
mesure avec ce qu’ils étaient ne
serait­ce que dans les années


  1. Cependant, la compétition
    entre les hommes et les autres
    éléments du monde vivant qui
    essaient, eux aussi, de se multi­
    plier est toujours bien présente.
    Mais pour l’instant, nos nou­
    veaux moyens de protection indi­
    viduelle et collective ont permis
    d’éviter les mortalités pandémi­
    ques du passé. Un nouvel horizon
    est défini : celui d’une limitation
    des effets par les contrôles.


Patrice Bourdelais est
directeur d’études à l’Ecole
des Hautes études en sciences
sociales (EHESS)

Roberto Ferrucci


Je vous écris d’un pays fermé, l’Italie


Depuis le 9 mars, les Italiens sont soumis à des mesures restrictives afin d’endiguer
l’épidémie de Covid­19. L’écrivain, qui réside dans la cité des Doges, raconte comment ce
confinement a changé la vie des Vénitiens

J


e vous écris d’une ville déserte, la
plus belle du monde, dit­on, Ve­
nise, désormais dénuée de touris­
tes et dont les habitants sont cloî­
trés chez eux. Je vous écris d’Italie, un
pays fermé à cause des risques de conta­
gion, qui s’est lui­même isolé du reste du
monde dans l’espoir de vaincre le corona­
virus ; le seul pays, d’après l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), à avoir pris
au sérieux ce qui est devenu officielle­
ment une pandémie.
Un siècle semble déjà s’être écoulé de­
puis le 23 février quand, en plein carnaval
de Venise, nous avons réalisé que le coro­
navirus était aussi arrivé jusqu’ici. Subite­
ment, nous sommes passés du masque
d’Arlequin aux masques de protection,
des confettis multicolores aux gels hy­
droalcooliques. Depuis ce jour, nos vies
ont changé, extérieurement et intérieu­
rement, malgré les tergiversations de cer­
tains d’entre nous. Nous avons tous eu
tendance à minimiser cette situation. A
vouloir l’exorciser, peut­être. C’est à peine
plus grave qu’une grippe, se rassurait­on.
Intérieurement, nos vies ont changé :
nous voici assiégés d’un sentiment de
peur ou tout au moins d’une profonde
préoccupation, même chez les plus har­
dis d’entre nous.
Extérieurement, nos vies ont changé :
nos gestes ne sont plus les mêmes, plus
personne ne s’embrasse ni ne se serre la
main, nous nous tenons à une distance
raisonnable les uns des autres. Dans les
commerces encore ouverts, on entre
chacun à son tour et ceux qui doivent
sortir de chez eux évitent le plus possi­
ble de prendre les transports en com­


mun. Tout cela semblait inimaginable il
y a encore quelques jours. Bel et bien
coincés chez nous, nous nous en som­
mes pourtant, pour la plupart, tout de
suite accommodés.
Nous autres Italiens avons un sens du ci­
visme peu prononcé. Nous préférons que
les choses nous soient imposées car, ainsi,
nous avons tendance à mieux les com­
prendre. Je pourrais donner, ici, quelques
références historiques, mais je ne préfère
pas. Depuis cinq jours, tous les Italiens
sont enfermés chez eux – même si quel­
ques récalcitrants résistent encore et
transgressent les consignes. Bien que
pleine d’inconvénients, cette situation
comporte aussi des avantages. On ne sort
que pour faire les courses. On ne rend
plus visite ni à nos parents ni à nos amis.
On pare au plus urgent : recharger les bat­
teries de nos tablettes et de nos smart­
phones. Toute notre vie semble se con­
centrer là, sur la Toile. Au point que je me

demande ce qui se passerait si tout à coup
Internet tombait en panne. Mais bon,
chacun reste à la maison parmi les siens,
jusqu’à n’en plus finir. Certains n’étaient
plus habitués à ça : les pères qui ne sont
plus contraints de se rendre sur leur lieu
de travail ; les enfants qui n’en reviennent
pas de pouvoir jouer et faire leurs devoirs
avec leurs deux parents.

A distance
Je viens de finir mon premier cours d’écri­
ture créative, à l’université de Padoue, en
vidéoconférence. En Italie, tous les éta­
blissements scolaires sont fermés, offi­
ciellement jusqu’au 3 avril, mais tout le
monde sait que la fermeture sera prolon­
gée. Désormais, ici, les cours ne se font
plus que comme ça, à distance. La salle de
cours, c’est l’écran de la tablette : tu es ca­
dré avec ta bibliothèque en second plan
(pas d’autre second plan possible pour un
écrivain, mais alors quelle fatigue pour ar­
river à ce cadrage !) et les étudiants se con­
nectent de chez eux. Certains sont assis
dans leur cuisine avec, en fond, la vaisselle
sale dans l’évier, d’autres restent dans leur
chambre avec vue sur leur lit défait.
C’est la maison qui nous sauve la vie.
Pour beaucoup de gens habitués à courir
toute la journée dehors, à l’école, au tra­
vail, à l’université, cette maison ne se ré­
sumait souvent qu’à un simple dortoir. A
présent, elle redevient ce qu’elle a tou­
jours été jusqu’à il y a encore quelques dé­
cennies : un espace protégé, un refuge, un
lieu de salut.
Pendant plus d’une semaine, les Véni­
tiens ont pu profiter de leur ville sans tou­
ristes, sans pollution, sans la houle provo­

quée par les bateaux­taxis et les bateaux
commerciaux. Du jamais­vu. Si je pouvais
oublier la cause de tout cela, je ne cesse­
rais de me répéter : quelle merveille!
Mais, au contraire, ce vide a aujourd’hui
quelque chose de sinistre, d’inquiétant.
Le problème vient aussi du comporte­
ment de certains entrepreneurs. Et de
certains maires, comme celui de Venise,
qui est également entrepreneur. Il a dit
que les entreprises ne devaient pas fer­
mer, qu’il était important de continuer à
produire et que les hommes politiques ne
devaient pas se mettre en quarantaine.
« Je reste à la maison si je ne suis pas utile.
Si je suis utile, je reste avec les gens. »
Et plusieurs d’entre eux, parmi ses collè­
gues entrepreneurs, en Vénétie ou en
Lombardie (ceux qui ne produisent pas
de biens de première nécessité, cela va
sans dire), pensent et font exactement
comme lui, alors qu’ils ont la garantie de
pouvoir obtenir des aides et le soutien fi­
nancier de l’Etat et que le gouvernement
a autorisé les chefs d’entreprise à antici­
per de deux semaines les congés des em­
ployés. Mais ils s’en fichent et ils obligent
leurs employés à venir au travail, compro­
mettant tout autant la santé publique que
l’esprit de solidarité de ces derniers. C’est
dans de telles situations qu’on mesure la
consistance des êtres humains.
J’ai demandé à mes étudiants de l’ate­
lier d’écriture de commencer à tenir un
journal. Tout le monde devrait le faire.
Nous traversons un moment dramati­
que certes, mais historique. Du jour au
lendemain, notre vie quotidienne est de­
venue singulière, étrange et incompré­
hensible. Nos vies sont bouleversées, ra­

contez­le, leur ai­je proposé, d’abord
pour vous­mêmes mais aussi pour ceux
qui, dans des années, vous liront et
auront besoin de comprendre les jours
lointains du coronavirus.
Ces temps­ci, chaque ville italienne dé­
couvre ce qui fait sa quintessence. Des
chaînes de solidarité fleurissent un peu
partout. Des jeunes gens déposent des
courses devant les portes des maisons de
personnes âgées, des magasins propo­
sent des livraisons à domicile, sans parler
des médecins et des infirmières qui méri­
teraient que je leur consacre une page en­
tière. Et, tandis que nous sommes reclus
dans nos coquilles, depuis quelques jours,
le printemps s’installe à Venise, le soleil
sort, il fait bon. L’air est pur, la lagune
étale, l’eau limpide : cela n’était pas arrivé
depuis des décennies. Et dire que la plage
du Lido se trouve à deux pas. C’est rageant
d’observer cela depuis la fenêtre de chez
soi. Mais l’heure est à la sagesse et au bon
sens, il faut faire ce que les médecins pré­
conisent. C’est pourquoi, tout juste après
avoir terminé de taper ces lignes sur mon
clavier, je courrai me laver les mains.
(Traduit de l’italien par Lucie Geffroy)

Roberto Ferrucci est écrivain.
Egalement journaliste et professeur
de création littéraire, il est l’auteur
de « Venise est lagune » (La Contre
Allée, 2016) ou encore de « Ces histoires
qui arrivent » (La Contre Allée, 2017)

TOUTE NOTRE VIE


SEMBLE SE


CONCENTRER


SUR LA TOILE. QUE SE


PASSERAIT-IL SI, TOUT


À COUP, INTERNET


TOMBAIT EN PANNE?

Free download pdf