Les Echos - 21.02.2020

(vip2019) #1
78 –LES ECHOS WEEK-END

ET MOI...


Invisibles, lesalgorithmes


numériquessontomniprésents


dans notre vie quotidienne :


santé,commerce,ingénierie,


médias,météo,rencontres...


jusque dans certaines


pratiques sexuelles


émergentes. La chercheuse


Aurélie Jeanexplique pourquoi


il ne faut pas enavoir peurtout


en restantvigilantetmaître


de ses propres comportements.


Sonlivre de chevet estAlice au paysdes
merveillesde Lewis Carroll. Elle partage
sa vie entreParis, Los Angeles etBoston,
où elle enseigne au MIT (Massachusetts
Institute ofTechnology).Diplômée de l’École
normale supérieure (ENS)Paris-Saclay
et de l’École nationale supérieure des mines
de Paris, physicienne, docteur en mécanique
et entrepreneure,AurélieJean, 38 ans,
est unpeudevenue la«VRP de choc»
des algorithmes numériques. Dans son dernier
livre,De l’autrecôté de la machine(éditions
de l’Observatoire)–une sorte de«guide
du routard»aupaysdelamodélisation
numérique –, elleexplique que«lemanque
de compréhension »des algorithmes et le déficit
d’éducation scientifique sont souventàlasource
de«lapeur,del’énervement et du procès
d’intention des citoyensface aux grands acteurs
de l’intelligence artificielle ».Faceàlamontée
des critiques de la part de certains spécialistes
des neurosciences tels que Michel Desmurget
(LaFabrique du crétin digital,Seuil),elle prône
un renforcement du dialogue entre scientifiques
et philosophespour déjouer les«biais
algorithmiques ».Elle est aussi une des rares

Vous avezécritvous-mêmesdesalgorithmes
dans lejournalisme,l’ingénierieouledomaine
médical...Peut-ondireque ce sont
des instrumentsdeprédiction?
Ils peuvent serviràprédire,àcomprendre
un mécanisme ouàorienter une action. Quand
j’ai travaillé sur les traumatismes crâniens,
il s’agissaitde prédire le risque de traumatisme
d’un individu en se basant sur l’énergie du choc
reçuàlatête. En dehors du cas de Michael
Schumacher,ilyanombre de cas où le
traumatismen’estpas évident.AuMIT,j’aifait
beaucoup de simulations de 2011à2016, dont
j’aiextrait une loi. J’ai ainsi compris certains
mécanismes du traumatisme dans le cerveau,
parexemplepourquoi selon que l’individu
reçoit un chocàlatête sous tel angle, ce sont
les zones du langage ou de la mémoire qui sont
affectées, oupourquoi lapersonneadumal
àdormir... Il faut bien comprendre que nos
«algos»sont un complément aux testsavec des
IRM. J’étais financée par l’armée américaine.
Si vous avezunsoldat sur le front qui estexposé
àune onde de pression dueàune bombe, iln’ya
pas d’IRM sur place.Avec la loi que j’ai mise
au point, onpeut dires’il yaun risque de 30%
ou de 60% d’avoir un traumatisme crânien...
Il yades effets que l’on attribue souventàdes
traumatismes psychologiques, mais qui sont
en fait le résultat de chocs physiques qui ont
endommagé le cerveau.

Vous avezrenoncéàpublier lesrésultats
de certains travauxpour desraisons éthiques.
Pourquoi?
Le 15avril 2013, ilyaeul’attentatde Boston
où deuxbombesont explosé. J’habitais à
200 mètresdelà. Certainespersonnesontété
exposéesàl’onde de pression sansavoir
de blessure visible.Quelques semaines après,
unprofesseur de Dartmouth, Dave Rosen, qui
travaille sur la reconstruction facialedes soldats,
nousaproposé d’utiliser notrealgorithmepour
mesurer le risque des participants au marathon
d’avoir untraumatisme crânien. Onafait un
modèlepour simuler labombe, mais nousavons
renoncéàpublier les résultats car les assurances
auraient pu l’utiliserpourréduireles
dédommagements.Or on nepeut pas assurer
que nos calculs sontbons à100% dans ce modèle :
il yatropdebiaispossiblespour mesurer les
pics d’énergie. Onn’apas voulu prendrelerisque
que les assureursutilisentce modèle de façon

scientifiquesàsepencher sur la«révolution
algorithmique sexuelle »en rappelant que
le cerveau est le«premier organe sexuel ».
Le magazineForbesl’aclassée parmi
les«40Françaises qui comptent en 2019 ».

Pourquoi le«pays des algorithmes»n’est
pas la destinationpréféréedes Français?
Le mot faitpeur car cela paraît difficile
et incompréhensible, même si on lit le mot
partout. Et puis, ilyal’impact des scandales
récents sur la«data»tels que l’affaire
Cambridge Analytica au Royaume-Uni. On
redoute que les algorithmes nous manipulent.
Du coup, les gens ont unapriori négatif
vis-à-vis de cette science de l’algorithmique. En
fait, le mot est ancien et vient du mathématicien
perse al-Khwarizmi, qui l’ainventéauixesiècle
de notreère. Mais le conceptmême remonte
auiiiesiècle,àl’époque du mathématicien
Euclide, quiajeté les bases du raisonnement
logique dans sesÉléments.Enréalité,
aujourd’hui, quand on en parle, on sous-entend
«algorithmes numériques »,c’est-à-dire
ceux qui ont été écrits dans un langage
informatiquepour tourner sur un ordinateur. KIM

ROSELIER

POUR

LESE

CH

OS

WE

EK


  • END


Aurélie Jean,
spécialiste
des algorithmes,
chercheuse
et enseignante
au MIT.
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