8 |coronavirus DIMANCHE 15 LUNDI 16 MARS 2020
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Le virage de Macron pour « reprendre le contrôle »
« Plan de relance », « Etatprovidence »... lors de son allocution, jeudi, le chef de l’Etat s’est adressé à son aile gauche
Q
uoi qu’il en coûte »,
Emmanuel Macron a
décidé d’amorcer un
virage à l’occasion de
l’épidémie due au co
ronavirus, pour reprendre la
main sur son quinquennat.
Jeudi 12 mars au soir, lors d’une
allocution télévisée suivie par
près de 25 millions de Français, le
président de la République ne s’est
pas contenté d’égrainer les mesu
res prises pour lutter contre ce
qu’il qualifie de « plus grave crise
sanitaire qu’ait connue la France
depuis un siècle ». Il a aussi dessiné
l’architecture des réflexions qui
devraient animer, selon lui, la so
ciété française et européenne au
lendemain de la pandémie.
« Il nous faudra demain tirer les
leçons du moment que nous tra
versons, interroger le modèle de
développement dans lequel s’est
engagé notre monde depuis des
décennies et qui dévoile ses failles
au grand jour, interroger les fai
blesses de nos démocraties », a es
timé le locataire de l’Elysée, qui
s’est fait le chantre de l’Etatprovi
dence, de la gratuité des soins, et
de la nécessité de ne plus « délé
guer à d’autres notre alimenta
tion, notre protection, notre capa
cité à soigner, notre cadre de vie ».
« Une folie », a jugé Emmanuel
Macron, qui entend au contraire
« reprendre le contrôle » au nom
d’« une France, une Europe souve
raine ». L’expression, calquée sur
le slogan « Take back control » des
partisans du Brexit au Royaume
Uni, ne relève pas du hasard.
Discours plus protecteur
Au moment de son élection, il y a
trois ans, le jeune chef de l’Etat de
39 ans prétendait incarner « l’es
poir et l’esprit de conquête »,
« l’audace de la liberté » face aux
« vents parfois contraires du cours
du monde », ceux du protection
nisme et des tentations autoritai
res. C’est en tout cas ce qu’il disait
dans son discours d’investiture,
le 14 mai 2017.
Avec sa déclaration de jeudi, Em
manuel Macron assume une in
flexion vers un discours plus pro
tecteur, de « capitaine de crise »,
selon le mot d’un proche. Un
tournant revendiqué. « Comme
on disait jadis place du ColonelFa
bien [le siège du Parti commu
niste français], c’est une clarifica
tion de la ligne, sourit un interlo
cuteur régulier du chef de l’Etat.
C’est porteur et annonciateur de
changements, d’un positionne
ment nouveau du président. »
« Il y a l’affirmation d’un certain
nombre de choses qui ont toujours
été dites et écrites, notamment
dans son livre Révolution [XO Edi
tions, 2016], où l’on trouve des pa
ges fortes contre les dérives du capi
talisme et de la financiarisation,
pondère Gilles Le Gendre, prési
dent du groupe La République en
marche (LRM) à l’Assemblée natio
nale. Mais le fait qu’il s’appuie sur
cette crise pour remettre dans le dé
bat ces fondamentaux n’est pas in
nocent. C’est une manière de dissi
per des doutes qui avaient pu se
faire jour depuis quelque temps sur
le cap et l’originalité de l’offre politi
que que nous portons, qui pou
vaient s’être dilués dans la gestion
quotidienne aux yeux de certains. »
Sur le plan intérieur, tout
d’abord, Emmanuel Macron as
sume le fait de se montrer prodi
gue. Prise en charge totale par
l’Etat du chômage partiel, « plan
de relance national et européen »
annoncé pour le mois d’avril, ré
flexion autour de la mise en
place de la réforme de l’assuran
cechômage, jugée trop dure à
l’endroit des demandeurs d’em
ploi... Comme au lendemain des
manifestations des « gilets jau
nes », il n’est pas question de lési
ner sur les moyens pour cautéri
ser les plaies d’une crise économi
que en devenir. Ni de donner le
sentiment d’abandonner les ef
forts à entreprendre sur un sujet
comme la santé qui, « par rapport
au soupçon populaire, n’a pas de
prix », veut croire un macroniste.
« Il est des biens et des services qui
doivent être placés en dehors des
lois du marché, a donc estimé,
jeudi, le chef de l’Etat. La santé gra
tuite sans condition de revenu, de
parcours ou de profession, notre
Etatprovidence, ne sont pas des
coûts ou des charges mais des
biens précieux, des atouts indis
pensables quand le destin frappe. »
« Nous allons entrer dans une
nouvelle phase où la réflexion sur
les protections, le commun, vont
devenir prioritaires, alors que dans
la première phase nous étions plus
sur l’idée de faire respirer la
France », veut croire Aurélien Ta
ché, député (LRM) du Vald’Oise.
Un basculement de hiérarchie né
cessaire pour un chef de l’Etat qui
veut raccommoder le pays et deve
nir le héraut d’une « France unie ».
Contrairement aux idées re
çues, Emmanuel Macron n’a
d’ailleurs jamais été un partisan
de l’orthodoxie budgétaire. Lors
qu’il était ministre de l’économie,
il n’était pas rare de l’entendre cri
tiquer la règle européenne visant
à contenir le déficit public à 3 % du
produit intérieur brut (PIB) du
pays. « Une hérésie qui ne corres
pond à rien », soufflaitil. En privé,
pour ne pas froisser Berlin ou les
pays de la Ligue hanséatique.
« Son action ressemble de plus
en plus à du Sarkozy, qui aurait
fait exactement la même chose
que lui face à une crise de la sorte :
du “carpet bombing” [bombarde
ments intensifs] de fonds publics,
note un ancien collaborateur ély
séen du retraité de la droite. Le
quinquennat Macron est en train
d’être foutu en l’air par les “gilets
jaunes” et la crise du coronavirus,
comme celui de Sarkozy l’a été par
la crise de 2008. »
Beaucoup n’y croient pas
Sur le plan extérieur, ensuite, Em
manuel Macron a tenté d’accor
der son discours proeuropéen
au retour des initiatives nationa
les, qui surgissent de toutes parts.
« Ce virus n’a pas de passeport. Il
nous faut unir nos forces, coor
donner nos réponses, coopérer »,
atil estimé, tout en reconnais
sant qu’il y aura « des mesures de
contrôle, des fermetures de fron
tières ». Un « revirement spectacu
laire », a jugé la présidente du Ras
semblement national, Marine
Le Pen, qui prône pour sa part un
rétablissement de toutes les fron
tières nationales.
Vendredi, M. Macron a proposé
à l’Union européenne de mettre
en place des mesures de contrôles
renforcés des frontières autour de
l’espace Schengen, ou même de
les fermer pour des zones à ris
que. « Le président est dans un libé
ralisme raisonné. Il a mené un
exercice difficile jeudi, à la fois
dans l’ouverture et la fermeture,
décrypte un proche. Mais il reste
l’homme de la société ouverte, ce
qui est une singularité dans le
monde occidental aujourd’hui. Il
est le seul à parler de l’Europe dans
la gestion de la crise. »
Ces derniers mois, un certain
nombre de proches appelaient
Emmanuel Macron à renverser la
table. « On a perdu la genèse du
macronisme, on a aujourd’hui une
image détestable de Parisiens
technos déconnectés. Il faut re
trouver une forme d’ambition, re
trouver le discours de casser les
rentes », estime un cadre LRM.
Il s’en trouvait même pour con
seiller au chef de l’Etat de prendre
des accents populistes afin de re
nouer avec ceux qui ne voient en
lui qu’un « président des riches ».
« Le chef de l’Etat est quelqu’un de
popu, qui a des goûts popu. Il
écoute Les Lacs du Connemara,
connaît Les Tontons flingueurs
par cœur... Mais cela ne se voit pas,
regrette un proche, qui échange
quotidiennement avec lui. S’il
veut avoir une chance pour 2022, il
doit réapparaître comme l’enfant
de la République qu’il est, et non
plus comme l’enfant des élites. »
De là à dire que le chef de l’Etat
changerait sa politique du tout au
tout, beaucoup n’y croient pas.
« N’oubliez jamais que le président
a été polytraumatisé par les vire
ments de bord de François Hol
lande », confie un élu très proche.
« [Il] préférera toujours un résultat
à un mauvais compromis »,
abonde son ancien conseiller spé
cial, Ismaël Emelien. Mais, comme
le dit un habitué de l’Elysée, « diri
ger, c’est aussi un problème de cir
constances, de moments ». Et af
faire d’opportunités.
olivier faye
et cédric pietralunga
Le coronavirus, acte de décès attendu du système « ultralibéral »?
Pour la gauche de la gauche, cette crise démontre la fragilité de notre monde et la sénilité du capitalisme financier
L
e constat est sans appel :
« Voir le président de la Répu
blique changer de chasuble,
c’est le signal de la déroute totale de
tout ce qu’il incarne. C’est un grand
moment de notre histoire. On ne
sait pas ce qui suivra, quelle va être
la mortalité que va déclencher cette
épidémie, mais en tout cas, on con
naît déjà un mort, c’est le système li
béral. » JeanLuc Mélenchon, lea
der de La France insoumise (LFI),
en est persuadé : le discours d’Em
manuel Macron, jeudi 12 mars, et
le « nouveau capitalisme » – qui
convoque un regain de souverai
neté et le retour de l’Etatprovi
dence – désormais prôné par l’exé
cutif, marque un tournant.
Un acte de décès – ni plus ni
moins – de la politique gouverne
mentale « ultralibérale » que le dé
puté des BouchesduRhône dé
nonce sans interruption depuis
l’élection présidentielle de 2017.
« Un monde est mort : celui qui fai
sait une confiance aveugle au libre
échange », atil encore martelé,
jeudi soir. Grand amateur de livres
d’histoire comme de romans de
sciencefiction, M. Mélenchon sait
que les crises peuvent être des mo
ments fondateurs d’un nouveau
monde, d’un système à réinven
ter. Une occasion à saisir, donc,
pour diffuser ses idées et mener sa
« révolution pacifique ».
Cette crise du coronavirus dé
montre, pour la gauche radicale, la
sénilité du capitalisme financier,
qui pourrait l’atteindre mortelle
ment, et illustre la critique de ce
courant de pensée depuis des an
nées : dérégulation totale des
échanges, « sacrifice » du service
public hospitalier en raison de la
rigueur budgétaire et même place
de l’avion dans notre économie et
notre vie quotidienne.
Beaucoup, dans cette famille po
litique (par exemple le député LFI
de la Somme, François Ruffin) et
chez les écologistes (surtout chez
les tenants de la pensée dite de
l’« effondrement »), prônent de
puis longtemps un changement
de comportement profond, qui
peut aller jusqu’au « rationne
ment » dans l’utilisation des trans
ports aériens. L’avion est respon
sable, à leurs yeux, de pollution
massive, du réchauffement clima
tique et du tourisme de masse.
Pour eux, c’est l’un des vecteurs de
la destruction du monde.
Positions devenues audibles
La propagation du virus rend ainsi
audible ces positions longtemps
vues comme excessives. Tout
comme il remet au goût du jour
une forme de patriotisme écono
mique et réarme les critiques
d’une Union européenne impo
tente. M. Mélenchon résume : « Ce
modèle ne s’en relèvera pas. Le li
breéchange généralisé ne mène
nulle part, le protectionnisme est
une nécessité absolue [et] l’Union
européenne n’est bonne à rien. »
La chute des cours de la Bourse
est aussi, pour la gauche radicale,
une illustration de la fragilité du
système financier et constituerait
ainsi une occasion de le renverser.
Loin de les affoler, le décrochage
des marchés apparaît comme une
bonne nouvelle, une aubaine
- malgré les graves conséquences
sociales que cela peut entraîner.
« Le capitalisme, tellement fragile, a
attrapé le coronavirus. Toutes les
places boursières plongent. Ce sys
tème de l’argent fou est à bout. Il
est urgent qu’un autre temps
s’ouvre, celui de l’humain et de la
planète d’abord », a commenté Fa
bien Roussel, secrétaire national
du PCF, en début de semaine.
Cette crise seratelle l’étincelle
qui met le feu à la plaine? Frédéric
Lordon, économiste de la gauche
radicale – et qui jouit d’une in
fluence certaine dans ce milieu –,
le croit. M. Lordon est un habitué
des propos aux allures guerrières.
Pendant le mouvement contre la
loi travail, en 2016, il était l’une
des figures emblématiques du
mouvement Nuit debout, avec
François Ruffin. Il avait alors
lancé, lors d’une assemblée :
« Nous n’apportons pas la paix.
Nous n’avons aucun projet d’una
nimité démocratique. Nous avons
même celui de contrarier sérieuse
ment une ou deux personnes. »
« Le roi des krachs »
Cette foisci, dans un long texte
intitulé Coronakrach, publié sur
son blog, M. Lordon semble se ré
jouir que le système puisse s’ef
fondrer. « C’est l’état de démolition
générale qui a installé depuis long
temps les conditions du krach gé
néral. On attendait juste la se
cousse, la voilà. Cette fois, [la fi
nance] pourrait ne pas tomber
seule, et l’ensemble fera alors un
joli spectacle. »
Puis : « En tous les sens du terme,
le coronavirus est un accusateur. Il
accuse – révèle, souligne – les effets
M. Mélenchon
sait que les crises
peuvent être
des moments
fondateurs d’un
nouveau monde
Emmanuel Macron, lors de son allocution télévisée au palais de l’Elysée, à Paris, jeudi 12 mars. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE POUR « LE MONDE »
Il n’est pas
question de lésiner
sur les moyens
pour cautériser les
plaies d’une crise
économique
en devenir
des politiques néolibérales, leur
nuisance désorganisatrice, leur
toxicité générale. Mais il accuse
également, au sens plus courant
du terme, tous ceux qui les ont
conduites, et spécialement ceux
qui les conduisent aujourd’hui. (...)
Ceuxlà, qui ont porté l’ignominie
politique à des niveaux inédits, ne
perdent rien pour attendre. »
Et de conclure, dressant un paral
lèle avec le livre La Guerre des mon
des de H.G. Wells (1898), où des ma
chines extraterrestres, qui détrui
sent les humains et la planète,
sont vaincues par des microbes
terriens : « Se peutil que le corona
virus, son pouvoir accusateur, son
potentiel de scandale, soit l’agent
inattendu de la chute du monstre?
Coronakrach, le krach couronné, le
roi des krachs, pourraitil être d’une
généralité qui étende son pou
voir de destruction jusqu’à empor
ter les destructeurs? » Une pensée
où la refondation passe donc obli
gatoirement par la destruction de
l’ancien monde.
abel mestre
Ces derniers
mois, un certain
nombre
de proches
appelaient
Macron à
renverser la table