pelouses voisines. Colossal par
son échelle – 100 000 mètres carrés
de tissu contre 40 000 pour l’embal-
lage du Pont-Neuf –, son budget et,
plus encore, par sa symbolique : il
croise l’histoire personnelle de
Christo, qui a fui la Bulgarie commu-
niste en 1957, et la mémoire collec-
tive d’une Allemagne ressoudée
après quarante-quatre années de
division.
Politique? Christo manie ce mot
avec parcimonie. Joint au téléphone
à New York, où il vit depuis 1964,
l’homme, âgé de 84 ans, veuf de son
épouse Jeanne-Claude depuis 2009,
préfère y voir « un geste artistique ».
« On a emprunté l’espace pour
quelques jours et on a créé du déran-
gement », estime celui qui travaille à
l’emballage, à l’automne prochain,
de l’Arc de triomphe dans la capitale
française. L’artiste élude la question,
lui qui a érigé en 1962 un mur de
barils de pétrole baptisé Le Rideau
de fer, rue Visconti, à Paris, et qui a
toujours refusé, par peur des com-
munistes, de se rendre à Berlin-Est,
si ce n’est une seule fois, en voiture
diplomatique. Mais s’il est peu
disert, c’est que l’idée du Reichstag
n’était pas la sienne. Elle est née en
1971 dans l’esprit de Michael Cullen.
Installé à Berlin-Ouest depuis 1964,
ce jeune galeriste connaît alors
vaguement le nom de Christo dont
il a vu l’installation 5600 Cubicmeter
Package, en 1968, à la Documenta
IV, à Cassel. La même année, l’ar-
tiste avait emballé son premier bâti-
ment, la Kunsthalle de Berne, avec
un principe : « Empaqueter non pour
cacher, mais pour mieux révéler l’ar-
chitecture d’un lieu », précise Sophie
Duplaix, commissaire de l’exposi-
tion au Centre Pompidou. Dans sa
galerie, Michael Cullen vend surtout
des dessins de David Hockney et de
Jim Dine. Mais quand, en 1971, l’ar-
tiste John Gabriel lui raconte qu’il va
suivre l’accrochage par Christo d’un
immense rideau orange entre deux
montagnes du Colorado (Valley
Curtain), son cerveau s’agite. Sans
trop savoir pourquoi, il adresse à
l’artiste bulgare une carte postale du
Reichstag en lui suggérant de l’em-
baller. « Je n’étais pas ivre et ce
n’était absolument pas une plaisan-
terie », jure l’ancien marchand
devenu historien et journaliste. Le
Reichstag, ce bâtiment embléma-
tique de la ville, incendié en 1933, et
sur lequel un soldat de l’Armée rouge
a planté le drapeau de l’Union sovié-
tique en 1945, est alors à l’Ouest.
Durant la guerre froide, ce lieu abrite
des expositions que la postérité n’a
pas retenues et quelques commis-
sions parlementaires marginales. Il
rouvre en 1964, sans destination par-
ticulière. Le bâtiment est sous la
tutelle du Bundestag (Parlement),
qui siège à Bonn, capitale de la RFA.
L’opinion publique s’interroge : faut-
il en faire le siège de la Cour
suprême, du parlement berlinois
ou... le transformer en casino? La
question reste en suspens.
En 1971, Christo ignore encore tous
les détails de cette histoire. Mais sa
curiosité est suffisamment piquée
pour qu’il rencontre Michael Cullen à
Zurich l’année suivante. Entre eux, le
courant passe. De retour à Berlin,
Cullen s’empresse de jouer les inter-
médiaires auprès des administra-
tions. En 1976, Christo se rend en
Allemagne auprès du député social-
démocrate Nils Diederich, puis
quelques mois plus tard, auprès de la
présidente du Bundestag Annemarie
Renger (SPD). Cette femme à poigne
les écoute patiemment, sans se pro-
noncer. En janvier 1977 , une entre-
vue est organisée à Bonn avec son
successeur, Karl Carstens (CDU,
l’Union chrétienne-démocrate), qui
s’oppose au projet. « Les gens pen-
saient que l’emballage, c’était comme
mettre un voile sur des meubles après
un décès », se souvient Michael Cullen
qui, en 1978, monte un petit groupe
de soutien avec quelques notables
allemands, notamment le patron de
Die Zeit. Les choses évoluent favora-
blement lorsque, en 1985, un nouvel
homme entre dans la boucle, l’entre-
preneur allemand Roland Specker.
Ce golfeur émérite ne connaît rien à
l’art. Mais il a du temps et un réseau.
À l’occasion d’un dîner à la Neue
Nationalgalerie, il prend à part
Jeanne-Claude pour lui conseiller de
« convaincre d’abord les Berlinois
avant d’aller persuader Bonn ».
Le couple lui fait confiance et le
laisse entamer des démarches. En
1986, il engage plusieurs dizaines
d’étudiants pour mobiliser les pas-
sants devant l’Opéra, la
Philharmonie... Quitte à se mettre à
dos sa famille. « Mon père m’a supplié
de ne pas me mêler de tout ça, il trou-
vait que c’était une perte de temps et
d’argent qui risquait d’entacher notre
nom », sourit le septuagénaire.
Specker n’en a cure. Avec une péti-
tion de dizaines de milliers de signa-
tures en poche, il rencontre en 1987
Philipp Jenninger (CDU), président
du Bundestag. Nouveau rejet, mal-
gré le succès médiatique, deux ans
plus tôt, de l’emballage du Pont-
Neuf à Paris.
En 1988, la chance leur sourit enfin.
Philipp Jenninger quitte son poste.
Pour le remplacer, le chancelier
Helmut Kohl fait élire Rita Süssmuth,
sa ministre de la santé et de la famille.
Une féministe cultivée, dont l’ouver-
ture d’esprit et la liberté de parole
froissent la frange la plus conserva-
trice de la CDU. « Entre elle et Kohl, il
y avait une inimitié courtoise, rap-
pelle l’historien franco-allemand
Alfred Grosser. Süssmuth ne suppor-
tait pas la personnalité de Kohl, sa
certitude d’avoir toujours raison, son
manque de finesse, et à l’inverse elle
était trop franche pour lui. » C’est elle
qui soutiendra le projet de Christo et
Jeanne-Claude auquel le chancelier
était vertement hostile.
À l’été 1989, Specker n’a pas trop de
peine à la rallier à sa cause. Quelques
mois plus tard, la chute du Mur, à
quelques mètres du Reichstag, et la
réunification de l’Allemagne
changent la donne. Le gouverne-
ment décide en 1991 de transférer la
capitale de Bonn à Berlin et de
redonner au Reichstag, à cheval sur
les parties Ouest et Est de la ville, son
rôle de siège du Parlement. Confier
un tel symbole à un étranger, de sur-
croît un artiste, s’avère délicat. Rita
Süssmuth prévient qu’il faut en pas-
ser par un vote à l’Assemblée.
L’équipe de Christo veut gagner les
faveurs d’un maximum de députés.
« L’annuaire des parlementaires était
devenu notre bible, on allait voir les
gens qui avaient l’air avenant »,
confie Wolfgang Volz, photographe
attitré du duo et promu chef du pro-
jet. Face aux nationalistes et aux éco-
logistes, aux indécis et aux scep-
tiques, le laïus reste le même : le
projet est artistique et non politique ;
son coût de 15 millions de dollars
sera entièrement financé par les
“Les gens se sentaient libres face à l’œuvre.
Ils n’avaient pas besoin d’être bien habillés,
de payer, de présenter une carte d’identité,
il n’y avait aucune barrière de protection.
C’était à personne et à tout le monde. ”
Michael Cullen, ancien galeriste à Berlin
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