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MERCREDI 4 MARS 2020 international| 5
Des réfugiés afghans près
de la frontière turcogrecque,
à Karakasim, au sud d’Edirne
(Turquie), le 2 mars.
BRYON SMITH POUR « LE MONDE »
Turquie de la Grèce, trois jeunes
Syriens discutent de la suite de
leur périple. Après avoir attendu
plus de vingtquatre heures au
postefrontière de Pazarkule,
sans résultat, ils se demandent
s’ils ne vont pas tenter de traver
ser le fleuve à la nage.
Tous trois originaires d’AlepEst,
ils ont trouvé refuge en Turquie en
décembre 2016, quand la ville est
tombée aux mains du régime. Dé
sormais, ils veulent partir. « Mon
père, ma mère, mon frère ont été
tués en Syrie. Si j’étais resté, je serais
mort moi aussi. Avec leur sale
guerre, Assad et Poutine nous ont
poussés vers Erdogan. Aujourd’hui,
Erdogan nous pousse vers les
Européens. Nous sommes juste des
pions sur un échiquier », explique
Naël, 21 ans.
« Des instruments de pression »
Aperçus au bord des routes, dans
les bois, à travers champs, le long
du fleuve Evros, où ils ont établi
des campements de fortune, les
réfugiés, en majorité des jeunes
hommes et des familles avec en
fants, sont présents tout le long de
la frontière entre la Grèce et la Tur
quie, longue de 204 kilomètres.
Près de 5 000 à 10 000 d’entre
eux sont rassemblés depuis trois
jours dans la zone tampon de
Pazarkule qu’ils refusent de quit
ter, croyant encore au miracle.
Les Turcs les ont laissés passer,
les Grecs les repoussent en les as
Le chantage d’Ankara place les Européens
devant leurs responsabilités
En ouvrant la route vers l’UE aux réfugiés, les autorités turques espèrent une révision des
conditions politiques et des contreparties financières de la présence de migrants de Syrie
bruxelles bureau européen
L’
Union européenne (UE)
passe à nouveau l’exa
men de la solidarité. Rat
trapés par la guerre en Syrie, les
ministres de l’intérieur chargés
des migrations, puis ceux des af
faires étrangères, vont tenter,
cette semaine, de parer au plus
pressé. Incapable de lancer une
politique proactive dans la phase
actuelle du conflit, autour d’Idlib,
l’UE est confrontée au scénario le
plus noir – mais pas le plus impré
visible – qu’elle redoutait : une
fièvre migratoire sur son flanc
sud, en raison de la décision de la
Turquie de laisser passer les mi
grants vers le continent. Celleci
suscite déjà une forte tension en
Grèce, où des milliers de candi
dats à l’asile végètent, dans des
conditions déplorables, notam
ment sur l’île de Lesbos.
Pour l’heure, les chiffres avancés
par Ankara – autour de 100 000
personnes seraient sur la route –
ne reflètent pas la réalité des flux.
Ils visent surtout à effrayer et à
créer un effet miroir par rapport à
la crise migratoire de 2015, qui
avait profondément divisé l’UE et
nourri la poussée des forces po
pulistes. Lundi, la chancelière al
lemande, Angela Merkel, a jugé
« inacceptable » que la Turquie
fasse pression sur l’UE « sur le dos
des réfugiés ».
« Du bluff »
Le chef de la diplomatie euro
péenne, Josep Borrell, était at
tendu à Ankara mardi 3 mars.
Pendant ce temps, le président du
Conseil européen, Charles
Michel, la présidente de la Com
mission, Ursula von der Leyen, et
celui du Parlement, David Sassoli,
devaient se rendre dans la ville
grecque frontalière d’Orestiada.
Les autorités locales y ont sus
pendu, pour un mois, l’enregistre
ment des demandes d’asile, sans
base juridique solide, selon les
Nations unies.
Un sentiment d’urgence agite
l’UE – surtout les Etats directe
ment concernés –, qui voit les
autorités turques créer un appel
d’air, en exploitant l’attention que
suscite le déplacement de près
d’un million de personnes dans la
région d’Idlib. « Il y a manifeste
ment des mouvements migratoi
res vers la Grèce et la Bulgarie qui
ne sont pas spontanés, relève une
source diplomatique française. Ils
concernent d’ailleurs des migrants
déjà présents sur le territoire turc,
et qui ne sont pas tous syriens. »
Les ministres des affaires étran
gères des VingtSept se réuniront
en conseil extraordinaire le
6 mars à Zagreb, la capitale de la
Croatie, deux jours après leurs
collègues de l’intérieur, à Bruxel
les. Ils tenteront de formaliser un
soutien à la Grèce et d’adresser un
message clair à la Turquie. Il s’agit
de renforcer la mission Frontex,
avec la mobilisation de
1 500 membres de patrouilles ter
restres et maritimes.
« Tout ce débat sur Frontex est du
bluff, s’émeut toutefois Gerald
Knaus, président du cercle de ré
flexion European Stability Initia
tive (ESI) et spécialiste des rap
ports UETurquie. La police
aux frontières n’a pas les moyens
légaux d’agir et de repousser les
bateaux, voire d’ouvrir systémati
quement le feu, ce serait en contra
vention avec les lois européennes
et le droit international. Depuis
quelques jours, la détérioration ra
pide sur le terrain montre ce qui
se passe sans accord avec Ankara.
C’est le rêve de Trump et d’Orban :
mentaires au versement de 6 mil
liards d’euros au total – dont 3 mil
liards agréés dès 2015 – pour des
projets humanitaires. Des facilités
pour les voyageurs turcs désireux
de se rendre dans l’UE et la moder
nisation d’un accord d’union
douanière étaient promises.
Un « deal 1 + 1 » indiquait, quant à
lui, que, pour un migrant irrégu
lier renvoyé de Grèce vers la Tur
quie, un demandeur d’asile syrien
serait « réinstallé » dans l’UE. Un
système qui, selon Bruxelles, a
fonctionné correctement. La Com
mission indique, par ailleurs, que
4,7 milliards d’euros sont engagés
à ce stade et 3,2 milliards effective
ment versés. « Pas au gouverne
ment turc, mais à une centaine
d’organisations qui ont mis en
œuvre une centaine de projets », in
siste un porteparole. Les autorités
d’Ankara, qui ont besoin de finan
cements européens pour les réfu
giés sur son sol, réclament depuis
longtemps que cet argent arrive
directement dans leurs caisses.
Sur Twitter, le porteparole de la
présidence turque a rejeté toute
instrumentalisation de la ques
tion migratoire. « Ceux qui se dis
putent sur la façon de traiter
quelques milliers de réfugiés osent
critiquer un pays avec 3,7 millions
de réfugiés, pour avoir dit que
“trop, c’est trop”. L’hypocrisie géné
ralisée est malhonnête et hon
teuse! », écrivait M. Altun.
Avant l’accord de 2016, le nom
bre de réfugiés syriens s’était
élevé à 1 million. Dans l’année qui
suivit, il retomba à 26 000, preuve
de l’efficacité du partenariat, rap
pelle ESI. D’où la nécessité, dans
l’intérêt de tous, d’un nouvel
accord migratoire avec Ankara.
« Nous nous concentrons sur le
dialogue avec la Turquie, même si
la réponse qu’elle apporte en ce
moment n’est pas appropriée »,
commenteton à Bruxelles.
Pour éviter une autre crise ma
jeure, il faudra probablement sa
tisfaire, en partie, les demandes
turques, surtout financières.
piotr smolar
et jeanpierre stroobants
plus de droit d’asile, le gaz lacry
mogène, les réfugiés repoussés. Il y
a quelques années, l’Europe s’en
serait étranglée. »
Pour l’heure, la Bulgarie n’a pas
formellement requis une aide
européenne. Le premier ministre,
Boïko Borissov, a été reçu lundi
soir à Istanbul par le président
Recep Tayyip Erdogan. Emma
nuel Macron, lui, a exprimé di
manche sa « pleine solidarité avec
la Grèce et la Bulgarie ». Malgré les
images dramatiques de Grèce,
l’Elysée met en garde contre des
parallèles hâtifs, alors que le
HautCommissariat des Nations
unies pour les réfugiés évoquait
l’arrivée de 1 200 personnes dans
les îles grecques de Lesbos, Chios
et Samos, les 1er et 2 mars. « Ce n’est
pas une crise migratoire de type
2015 par son ampleur et par son
origine, diton dans l’entourage
de M. Macron. A ce stade, la pres
sion ne s’est pas accélérée massive
ment en provenance de Syrie, mais
il y a une tension politique. »
« Trop, c’est trop »
Paris souligne l’opportunisme du
président Erdogan. Sur le plan mi
litaire, la Turquie essaie aussi
d’obtenir des soutiens au sein de
l’OTAN, en invitant les Améri
cains – en vain – à lui fournir des
missiles Patriot.
Fahrettin Altun, porteparole de
la présidence turque, a accusé,
dimanche 1er mars, les Européens
de ne pas « partager le fardeau ».
« Nous abritons 3 millions de réfu
giés, dont 80 % de femmes et d’en
fants. L’Europe, elle, a refusé de
créer une zone de sécurité au nord
de la Syrie, où pourraient retour
ner une partie d’entre eux, et elle ne
fait aucun geste en matière de vi
sas d’entrée ou d’union doua
nière », commente une source
turque à Bruxelles.
L’accord conclu en mars 2016
entre Ankara et Bruxelles pour gé
rer les migrations irrégulières
équivalait à une forme de sous
traitance. Afin d’établir un barrage
sur la route de l’Europe, il pré
voyait quelques mesures complé
Amnesty dénonce la « forteresse Europe »
L’ONG s’indigne des poursuites judiciaires à l’encontre des personnes qui aident les migrants
L
e Tweet d’Emmanuel Ma
cron, identique à celui émis,
dimanche 1er mars, par
Charles Michel, président du Con
seil européen, exprimant tous
deux leur soutien à la Grèce pour
« protéger les frontières » de l’Eu
rope en réaction à un afflux de mi
grants en provenance de Turquie,
a agi comme une nouvelle douche
froide. « Ce qui se passe actuel
lement est une illustration concrète
de la “forteresse Europe” »,
s’alarme Rym Khadhraoui, cher
cheuse à Amnesty International,
qui présentait lundi 2 mars,
simultanément dans plusieurs
capitales, un rapport sur la crimi
nalisation des actes de solidarité
envers les demandeurs d’asile.
L’ONG épingle huit pays euro
péens (Croatie, Espagne, France,
Grèce, Italie, Malte, Suisse et
RoyaumeUni) où des poursuites
judiciaires, souvent couplées à
« des manœuvres d’intimidation,
de harcèlement, et à des campa
gnes de dénigrement » ont été in
tentées contre des personnes ou
des associations ayant apporté
une aide à des migrants. Entre
2015 et 2018, 158 personnes et
16 ONG ont ainsi été soumises à
des procédures judiciaires.
En Croatie, deux associations
ont « été traînées devant les tribu
naux (...) parce qu’elles avaient été
témoins de renvois forcés illégaux
et d’expulsions collectives » vers la
BosnieHerzégovine ; à Malte,
trois adolescents demandeurs
d’asile secourus en mer avec une
centaine d’autres personnes sont
poursuivis pour terrorisme, après
s’être opposés au retour forcé vers
les côtes libyennes ; en Suisse,
c’est un pasteur, notamment, qui
est mis en cause pour « aide à
l’entrée et au séjour irréguliers »
d’étrangers... La liste est longue.
En France, le « délit de solidarité »
a déjà concerné plusieurs person
nes dans les Alpes et la région de
Calais. Venu témoigner à Paris,
lundi, lors de la présentation du
rapport, l’enseignant niçois Pier
reAlain Mannoni avait été relaxé
lors de son premier procès avant
d’être condamné à deux mois de
prison avec sursis par la cour d’ap
pel d’AixenProvence, pour avoir
pris à bord de sa voiture, en 2016,
trois jeunes Erythréennes épui
sées, dans la vallée de la Roya, en
tre Nice et la frontière italienne. La
Cour de cassation ayant annulé
cette dernière condamnation, il
doit être à nouveau jugé en appel, à
Lyon, le 18 mars. « A l’époque, con
fietil, j’étais un péquin moyen,
non engagé. Mais depuis, je me suis
radicalisé car je suis tombé de haut.
La police a bien vu que je n’étais pas
un passeur, mais j’ai été jugé
comme un passeur! »
Epée de Damoclès
La loi asileimmigration a, depuis,
été modifiée. L’aide au séjour
n’est plus passible de poursuites
dès lors « qu’elle n’a donné lieu à
aucune contrepartie directe ou in
directe » et a consisté à fournir
une aide « dans un but exclusive
ment humanitaire ». Mais cette ré
daction continue de faire peser
une épée de Damoclès sur les mi
litants. Et après plus de trois ans
de bataille judiciaire, PierreAlain
Mannoni se voit aujourd’hui con
traint de faire un appel aux dons
pour financer ses frais de justice.
En Grèce, la situation de Sarah
Mardini, une Syrienne de 24 ans,
et de Sean Binder, un Allemand
de 25 ans, est plus dramatique
encore. Tous deux bénévoles
pour une ONG de sauvetage en
mer à Lesbos, ils ont déjà passé
cent jours en détention avant
d’être libérés sous caution en dé
cembre 2018. Accusés de trafic
d’êtres humains et d’apparte
nance à une organisation crimi
nelle, ils encourent jusqu’à
vingtcinq ans de prison.
« En 2002, l’Union européenne a
voulu harmoniser le droit des pays
membres en adoptant une direc
tive et une décisioncadre (...) vi
sant à lutter contre le trafic d’êtres
humains en Europe. Or, l’impréci
sion de leurs dispositions et la
large discrétion accordée pour
leur application ont abouti à des
poursuites judiciaires et à des
sanctions visant de nombreux dé
fenseurs des droits humains »,
souligne Amnesty.
L’ONG réclame l’instauration
d’un critère européen de gain fi
nancier ou matériel avant de cri
minaliser l’aide à l’entrée, au tran
sit et au séjour d’une personne
étrangère en situation irrégulière,
ainsi qu’une clause d’exemption
humanitaire obligatoire.
isabelle mandraud
LES CHIFFRES AVANCÉS
PAR ANKARA
NE REFLÈTENT PAS
LA RÉALITÉ DES FLUX
MAIS VISENT SURTOUT
À CRÉER UN EFFET MIROIR
PAR RAPPORT À LA CRISE
MIGRATOIRE DE
pergeant d’eau ou de gaz lacry
mogène pour les disperser, en
vain. Difficile de dire combien ils
sont à errer le long de cette fron
tière. L’Organisation internatio
nale pour les migrations (OIM) a
estimé, samedi 29 février, qu’ils
étaient environ 13 000. Le prési
dent turc, Recep Tayyip Erdogan,
veut croire qu’ils sont « des cen
taines de milliers ». Son évalua
tion est largement surévaluée.
« Bientôt, leur nombre s’expri
mera en millions », atil déclaré
lors d’un discours prononcé lundi
à Ankara face à ses partisans. Son
ressentiment est immense en
vers l’Union Européenne, accusée
de ne pas en faire assez. « Mainte
nant, vous allez prendre votre part
du fardeau », a ajouté M. Erdogan
d’un ton vengeur. Le président
turc, dont le pays héberge 3,6 mil
lions de réfugiés syriens, semble
bien décidé à rompre avec l’ac
cord migratoire controversé signé
en mars 2016 avec Bruxelles, aux
termes duquel Ankara s’engageait
à lutter contre les traversées illé
gales vers la Grèce en échange
d’une aide financière.
Les déclarations présidentielles
mettent en colère Fevzi Pekcanli,
le représentant à Edirne du parti
Républicain du peuple (CHP, op
position), le vieux parti d’Atatürk
qui a fait de l’ombre aux islamo
conservateurs lors des municipa
les du printemps 2019. Outré par
le fait que les réfugiés soient de
venus « des instruments de pres
sion entre les Etats », le politicien
dit tout le mal qu’il pense des
chiffres avancés par le président,
« totalement faux ».
Il pointe le drame humanitaire
qui se joue dans la région : « Cha
que jour, des êtres humains se
noient dans le fleuve Evros et tout
le monde s’en moque. Si cela conti
nue, nous allons avoir des tas d’Ay
lan Kurdi », du nom de cet enfant
syrien mort noyé à l’âge de 3 ans
en 2015 alors que ses parents ten
taient de traverser la mer Egée sur
un canot pneumatique.
marie jégo
REPOUSSÉS PAR LES GRECS
À COUPS DE GAZ
LACRYMOGÈNES,
LES RÉFUGIÉS ONT ÉTABLI
LEURS CAMPEMENTS
DE FORTUNE AU BORD
DES ROUTES, DANS LES
BOIS, À TRAVERS CHAMPS,
LE LONG DU FLEUVE EVROS