Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

6 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi 6 Mars 2020


U


n mois et demi plus tard, ils sont tou-
jours confinés. Depuis le 23 janvier,
les 11 millions d’habitants de la ville
de Wuhan, berceau du Covid-19, vivent cloî-
trés chez eux. Plus largement, c’est toute la
province du Hubei, soit 58 millions de per-
sonnes, qui est soumise à une longue et
stricte mise en quarantaine. Certes, le régime
chinois se targue ces derniers jours de «maî-
triser» l’épidémie, communique des chiffres
encourageants, insiste sur une décrue quoti-
dienne du nombre de contaminations et de
victimes. Le pays reste, de loin, celui qui de-
meure le plus touché par l’épidémie : jeudi, le
bilan total en Chine continentale s’élevait
à 80 410 cas d’infections recensés et dépassait
la barre des 3 000 morts dont plus de 96 % ont
été enregistrés dans le Hubei.
«Malgré quelques signes prometteurs, la situa-
tion reste alarmante et compliquée, avec beau-
coup de pression et d’incertitudes», écrivait en
début de semaine l’agence de presse officielle
Chine nouvelle. Le confinement drastique de
la province et les mesures «de temps de
guerre» se doublent ainsi d’histoires ubues-
ques, parfois tragiques. Faute de lits disponi-
bles, une femme diagnostiquée malade a
d’abord été refoulée d’un hôpital à Wuhan.
Trois semaines plus tard, les autorités l’ont
placée de force en quarantaine dans une
structure de soin, alors qu’elle était pourtant

des photos. Ces temps-ci, la vie paraît
si lente. J’ai retrouvé de vieilles cartes posta-
les et des lettres de mes années lycée. Cela
m’a rappelé mon adolescence. Je me suis dit
que j’allais écrire davantage, écrire pour
mieux me souvenir de cet épisode de ma vie.
Quoi qu’il arrive.»

Zi, 28 ans
«Bouleversée au début,
je me sens aujourd’hui apaisée
et pleine d’espoir»
«Ma famille et moi restons à la maison depuis
que la ville est confinée. Cette quarantaine
est nécessaire et c’est un moyen efficace pour
contenir la propagation du virus. En plus, je
peux profiter de mes proches que je vois rare-
ment car je travaille dans la province du
Gansu [dans le nord du pays] pour une ONG
qui donne des cours aux enfants des quar-
tiers défavorisés. J’aurais dû reprendre
le 25 février. A cause de l’épidémie, j’ai donc
commencé un programme d’enseignement
en ligne, je leur fais cours en direct. Les élè-
ves écoutent et regardent avec le téléphone
de leurs parents. Je préférerais les avoir en
face, mais c’est mieux que rien. J’ai la chance
de pouvoir exercer mon métier et d’être en-
core payée.
«Mon père travaille pour une entreprise de
construction et n’a pas touché son salaire.
Idem pour mon frère qui est décorateur indé-
pendant. Dans ces moments de crise, il faut
se soutenir mutuellement. Bouleversée au
début de l’épidémie à cause des mauvaises
nouvelles, je me sens aujourd’hui plus apai-
sée et pleine d’espoir en voyant le nombre
d’infections et de morts diminuer.»
Recueilli par VALENTIN CEBRON

(1) Les prénoms ont été changés.

nouvelles infections par milliers, la mort d’un
tas de personnes et le manque de lits pour soi-
gner les malades. C’était horrible : je me suis
plusieurs fois réveillé en sursaut la nuit après
avoir rêvé d’être contaminé. Finalement, tout
est rentré dans l’ordre et aujourd’hui, nous al-
lons bien. A la maison, on garde quand même
une distance d’au moins 1 m 50 et le soir, cha-
cun reste dans sa chambre. Ces jours-ci, la si-
tuation semble s’améliorer même si nous
sommes toujours sous cloche. J’aimerais pou-
voir sortir, respirer à nouveau l’air frais et re-
tourner en Allemagne. Mais même là-bas, le
coronavirus commence à devenir préoccu-
pant.»

Rui, 26 ans
«La situation était en réalité
beaucoup plus grave
que ce qu’on nous disait»
«Je me suis d’abord inquiétée lorsque les au-
torités ont verrouillé la ville et que le nombre
de morts a commencé à exploser. Jour après
jour, les chiffres n’ont fait qu’augmenter. Sur
Weibo [le Twitter chinois, ndlr], j’ai vu de
nombreux messages qui ont ensuite été sup-
primés. La situation était en réalité beaucoup
plus grave que ce qu’on nous disait. Tous
ces malheurs causés par le virus m’ont ren-
due tellement triste. Heureusement, mes
proches sont en bonne santé. J’habite
en banlieue à 60 km de Wuhan et nous ne
manquons pas de légumes grâce à notre po-
tager. La viande, la farine ou les produits mé-
nagers peuvent être achetés puis livrés à no-
tre porte par les chefs du village. Pour ne pas
trop m’ennuyer, j’apprends à mieux cuisiner
et je joue aux cartes avec mon frère et mes
parents.
«Mercredi, le ciel était ensoleillé et il faisait
bon. Je suis sortie dans le jardin pour prendre

guérie, rapporte CNN. Après la mort d’un réali-
sateur et de trois membres de sa famille, tous
contaminés dans l’appartement où ils vi-
vaient ensemble, le média en ligne Caixin,
a remis en question «la politique de quaran-
taine à la maison imposée» à Wuhan. Plus ré-
cemment, la découverte d’un enfant de 5 ans
retrouvé seul aux côtés de son grand-père, dé-
cédé quelques jours plus tôt, a provoqué la co-
lère sur la Toile chinoise. Censurés sur les ré-
seaux sociaux et craignant des représailles,
certains habitants de la ville fantôme de Wu-
han osent difficilement se confier. D’autres,
en revanche, soutiennent les fortes restric-
tions mises en place par le gouvernement.
Emplis d’un sentiment d’ennui, de tristesse,
parfois d’espoir, trois Wuhannais (1) enfermés
depuis près de quarante-cinq jours racontent
à Libération leur quotidien bouleversé.

Hailong, 28 ans
«Les deux premières semaines
ont été les plus difficiles
psychologiquement»
«J’étais censé rentrer en Allemagne car je pré-
pare un doctorat à Dresde, mais je suis bloqué
à Wuhan où vit toute ma famille. Les deux
premières semaines de quarantaine ont été
psychologiquement les plus difficiles. Mon
frère a attrapé un rhume et s’est mis à tousser.
Par crainte qu’il soit infecté, je lui ai demandé
de s’isoler et de me montrer chaque jour sa
température. J’ai aussi dû mesurer celle de
ma grand-mère qui a 88 ans et dont le sys-
tème immunitaire est affaibli. Elle est montée
à 37,6 °C à plusieurs reprises et mes parents
ont failli l’envoyer à l’hôpital si elle dépassait
les 38 °C. J’ai eu moi-même mal à la gorge et
me suis parfois demandé si je n’avais pas at-
trapé le virus. En même temps, le chaos ré-
gnait dehors. On apprenait tous les jours les

A Wuhan, «cette quarantaine est nécessaire»


Quarante-cinq jours après
la mise sous cloche de la ville
chinoise, point de départ de
l’épidémie, «Libé» a recueilli le
témoignage de trois habitants.
La panique initiale retombée, ils
se sont résignés au confinement.

QUAND PÉKIN
CENSURAIT
A partir du 31 décembre,
les expressions
«pneumonie inconnue
de Wuhan» ou «marché de
fruits de mer de Wuhan»
ont commencé à être
censurées sur les réseaux
sociaux chinois. Une
étude de Citizen Lab,
un institut rattaché
à l’université de Toronto,
affirme que Pékin
a entamé cette censure
dès les débuts de
l’épidémie. Les autorités
n’avaient pas encore
officiellement reconnu
la gravité du virus. Elles
l’ont fait le 20 janvier.
Le 31 décembre, c’est
le jour où la «commission
municipale de la santé
de Wuhan a publié son
premier avis sur la
maladie», indique l’étude.
Pis : «YY, une plateforme
de streaming en direct,
a commencé à censurer
les mots-clés liés à
l’épidémie un jour après
que des médecins (dont
le docteur Li Wenliang,
décédé depuis) ont tenté
d’avertir le public sur le
A Wuhan, mercredi. La ville chinoise est en quarantaine depuis le 23 janvier. PHOTO REUTERS virus [le 30 décembre].»

ÉVÉNEMENT

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