Propos recueillis par
David Barroux
et Denis Fainsilber
En quoi le métier de logisticien qui
est le vôtre est devenu stratégique?
Notre métier est peu connu et est souvent
perçu comme une fonction assez générique.
Peut-être est-ce parce que rares sont ceux
qui perçoivent à quel point notre mission est
stratégique. Une bonne ou une mauvaise
logistique peut faire ou défaire la réussite
d’une entreprise. Sans nous, rien n’est fabri-
qué, rien n’est distribué. Un logisticien est le
bras armé des industriels d’un pays. Et nous
sommes un facteur de compétitivité.
Pourquoi ce métier est-il en plein essor?
Nous avons tous été portés par la mondiali-
sation. La première vague remonte aux
années 1990, avec la mondialisation de la
production. Les usines sont parties pour
l’essentiel vers la Chine, qui permettait aux
entreprises qui ne trouvaient plus de gains
de productivité sur leur marché domestique
de réduire leurs coûts. Le mouvement a
d’abord touché les producteurs américains
et les fabricants d’électronique. Mais le
mouvement s’est ensuite généralisé. Les
Allemands qui ont pu, avec la chute du mur
de Berlin, accroître leurs capacités de pro-
duction en investissant dans l’ex-Allemagne
de l’Est ou en Pologne faisant exception.
Aujourd’hui, la Chine est devenue l’usine du
monde pour les multinationales mais aussi
pour les PME, qui conçoivent ici et font
fabriquer là-bas. Les distances entre les con-
sommateurs et les producteurs se sont
allongées. Et pour cela, toutes les entrepri-
ses ont besoin d’une logistique fiable,
robuste et au juste prix. Les logisticiens
comme nous qui sommes les descendants
d’un acteur français, Calberson, ont dû sor-
tir de leurs frontières.
même si l’assemblage final peut se rappro-
cher des principaux marchés, la Chine reste
une des principales zones de production
pour beaucoup de composants essentiels.
On pourrait donc se retrouver face à des
pénuries de certains composants indispen-
sables si la crise devait durer.
Allez-vous être affectés par la crise sani-
taire?
L’épidémie actuelle génère du stress. Cette
crise va, je pense, accélérer la réflexion des
industriels pour rééquilibrer leur sourcing.
Si l’économie ralentit à cause d’elle, nous
serons forcément impactés, mais cela
dépendra bien sûr de sa durée. Au total, la
région Asie-Pacifique ne représente que
15 % de notre chiffre d’affaires, dont un gros
tiers directement en Chine. Dans cette
région, nous avons suivi nos clients occiden-
taux en gérant le transport intercontinental
de leurs produits vers leurs marchés de con-
sommation (Europe, Amérique). Nous
gérons aussi à présent leur logistique pour le
marché asiatique, en premier lieu la Chine,
mais aussi l’Asie du Sud-Est, qui représente
un marché de 360 millions de personnes.
Soit une taille assez comparable à l’Europe.
Au-delà de cette crise, il existe encore des
opportunités de croissance.
N’êtes-vous pas un acteur un peu trop
petit?
Avec plus de 8 milliards de chiffre d’affaires,
nous sommes dans le Top 10 mondial – le
septième – et le Top 5 européen. Le marché
de la logistique reste extrêmement frag-
menté. C’est un marché total de 5.600 mil-
liards de dollars, qui n’a pour l’instant été
externalisé vers des logisticiens qu’à hauteur
de 2.600 milliards. Notre métier va conti-
nuer de se consolider, mais avec ou sans
croissance externe, il reste d’importantes
possibilités de croissance organique pour
une activité qui progresse plus rapidement
que le PIB mondial. Aux Etats-Unis, 60 % du
marché est sous-traité à des spécialistes, en
Asie ce n’est que 40 % sur certains pays.
Est-ce un métier de plus en plus
difficile?
C’est un métier complexe qui demande de
lourds investissements dans l’informatique,
car il faut avoir la capacité de gérer des ton-
nes de données. Et au-delà du challenge des
compétences et des ressources humaines, il
faut gérer une véritable complexité géogra-
phique. Dans un simple iPhone par exem-
ple, il faut intégrer des composants prove-
nant de 43 pays! Le métier du logisticien,
c’est de gérer les flux et d’anticiper sur les
aléas. La liste des fonctions que nous assu-
rons ne cesse de s’allonger : on transporte,
on stocke, on gère des entrepôts, on peut
même prendre des commandes dans des
call centers. Avec la logique de l’économie
circulaire, un logisticien est maintenant
capable d’aller chercher des produits pour
les réparer ou les démonter. Et on doit
apprendre à travailler avec des partenaires
pour être capables de proposer une couver-
ture mondiale.
Que change pour vous le boom
de l’e-commerce?
Les exigences du client final ont changé.
Aujourd’hui, il veut pouvoir être livré 365
jours par an, en moins de 24 heures... Il est
devenu intolérant aux retards et aux défauts.
Tout en ayant parfois du mal à admettre
qu’un service de qualité qui a une valeur
puisse aussi avoir un coût. C’est aussi une
activité complexifiée par les pics d’activité. Il
peut y avoir un afflux à certaines périodes, et
il faut apprendre à bien dimensionner notre
appareil de livraison sachant que cette vague
ne va faire que monter. L’e-commerce est
extrêmement complexe à gérer pour nos
Notre monde n’est-il pas devenu trop
interdépendant?
Trop, je ne sais pas, mais interdépendant,
c’est certain. Mais les industriels ont aussi
tiré les leçons du passé et ils savent qu’il ne
faut pas dépendre d’un seul fournisseur ou
d’une seule base de production. Beaucoup
d’entreprises ont déjà réduit le risque de leur
chaîne d’approvisionnement.
Mais la crise chinoise montre
que nous sommes vulnérables?
Si la crise chinoise dure, cela aura forcément
un impact, mais les entreprises ont com-
mencé à réduire leur dépendance à la Chine.
Elles n’ont pas forcément fermé d’usines chi-
noises, mais leurs extensions de capacités se
sont faites au Vietnam, en Malaisie, en
Thaïlande... Et nous assistons aussi à un
phénomène de « nearshoring », de retour
progressif d’une partie des capacités
d’assemblage final dans les zones plus pro-
ches des grands bassins de consommation,
au Mexique, en Europe de l’Est ou dans le
bassin méditerranéen. Le fait que la politi-
que économique américaine fasse du rapa-
triement d’une partie des capacités de pro-
duction une priorité pourrait même
accélérer la tendance. Mais il est vrai que
« Nous assistons à un
phénomène de retour
progressif d’une partie
des capacités d’assem-
blage final dans les zones
plus proches des grands
bassins de consommation,
au Mexique, en Europe
de l’Est ou dans le bassin
méditerranéen. »
Son actualité
lGeodis, qui appartient à la SNCF, est
une des pépites du groupe public en
termes de rentabilité.
lCoiffant plusieurs métiers, dont le
transport et l’entreposage pour le
compte de grands clients mondiaux, il
s’est hissé au septième rang mondial de
la logistique et mène une stratégie
assez indépendante vis-à-vis de l’opéra-
teur ferroviaire.
Son parcours
lDiplômée de l’Essec, Marie-Christine
Lombard a commencé sa carrière dans le
secteur bancaire chez Chemical Bank et
Paribas aux Etats-Unis et en France.
lElle rejoint le secteur du transport ex-
press en 1993 en devenant directrice fi-
nancière, puis directrice générale de Jet
Services. Elle devient par la suite prési-
dente de TNT Express France lors du ra-
chat de Jet Services par TNT.
lEn 2004, elle devient PDG de l’ensem-
ble de la division Express, puis présiden-
te du directoire lorsque TNT Express de-
vient une société cotée indépendante.
lEn 2012, elle rejoint le groupe Geodis
en tant que directrice générale, puis pré-
sidente du directoire un an plus tard.
Geodis
clients, obligés de s’adresser à un logisticien
pour avoir un coût moyenné acceptable.
Amazon, qui se développe dans
la logistique, est-il un concurrent?
Par principe, la concurrence ne nous
inquiète pas. Amazon, c’est à la fois un
groupe qui assure ses propres livraisons et
qui fait appel à des partenaires. C’est un con-
current comme un client, dont l’exigence
nous fait progresser. A l’image de tous les
géants développant des places de marché, ils
vont contribuer à tirer le besoin en logisti-
que. Ils vont faire croître le marché, mais je
ne voudrais pas dépendre d’eux. Chez Geo-
dis, pas un de nos clients ne représente plus
de 2 % de notre chiffre d’affaires.
Pouvez-vous encore innover pour capter
une part croissante de ce marché?
Notre métier dans l’express va au-delà du
simple colis. On peut livrer en 12 heures en
France des colis qui font en moyenne
25 kilos, mais nous pouvons monter jusqu’à
une tonne. Mais comme les exigences mon-
tent, on travaille aussi sur des livraisons en
2 heures en recourant au « crowdsourcing ».
Nous menons des tests à New York avec une
appli, pour voir si des particuliers qui
empruntent régulièrement une route peu-
vent prendre au passage des paquets et les
livrer. On peut utiliser les coffres vides. Le
plus grand gâchis, c’est de ne pas utiliser des
ressources disponibles.
Etre une filiale de la SNCF, est-ce un plus
ou un frein?
C’est clairement positif. Sans la SNCF, Geodis
n’existerait pas. L’origine du groupe remonte
à 1961, date à laquelle la SNCF, via sa filiale de
participations Sceta, a pris le contrôle de Cal-
berson. En 1995, avec la fusion d’autres filia-
les de Sceta dans le transport et la logistique,
Calberson est devenu Geodis. Cela prouve
que la SNCF est un actionnaire de long
terme, qui a permis l’émergence d’un leader
logisticien français de taille mondiale.
Mais la SNCF est endettée, ce qui pour-
rait vous empêcher de procéder à des
acquisitions?
La SNCF a toujours été en soutien de Geodis.
En 2015, nous avons pu procéder à une opé-
ration de croissance externe pour nous ren-
forcer aux Etats-Unis avec l’acquisition
d’OHL. Nous sommes une filiale créatrice de
valeur pour la SNCF, avec une contribution
très positive en cash. Pour nous permettre de
renforcer notre couverture géographique,
nous étudions des dossiers de croissance
externe en Asie, en Europe du Nord et en
Amérique. Avec un endettement inférieur à
deux fois notre Ebitda, je pense qu’un bon
projet se finance toujours.n
« Amazon, c’est un
concurrent comme
un client, dont l’exigence
nous fait progresser. »
« Les entreprises ont commencé
à réduire leur dépendance
à la Chine »
MARIE-CHRISTINE LOMBARD
Présidente du directoire de Geodis
Les Echos Vendredi 21 et samedi 22 février 2020 // 13
le grand entretien