6 |international MARDI 3 MARS 2020
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Accord historique entre Washington et les talibans
Le texte signé samedi à Doha prévoit le retrait progressif des troupes américaines après dixhuit ans de guerre
C’
est un moment qui
marquera l’histoire
de l’Afghanistan,
sans que l’on puisse
savoir si c’est pour le meilleur ou
pour le pire. Les deux principaux
acteurs d’une guerre afghane qui
dure depuis dixhuit ans, Améri
cains et talibans, ont signé, sa
medi 29 février, à Doha (Qatar),
un accord ouvrant, dans les qua
torze prochains mois, la voie au
retrait total du pays de toutes les
forces étrangères, dont celles des
EtatsUnis. Cet accord promet le
lancement, le 10 mars, d’une né
gociation de paix interafghane
garantissant l’arrêt permanent
des combats.
De mémoire de diplomate, c’est
l’un des rares cas où une grande
puissance conclut un tel accord
avec une partie qui n’est pas un
Etat, mais un simple mouvement
insurgé. Les EtatsUnis entendent
ainsi mettre fin au plus long
conflit de leur histoire.
Dans le même temps, comme
en écho, à Kaboul, les gouverne
ments américain et afghan, par les
voix du secrétaire américain à la
défense, Mark Esper, et du prési
dent, Ashraf Ghani, ont fait une
déclaration conjointe réaffirmant
l’engagement de Washington à
soutenir les institutions afghanes.
Une promesse que le secrétaire
général de l’OTAN, Jens Stolten
berg, et de nombreux ambassa
deurs occidentaux, également
présents, ont prise à leur compte.
Une façon d’inviter les talibans à
ne pas crier victoire trop tôt. Mais
cette déclaration commune vise
aussi à contraindre les autorités
de Kaboul à respecter les grandes
lignes fixées par l’accord de paix
américanotaliban.
La cérémonie de signature de
Doha est d’abord le fruit d’une
« réduction de violence » obser
vée, en Afghanistan, pendant
sept jours, conformément aux
engagements pris, le 22 février,
par les deux parties, en gage de
bonne volonté, et qui se poursui
vait toujours lundi 2 mars. Une
source sécuritaire afghane, inter
rogée par Le Monde, indique que,
pour la journée de vendredi 28 fé
vrier, le nombre d’attaques taliba
nes a chuté de soixantedix, en
moyenne auparavant, à quatre.
Ce calme inédit en Afghanistan
a été notable. Selon l’Organisa
tion des Nations unies (ONU), la
population est sortie le soir et n’a
pas caché sa joie. Elle a pu accéder
à des zones jugées jusquelà dan
gereuses. Les grands axes routiers
qui traversent le pays ont été libé
rés des barrages talibans. De quoi
susciter un large espoir sans pour
autant lever toutes les craintes.
« Un accord conditionné »
L’accord signé à Doha, en pré
sence d’une trentaine de repré
sentants étrangers – quelques
ministres des affaires étrangè
res, dont celui du Pakistan, des
envoyés spéciaux pour l’Afgha
nistan et des ambassadeurs –,
reste en grande partie secret. Si
gné par Zalmay Khalilzad, le chef
de la délégation américaine
chargée de la négociation, sous
le regard du secrétaire d’Etat
américain, Mike Pompeo, et du
mollah Abdul Ghani Baradar,
cofondateur du mouvement tali
ban, entouré de dignitaires, il
comporte des annexes confiden
tielles. Elles portent, notam
ment, sur les modalités de dé
part des troupes américaines et
les termes d’une coopération en
matière de sécurité.
L’idée centrale, en revanche, fi
gure dans un document de quatre
pages, rendu public samedi. Les
EtatsUnis ont accepté de rame
ner leurs troupes de 12 000 à
8 600 soldats et d’évacuer cinq ba
ses dans les 135 jours suivant l’ac
cord. Ils poursuivront leur retrait
total au cours des neuf mois et
demi suivants, contre la réduc
tion drastique de la violence et
l’ouverture effective, le 10 mars,
d’une négociation de paix inte
rafghane entre les talibans et les
principaux acteurs de la scène po
litique du pays. En contrepartie,
les insurgés se sont engagés à in
terdire l’accès au territoire à tout
groupe djihadiste. « C’est un ac
cord conditionné », répètent à
l’envi les diplomates américains.
Ce résultat a été obtenu au
terme de discussions entamées
au cours de l’été 2018, après que
Washington a brisé un tabou : un
dialogue direct avec les insurgés
talibans. Depuis 2013 et une pre
mière tentative d’approche, cette
option était impensable, car le
gouvernement de Kaboul risquait
de perdre toute crédibilité pour
mener de futurs pourparlers. Les
premiers échanges ont porté sur
des mesures dites « de con
fiance » : le sort des derniers pri
sonniers talibans ; le retrait des
noms de responsables talibans de
la liste des sanctions du Conseil
de sécurité de l’ONU et la recon
naissance officielle du bureau de
représentation talibane à Doha,
que bloquait Kaboul.
La nomination par M. Pompeo,
en septembre 2018, de M. Khalil
zad, exambassadeur américain à
Kaboul, pour mener la négocia
tion, a marqué les esprits. D’ori
gine afghane, il connaissait déjà
la plupart de ses interlocuteurs.
Début 2019, les talibans ont éga
lement consolidé leur délégation
en y adjoignant le mollah Bara
dar. L’arrêt brutal du processus
par M. Trump, le 7 septembre, la
veille de la signature d’un accord,
n’a pas éteint tous les espoirs.
« Les deux camps voulaient en fi
nir et avaient le même objectif, le
départ des troupes américaines,
cela facilite les choses », confie un
diplomate occidental, partie pre
nante de cette négociation, joint
par Le Monde.
Néanmoins, les écueils restent
nombreux. De fortes tensions
existent actuellement sur la
question des prisonniers tali
bans. L’accord stipule que 5 000
d’entre eux seront libérés avant le
début du dialogue interafghan.
Ces combattants sont détenus
dans les geôles du gouvernement
afghan. Or, ce dernier refuse de
céder à un oukase et considère
qu’il se priverait d’un atout ma
jeur lorsqu’il devra négocier avec
les talibans. Les insurgés doivent,
en échange, libérer un millier de
membres des forces afghanes.
Dimanche, le président Ashraf
Ghani a confirmé qu’il « n’y
[avait] pas d’engagement à libérer
5 000 prisonniers » comme évo
qué dans l’accord. Selon lui, un
échange pourrait « faire partie
des discussions intraafghanes,
mais ne peut pas être un prérequis
à des négociations ».
Force « antiterroriste »
L’autre interrogation concerne la
présence de soldats américains
sur le sol afghan. Posé par les tali
bans comme un préalable à tout
accord, le départ de toutes les
troupes étrangères du pays est
loin d’être acquis. Au sommet de
Davos, fin janvier, le président
Trump avait indiqué qu’il laisse
rait une force « antiterroriste »
dans le pays quoi qu’il arrive, une
position également défendue par
le Pentagone et des piliers du
Parti républicain.
De même, l’accord précise que
les EtatsUnis chercheront des
sources de financement pour les
forces de sécurité afghanes, dont
la formation, les salaires et les
achats d’équipement dépendent,
aujourd’hui, entièrement du con
tribuable américain. Ces liens ne
seront pas aisément rompus.
L’accord de Doha ouvre, enfin, la
porte aux véritables négociations
de paix en Afghanistan, entre les
talibans et le pouvoir de Kaboul,
permettant d’installer le pays dans
la paix en intégrant les insurgés
d’hier au sein des institutions et
des forces armées. « Le plus dur
reste à faire, confie un cadre de
l’ONU à Kaboul, d’autant plus que
le gouvernement ne s’est pas encore
mis en ordre de marche. » En effet,
autant les talibans semblent en or
dre de bataille pour cette négocia
tion, autant les principaux acteurs
politiques afghans apparaissent
encore profondément divisés.
Ashraf Ghani est en guerre
ouverte avec son numéro deux,
le chef de l’exécutif, Abdullah Ab
dullah. Le premier a été déclaré,
le 18 février, vainqueur de l’élec
tion présidentielle du 28 sep
tembre. Le second conteste un
résultat entaché de fraude et en
tend former son propre gouver
nement parallèle. Les EtatsUnis
ont eu le plus grand mal à con
vaincre M. Ghani de repousser la
date de sa prestation de serment
du 27 février au 9 mars.
Vendredi, la présidence, à Ka
boul, assurait que la délégation de
douze à quinze personnes – avec à
sa tête, vraisemblablement, le
ministre de la paix, Abdul Salam
Rahimi –, chargée de discuter avec
les talibans, n’était pas encore to
talement constituée, « faute de
consensus entre les différentes
sensibilités politiques du pays ».
Pour sa part, la présidente de la
commission indépendante pour
les droits humains en Afghanis
tan, Shaharzad Akbar, a rappelé,
samedi, qu’audelà du problème
de la composition de la déléga
tion gouvernementale pour la
paix se posait aussi l’absence de
préparation sur des sujets sou
vent négligés comme les femmes.
« Respect sincère »
Sur le fond, le pouvoir à Kaboul dé
fend une république islamique
fondée sur des valeurs humanis
tes et de tolérance, garanties par
une Constitution et un régime dé
mocratique. Face à lui, les talibans
ont toujours milité pour l’instau
ration d’un émirat islamique régi
par les règles religieuses et non
par le vote. Le chef militaire et vé
ritable numéro un des talibans,
Sirajuddin Haqqani, a néanmoins
déclaré, dans une tribune publiée
par le New York Times, le 20 février,
que son mouvement était « plei
nement engagé à travailler avec les
autres parties » dans un « respect
sincère, afin de convenir d’un nou
veau système politique inclusif ».
Washington, par la voix de ses
diplomates, craint, en privé, que
M. Ghani ne soit tenté de pourrir
le processus pour conserver son
pouvoir. M. Pompeo a d’ailleurs
assuré qu’il était « temps de se con
centrer non sur la politique électo
rale, mais sur la prise de mesures
en vue d’une paix durable ». Quel
ques jours avant la signature de
l’accord à Doha, il a tenu à rappe
ler que la priorité du pouvoir à Ka
boul devrait être de se présenter
face aux talibans avec une équipe
« totalement représentative ».
En dépit de ces inconnues, qui
peuvent faire échouer le proces
sus, un vent nouveau souffle sur
l’Afghanistan. Plus de 100 000 ci
vils ont été tués ou blessés de
puis 2010, selon l’ONU, et le con
flit a coûté aux contribuables
américains, depuis 2001, l’équi
valent de plus de 915 milliards
d’euros en dépenses militaires et
de reconstruction. La lassitude
d’une guerre interminable a pesé
dans la décision d’y mettre fin
des Américains et des talibans.
Les insurgés, qui avaient pour
proverbe à l’adresse de leur en
nemi : « Vous avez la montre,
nous avons le temps », ont peut
être fini par en manquer.
jacques follorou
Le secrétaire
d’Etat
américain,
Mike
Pompeo,
à Doha,
au Qatar,
le 29 février.
GIUSEPPE CACACE/AFP
Depuis 2001,
la guerre a coûté
l’équivalent
de plus de
915 milliards
d’euros aux
contribuables
américains
LES DATES
7 OCTOBRE
Au lendemain des attentats du
11-Septembre, Washington a
posé un ultimatum au chef des
talibans qui contrôlent alors
l’Afghanistan, le mollah Omar,
pour qu’il livre Oussama Ben
Laden et démantèle les camps
d’entraînement. Une coalition
menée par les Etats-Unis
lance une opération militaire
en Afghanistan.
2014
Septembre Après une élection
présidentielle contestée,
Ashraf Ghani devient président.
8 décembre Les Américains et
l’OTAN mettent fin à leurs mis-
sions de combat en Afghanistan,
pour ne passer qu’à un rôle de
soutien et d’entraînement. Mais
le président américain Barack
Obama autorise des opérations
contre les talibans et Al-Qaida.
A son pic, la mission de l’OTAN
et de leurs alliés a impliqué
130 000 soldats étrangers sur
le sol afghan.
15 OCTOBRE
Le président Barack Obama an-
nonce que 9 800 militaires amé-
ricains resteront dans le pays
jusqu’à l’issue de son second
mandat, à la fin 2016.
AOÛT
Le président américain Donald
Trump annonce l’envoi
de nouvelles troupes.
SEPTEMBRE
Zalmay Khalilzad, ex-ambassa-
deur américain à Kaboul, est
désigné chef d’une délégation
chargée de négocier directe-
ment avec les insurgés talibans.
22 FÉVRIER
Début d’une trêve de sept jours,
prélude à la signature d’un ac-
cord de paix américano-taliban.
Les Etats-Unis
entendent ainsi
mettre fin
au plus long
conflit
de leur histoire
Les Afghanes inquiètes pour leurs droits
Les Afghanes sont partagées entre soulagement, après une se-
maine de calme qui leur a permis des activités jusqu’alors impos-
sibles, et inquiétude du fait de l’absence d’engagement sur les
droits fondamentaux et notamment les droits des femmes dans
l’accord signé entre les Etats-Unis et les talibans. Interrogée par
l’AFP, une étudiante de 20 ans, Fazila Salehi, s’enthousiasme
d’avoir passé, fin février, une soirée avec les siens hors de la mai-
son familiale grâce à la trêve. « C’était la meilleure semaine de ma
vie », s’émerveille-t-elle. Mais « nous avons peur. En tant que
femme, je ne m’attends pas à être autorisée à sortir et à jouir de la
même liberté que celle dont je jouis actuellement », s’inquiète-t-elle.