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JEUDI 5 MARS 2020
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
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Philippe Wahl, sauveur de La Poste
Le PDG de l’opérateur postal a orchestré la création d’un pôle financier public, contrôlé par la Caisse des dépôts
PORTRAIT
C
e soirlà, Philippe Wahl a
remporté la bataille.
Nous sommes au début
du quinquennat d’Em
manuel Macron, et le ministre de
l’économie a invité le PDG de La
Poste à dîner à Bercy avec d’autres
convives. « Sur le coup de 23 heu
resminuit, Philippe Wahl et moi
sommes passés dans mon bureau
et nous avons discuté pendant
plus d’une heure de l’intérêt de
créer un pôle financier public », ra
conte Bruno Le Maire.
Le patron de La Poste poursuit
alors, depuis plusieurs années, le
projet obsessionnel de rappro
cher son groupe, dont le métier
historique, le courrier, s’effondre
progressivement, et la très renta
ble CNP, le numéro un de l’assu
rance de personnes en France, fi
liale de la Caisse des dépôts (CDC).
Le ministre ne cache pas ses « in
quiétudes sur l’avenir de La Poste ».
L’opiniâtre Philippe Wahl, expert
en dialectique, trouve les mots et
les arguments. « Il m’a con
vaincu », explique aujourd’hui le
ministre de l’économie.
Moins de trois ans plus tard,
mercredi 4 mars, l’opération est
bouclée. En donnant naissance à
un géant européen de la bancas
surance, elle doit, selon ses pro
moteurs, contribuer à assurer un
avenir à La Poste. Fort de ce suc
cès, Philippe Wahl, 63 ans, se voit
reconduit à sa tête.
Au siège du groupe, à Issyles
Moulineaux (HautsdeSeine),
aux portes de Paris, il nous reçoit
avec l’allant du VRP dans son in
terminable bureau, tout en mo
quette crème et baies vitrées, œil
pétillant, longue silhouette, sou
liers fins, costume marine ajusté.
Une allure de banquier d’affaires,
à ceci près qu’il porte le pin’s de la
flèche postale, épinglé au revers
de son veston. Il jubile.
« Une vraie performance »
L’opération, d’une complexité
rare, qu’il a orchestrée a laissé
pantois la place de Paris. « Le ra
chat de CNP était devenu un mar
ronnier, souligne, sous le couvert
de l’anonymat, un dirigeant in
dustriel passé par La Poste. Tous
les banquiers d’affaires avaient
travaillé sur le dossier. » Plus per
sonne n’y croyait. Le dernier refus
datait du mandat de François Hol
lande : PierreRené Lemas, alors
patron de la Caisse des dépôts,
avait mis son veto.
Mais, en 2017, les cartes sont re
battues. Depuis qu’Emmanuel
Macron a été élu, l’Elysée et Mati
gnon se montrent ouverts au pro
jet de Philippe Wahl, et le nou
veau patron de la Caisse des dé
pôts, Eric Lombard, y est même
tout à fait favorable.
C’est le carré magique. Un
schéma inédit sort du chapeau :
celui de l’entreprise qui absorbe et
se fait absorber. La Banque pos
tale pourra mettre la main sur la
très lucrative CNP, mais pour ne
pas être dépouillée de son trésor
de guerre, la CDC prendra le con
trôle de l’opérateur postal. Ce
n’est pas une mince affaire, car,
depuis Louis XI, La Poste était dé
tenue majoritairement par l’Etat.
Malgré la réticence de ses services
- l’Agence des participations de
l’Etat (APE) –, Bercy donne son feu
vert. « Je ne pensais même pas que
c’était possible, j’avais pensé à
tout, sauf à ça », reconnaît le ban
quier d’affaires François Pérol, co
président du comité exécutif de
Rothschild & Co, qui salue « une
vraie performance ». D’autant que
La Poste a remporté la mise sans
bourse délier.
Voilà désormais Philippe Wahl
aux commandes d’un groupe
« augmenté », gonflé de plus de
600 millions d’euros de profits
annuels et de plus de 7 milliards
de capitaux propres supplémen
taires, grâce à CNP Assurances.
Pour y parvenir, cet animal politi
que a su manœuvrer dans l’appa
reil d’Etat, qu’il connaît sur le
bout des doigts, et dans les cer
cles de pouvoir, lui qui a tant fré
quenté les dîners du Siècle, club
d’influence où se fréquentent les
élites politiques et économiques
du pays.
« Catho de gauche! »
Philippe Wahl a pourtant grandi
loin de la capitale, à Sarralbe, pe
tite ville de Moselle, entre une
mère institutrice et un père cadre
dans l’usine d’un groupe de chi
mie. Lorsqu’il monte à Paris pour
suivre ses études, il y retrouve des
cousins, issus d’une branche
aisée de sa famille, qui a quitté la
Lorraine lors de l’annexion de
- « Eux pouvaient travailler
ailleurs, ils sont partis ; nous étions
paysans et cheminots, nous som
mes restés », aimetil à raconter.
Le parcours de méritocratie répu
blicaine conduit le jeune provin
cial à intégrer Sciences Po, où il
prend la présidence de l’UNEF,
syndicat étudiant marqué à gau
che, et croise François Hollande.
Le militant chevelu, fan du mu
sicien Jimi Hendrix, rejoint en
suite les bancs de l’Ecole nationale
d’administration, aux côtés de
François Villeroy de Galhau (gou
verneur de la Banque de France),
Guillaume Pepy (exprésident de
la SNCF) ou Pierre Moscovici (an
cien ministre de l’économie).
Aujourd’hui encore, il se dit « de
gauche », tendance rose pâle. « Ca
tho de gauche! », complète Chris
tiane Marcellier, une proche qui a
longuement travaillé à ses côtés.
Lui préfère éluder ce sujet intime,
confiant seulement avoir « la foi
du charbonnier ». C’est donc « par
conviction » qu’il rejoint, en 1988,
le gouvernement de Michel Ro
card, après quelques années pas
sées au Conseil d’Etat.
Après une année à la direction
du cabinet du secrétaire d’Etat
Tony Dreyfus, il entre à Matignon
comme conseiller finance et fis
calité. Il y porte le dossier ultra
sensible de la création de la CSG,
un nouvel impôt pour financer la
Sécurité sociale, en première li
gne face à une majorité divisée, et
face à un Pierre Bérégovoy, minis
tre de l’économie et du budget,
qui n’en voulait pas.
L’adversité ne lui déplaît pas.
Lorsqu’il décide de poursuivre sa
carrière dans le privé, il entre à la
Compagnie bancaire, dans le
groupe Paribas, et défend bec et
ongles la fusion de sa banque
avec le groupe Société générale.
Lorsque BNP déclenche, en 1999,
une contreoffensive, il se jette
dans la bataille boursière, et se re
trouve finalement dans le camp
des vaincus, alors que BNP rem
porte Paribas.
Banquier aguerri, il rebondit
comme directeur général des
Caisses d’épargne, qui viennent
de prendre le statut de banques
coopératives. Les débuts sont pro
metteurs avec le charismatique
président du groupe, Charles Mil
haud, qui l’a appelé à ses côtés. « Je
suis devenu un écureuil, déclare
til, avec son éternel enthou
siasme. En deux ans, nous avions
doublé le profit, nous transfor
mions le groupe. » Mais, quatre
ans après son arrivée, il est remer
cié brutalement. « Il bousculait
l’entresoi du monde mutualiste et
empêchait Milhaud de jouir sans
limite de son poste de président »,
témoigne un ancien dirigeant des
Caisses d’épargne, sous le couvert
de l’anonymat.
« Il n’a jamais un jour sans »
Après son expérience en cabinet
ministériel, Philippe Wahl est
resté proche des réseaux rocar
diens, et en particulier de Tony
Dreyfus, qui les réunit de temps à
autre dans sa propriété de la Ri
vière, près de Fontainebleau, en
SeineetMarne. Par son entre
mise, il rencontre Vincent Bol
loré, qui le nomme, en 2005, di
recteur général du groupe Havas,
en difficulté, pour remettre la
maison au carré.
C’est le choc des cultures. Il veut
réduire les coûts et se heurte de
plein fouet aux mandarins de la
maison, Jacques Séguéla, Sté
phane Fouks ou Mercedes Erra.
« Ce job était impossible, car il
n’était ni la courroie de transmis
sion de Vincent Bolloré ni l’inspi
rateur des patrons en interne,
résume Stéphane Fouks, vice
président d’Havas. La publicité
est un monde mû par des pul
sions, des ego... cette expérience
lui a appris la complexité des or
ganisations humaines. » Moins
d’un an après son arrivée, les ba
rons obtiennent son départ, il est
exfiltré au poste de viceprési
dent du groupe Bolloré, puis
quitte l’établissement.
Après cette transition bling
bling, l’ancien haut fonctionnaire
retrouve, en 2007, le secteur ban
caire comme patron pour la
France (puis la Belgique et le
Luxembourg) de l’institution bri
tannique Royal Bank of Scotland
(RBS). Il n’est plus au cœur du pou
voir, et ses équipes sont bien
moins étoffées que par le passé.
Surtout, Philippe Wahl rentre
en fonctions, alors que se profile
la crise financière. RBS se brûlera
dans les subprimes et sera finale
ment sauvée de la faillite par
l’Etat britannique. Les creux de
sa carrière n’ont pas altéré son
énergie. « C’est quelqu’un de fon
cièrement positif, il n’a jamais un
jour sans. Et, avec ce niveau de
constance, on peut considérer
qu’il ne se force pas », dit de lui
Franck Silvent, banquier d’affai
res chez Degroof Petercam, an
cien administrateur de CNP As
surances et de La Poste.
Sa remise en selle viendra, à la
fin de 2010, du patron de La Poste,
JeanPaul Bailly, qui lui propose
de prendre la tête de La Banque
postale, puis, en 2013, de lui succé
der. François Hollande à l’Elysée
et Pierre Moscovici à Bercy, qui le
connaissent bien, valident sa no
mination sans difficultés. Depuis,
il applique tambour battant sa
feuille de route pour le sauvetage
d’une Poste minée par la dispari
tion de la lettre.
Il s’agit, pour l’essentiel, de dé
velopper le colis pour profiter de
l’essor de l’ecommerce, miser
sur la bancassurance avec le ma
riage de La Banque postale et de
CNP Assurances et développer
toute une panoplie de nouveaux
services de proximité (code de la
route, recyclage, services à desti
nation des personnes âgées...)
pour « réduire la vulnérabilité de
La Poste au courrier tradition
nel », qui ne devra pas peser plus
de 20 % des revenus du groupe à
l’avenir. Mettre la main sur CNP
constituait la pierre angulaire de
ce programme.
Cela suffiratil à sauver La
Poste, ou celleci ne faitelle que
Le PDG de La Poste, Philippe Wahl, à l’Elysée, à Paris, en septembre 2019. LUDOVIC MARIN/AFP
« Face à un choc
aussi brutal que
la disparition
progressive
de la lettre,
la transformation
du groupe
est un pari »
PHILIPPE WAHL
PDG de La Poste
gagner du temps? « Evidemme
ment, face à un choc aussi brutal
que la disparition progressive de la
lettre, la transformation du
groupe est un pari, assure Philippe
Wahl. Mais le plan que nous sui
vons est le bon. »
Le banquier d’affaires Philippe
Villin, qui, par le passé, a conseillé
le groupe postal, le conteste
ouvertement. « Philippe Wahl n’a
pas réformé le courrier, il ne s’atta
que pas au problème des effectifs
de facteurs qui distribuent les let
tres et les colis, et dont le métier est
en train de disparaître, s’agacetil.
Quand il partira, on découvrira
qu’il a mis un cataplasme sur la pé
ritonite de La Poste. »
Mais cette voix paraît isolée. La
Poste gagne de l’argent. Avec la
création de ce pôle financier pu
blic, la méthode Philippe Wahl,
qui passe par le maintien d’une
présence postale sur le territoire
et des tournées de facteurs six
jours sur sept, fait aujourd’hui
presque consensus.
véronique chocron
LES DATES
1956
Naissance à Sarralbe (Moselle),
le 11 mars.
1982
Intègre la promotion Louise
Michel de l’Ecole nationale
d’administration.
1999
Désigné directeur général
de la Caisse nationale
des caisses d’épargne.
2013
Nommé PDG du groupe
La Poste.
« Quand Philippe
Wahl partira,
on découvrira
qu’il a mis
un cataplasme
sur la péritonite
de La Poste »
PHILIPPE VILLIN
banquier d’affaires