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Restaurant Les Petites
Cantines, à Lyon,
le 1er mars.
JOSEPH GOBIN
POUR « LE MONDE »
I
maginez un restaurant où
les clients cuisinent, met
tent la table, accueillent,
servent, débarrassent et fi
nissent à la plonge, ou le ba
lai en main, alors même
qu’ils paient le repas. Si, si! Ce
drôle de bistrot existe. Les Petites
Cantines, c’est son nom, fait
même salle à manger comble, à
Lyon, près de la gare de Perrache,
proposant, depuis mars 2018,
une fête des voisins perpétuelle,
sans tréteaux bancals ni quiches
à pâte molle.
Une cuisine participative
dont les habitants du quartier
s’emparent, midi et soir, cinq
jours sur sept. Dès 9 h 30, dans
un décor rappelant les déjeuners
du dimanche chez mémé, ils si
rotent un café en longue tablée
bavarde : échange de nouvelles,
présentation des néophytes, rap
pel des consignes d’hygiène, plu
tôt drastiques, sous la houlette
d’une cuisinière de métier, Marie
Huvenne, souriante et solide
« maître de maison » des Petites
Cantines.
Ce jeudi de fin février, ce
pourrait être soupe de patate
doucebutternut, spaghettis aux
légumes rôtis, gâteau banane
noisettecarotte, suggèretelle.
Un menu écologiquement ver
tueux concocté grâce aux restes
de la veille, aux livraisons d’une
coopérative iséroise cultivant
bio, et aux invendus fournis par
le magasin voisin, La Vie claire.
Aussitôt, la brigade de volontai
res du jour investit la cuisine, me
nant de front papotage et éplu
chage des légumes. Retraitée des
assurances, Maryse Lubrano s’ac
tive, aussi concentrée que si elle
s’apprêtait à recevoir dix person
nes chez elle. « Marie, on ne met
trait pas un peu de parmesan
dans le pesto? »
Coquet chemisier brodé
sous le tablier, la sexagénaire en
baskets vient cuisiner puis déjeu
ner depuis trois ans. « Ça rigole
pas! », ditelle en rigolant. Et d’ini
tier un étudiant à l’art de peler les
pommes d’un geste continu.
« Faut pas hésiter à s’entraîner », le
charrietelle. Aux Petites Canti
nes, Maryse Lubrano apprend des
astuces (« blanchir puis refroidir à
l’eau glacée les brocolis pour qu’ils
restent bien verts ») mais surtout,
elle s’offre un « bain de confiance
et de jouvence » et se rassure,
après une douloureuse fin de car
rière en burnout : « Je n’ai plus
cette appréhension d’être dévalo
risée. Je trouverai toujours un
moyen d’être utile. »
Les jeudis, loin de son
mari, elle prend l’air dans les ef
fluves de cuisson, au côté de ses
copines de cantine. « Dans mon
nouveau quartier, je ne connais
pas mes voisins. J’ai bien chargé
l’appli Nextdoor, mais il n’y a que
des jeunes qui veulent faire du jog
ging. Les gens de mon âge n’ont
pas le réflexe appli... » Ils ont da
vantage le réflexe papillotes d’ar
tichaut, pour lesquelles Claude
Perrin, 58 ans, préretraité de La
Poste, affiche une certaine dexté
rité. « A Lyon, surtout quand on
est seuls, ce n’est plus pareil
qu’avant. Il n’y a plus d’esprit de
quartier. Les Petites Cantines, je
suis passé devant, j’ai vu des gens
qui cuisinaient, des jeunes, des
vieux. J’ai dit que je viendrai... »
A l’heure du repas, d’au
tres habitués passent une tête
côté fourneaux. « Bonjour la
compagnie! », lance, tonitruant,
« Jacques, clown professionnel » à
barbe blanche. « Personne n’est
obligé de cuisiner, précise la chef,
qui guide sans brusquer. Chacun
donne de son temps comme il
peut ou veut. Les gens qui tra
vaillent, s’ils offrent à table un
sourire et un bon mot à une per
sonne qui en a besoin, ils contri
buent aussi au projet. » Pensé par
Diane Dupré la Tour et Etienne
Thouvenot, ledit projet a la sim
plicité des meilleures recettes :
développer des liens autour d’un
repas.
En 2013, Mme Dupré La
Tour, journaliste économique
lyonnaise et mère de trois enfants,
perd son conjoint dans un acci
dent de la route. « J’avais l’aisance
relationnelle, j’étais très entourée,
pourtant je me suis sentie seule au
milieu des autres », confie la tren
tenaire que réchauffe un large pull
orange. Elle prend le parti de
« choisir la vie » plutôt que de « se
regarder le nombril », cogite avec
un ami ingénieur qui, comme elle,
cherche une nouvelle voie dans
l’économie sociale et solidaire. Et
BRIGADE
La popote
des potes
Aux Petites Cantines,
à Lyon, ce sont
les clients qui cuisinent.
Retraités, étudiants,
précaires et bobos...
Tout le monde est
bienvenu pour s’activer
aux fourneaux,
et préparer des menus
antigaspi et bio
Pascale Krémer
LE MÉCÉNAT
DE COMPÉTENCES,
QUÈSACO?
C’est grâce à ce système
que Les Petites Cantines
essaiment partout
en France. Leur co-
fondateur, Etienne
Thouvenot, est ingénieur
et responsable de l’inno-
vation sociale dans le
groupe SEB. Avec l’ac-
cord de son employeur,
M. Thouvenot consacre
un jour par semaine, tout
en étant payé, au déve-
loppement du réseau de
restaurants participatifs.
Encadré par la loi
Aillagon de 2003, le mé-
cénat de compétences
permet à une entreprise
de mettre à disposition
d’une structure d’intérêt
général, le plus souvent
associative, l’un (ou plu-
sieurs) de ses salariés du-
rant son temps de travail.
La durée et le rythme
(temps partiel ou temps
plein) de ce détache-
ment gracieux sont très
variables. L’entreprise
bénéficie en retour d’un
avantage fiscal, et intè-
gre la pratique à son bi-
lan RSE (responsabilité
sociétale d’entreprise).
Comme le mécénat
dans son ensemble
(28 000 entreprises
mécènes en 2010,
82 000 en 2017, pour un
budget de plus de 3 mil-
liards), le mécénat de
compétences connaît un
« développement signifi-
catif », selon le portail du
mécénat, Admical. Quel-
que 24 000 entreprises
le pratiquent désormais
en France, surtout
les plus grandes. « Ce
système est intelligent.
En étant dans deux struc-
tures différentes, on enri-
chit les deux structures »,
témoigne M. Thouvenot.
Les associations en
manque de subventions
récupèrent une aide
précieuse et se profes-
sionnalisent, quand les
salariés donnent un sens
nouveau à leur parcours
professionnel, tout en ac-
quérant, dans des struc-
tures plus légères, de
nouveaux savoir-faire.
pourquoi pas un restaurant abor
dable, avec une grande tablée,
comme un refuge de montagne?
« Et on pourrait venir cuisiner? »,
demandent ceux auxquels ils
s’ouvrent.
« Les Petites Cantines sont
donc le fruit de l’intelligence col
lective », explique le duo. La pre
mière cantine est lancée en sep
tembre 2016, dans le quartier
lyonnais de Vaise. En un an,
3 000 personnes adhèrent à l’as
sociation. Retraités, étudiants ou
décrocheurs, personnes handica
pées, précaires, immigrées, bobos
et actifs des bureaux... « Nous
avons tous un besoin primaire de
manger. Et un autre, moins
conscientisé, de nous sentir reliés
aux autres », croit la cofondatrice.
Que son cofondateur conforte :
« On mange bien, comme à la mai
son, sans être en représentation ni
obligé de parler. On est dans la vie,
dans une communauté de quar
tier, on existe, on est reconnu, ap
pelé par son prénom. Et si un jour,
bien que ce ne soit pas évident, on
formule un besoin d’aide, il y aura
des gens pour cela. »
Des bras pour un démé
nagement, des chats gardés, des
essais capillaires d’entraînement
au CAP coiffure, des anniversaires
organisés... Et même un pacs!
L’ultramoderne solitude chantée
par Alain Souchon cesse là où
commence la soirée tartiflette, à
croire Diane Dupré la Tour. « Les
gens reprennent confiance en
l’homme. Ensuite, euxmêmes
agissent en faveur du lien social,
au dehors des cantines. »
Que n’en ouvreton par
tout, alors? Cinq fonctionnent
déjà à Lyon (avec plus de
15 000 adhérents), à Croix (près de
Lille) et à Strasbourg. D’autres
s’annoncent, encore à Lyon ou à
proximité (Oullins), puis à Annecy,
Metz, SaintEtienne et Paris. Au
tant d’associations indépendan
tes, portées par les habitants
d’un quartier, soutenues (pour
l’informatique, la formation) par
le réseau des Petites Cantines,
qui reçoit, chaque année, des
centaines d’appels de commu
nes dont les centresvilles s’étio
lent. L’ennui, c’est qu’à moins de
20 000 habitants, Les Petites
Cantines ne sont pas viables.
Le montant de l’adhésion
à l’association (à but non lucratif)
est libre, comme la contribution
au repas, dont le coût est évalué à
12,50 euros. Une poignée de par
tenaires (SEB, Fondation Carre
four, AG2R La Mondiale, les Petits
Frères des pauvres, Métropole de
Lyon) contribuent aux investisse
ments, mais, au jour le jour, Les
Petites Cantines s’autofinancent.
« S’il vous plaît, dessert! »,
implore en riant l’expansif
Brahim Affou – « Affou » pour les
intimes de la cantine Perrache.
Gâteau englouti, la reine des pi
pelettes et des petits hauts
pailletés, Marie Ottin, 59 ans, ex
auxiliaire de vie en invalidité,
s’éternise à table. Pas un jour
sans elle, aux Petites Cantines :
« Le matin, je ne me dis pas “Il fait
froid, je reste sous la couette”, je
bouge! Même cabossée, je peux
faire. Je retrouve mes potes, on
s’inquiète les uns des autres. Une
petite mamie qui mangeait avec
nous est à l’hôpital, alors on va la
voir, on la gâte. Ici, c’est ma
deuxième famille. » Une thérapie
par le velouté de butternut.
« JE SUIS PASSÉ
DEVANT, J’AI VU
DES GENS QUI
CUISINAIENT,
DES JEUNES,
DES VIEUX.
J’AI DIT QUE
JE VIENDRAI... »
Claude Perrin, 58 ans