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INTERNATIONAL
SAMEDI 22 FÉVRIER 2020
0123
L’Allemagne
ébranlée
par le terrorisme
d’extrême droite
Après l’attentat de Hanau, seul le parti
d’extrême droite AfD, accusé d’encourager
les violences racistes, s’est démarqué
des hommages rendus aux neuf victimes
berlin correspondant
C
ertains événements font surgir
des réflexes d’unité nationale.
Ce fut le cas, jeudi 20 février, en
Allemagne, au lendemain des
fusillades perpétrées dans
deux bars à chicha de la ville de
Hanau (Hesse), près de Francfort. Le temps
d’une minute de silence, une vingtaine de
responsables politiques du pays ont mis leurs
différends entre parenthèses. Ils se sont
donné la main au pied de la porte de Brande
bourg, à Berlin, pour rendre hommage aux
neuf morts de cet attentat.
Parmi les personnalités présentes, Paul
Ziemiak et Lars Klingbeil, les secrétaires
généraux de l’Union chrétiennedémocrate
(CDU) et du Parti socialdémocrate (SPD),
membres de la « grande coalition » de la
chancelière Angela Merkel, mais aussi des
représentants de l’opposition, comme la
coprésidente des Verts, Annalena Baerbock,
ou le président du Parti libéraldémocrate
(FDP), Christian Lindner.
Cette unité n’était pas que de façade. Tout
au long de la journée de jeudi, les représen
tants de ces différentes formations, ainsi
que ceux du parti de gauche Die Linke, ont
condamné la tuerie de la veille en des ter
mes semblables. Reprenant à la lettre les
mots du parquet fédéral, qui s’est saisi de
l’enquête, tous ont dénoncé le caractère
« profondément raciste » de l’attentat.
Un qualificatif utilisé également par
Mme Merkel qui, dans une sobre interven
tion de trois minutes prononcée depuis la
chancellerie, jeudi midi, a condamné un
acte « aux motivations xénophobes », avant
de déclarer : « Le racisme est un poison. La
haine est un poison. Ce poison existe dans
notre société et il a déjà été responsable de
trop de crimes. »
Dans ce climat de quasiunion nationale,
un seul parti a fait entendre sa différence :
Alternative pour l’Allemagne (AfD). Contrai
rement aux autres familles politiques du
pays, la formation d’extrême droite a refusé
d’attribuer la moindre inspiration idéolo
gique à l’équipée meurtrière de Tobias
Rathjen, le tueur de Hanau, retrouvé mort
dans son appartement au côté du corps de
sa mère, jeudi matin. « Ce n’est ni du terro
risme de droite ni du terrorisme de gauche.
C’est l’acte délirant d’un fou. Toute forme
d’instrumentalisation politique de cet acte
horrible est une ineptie cynique », a notam
ment commenté Jörg Meuthen, le coprési
dent de l’AfD, sur Twitter.
ARGUMENT CONTESTÉ
Martelé par l’ensemble de l’extrême droite,
cet argument a été contesté avec vigueur par
plusieurs dirigeants politiques, pour qui
l’AfD a précisément une responsabilité
majeure dans la tuerie de Hanau.
A l’instar du secrétaire d’Etat aux affaires
européennes, Michael Roth (SPD) : « Le mi
lieu à l’origine des crimes de Hanau se nourrit
idéologiquement de fascistes comme Björn
Höcke, [chef de file de l’aile radicale de l’AfD
et chef de la fédération de Thuringe]. Le
mépris de la démocratie, le racisme, l’antisé
mitisme, l’antitziganisme et l’islamophobie
prospèrent sur des terres fertiles. Pour cela, je
considère que l’AfD est le bras politique du ter
rorisme d’extrême droite », a tweeté M. Roth.
« Nous devons lutter contre le poison que l’AfD
essaie d’inoculer à notre société », a com
menté Norbert Röttgen, président de la com
mission des affaires étrangères du Bundes
tag et candidat à la présidence de la CDU.
Si l’ensemble de la classe politique alle
mande est d’accord pour accuser l’AfD d’en
tretenir un climat encourageant la perpé
tration d’attentats racistes, comme celui
qui a été commis à Hanau, cela ne signifie
pas, pour autant, que l’imputation de tels
actes à la seule extrême droite fasse consen
sus outreRhin. « C’est trop simple de dési
gner l’extrême droite comme seule responsa
ble de ce qui s’est passé à Hanau, explique
ainsi Ozan Zakariya Keskinkilic, chercheur à
l’université Humboldt, à Berlin, et auteur
d’un essai intitulé Die Islamdebatte gehört
zu Deutschland (« Le débat sur l’islam ap
partient à l’Allemagne », éd. Aphorisma,
2019, non traduit). Le racisme – et en parti
culier le racisme antimusulman – existe en
dehors de l’extrême droite », ditil dans une
référence aux propos controversés du mi
nistre de l’intérieur, Horst Seehofer, qui
avait déclaré en mars 2018, lors de sa prise
de fonctions, que « l’islam n’appartient pas à
l’Allemagne ». « Or M. Seehofer est membre
de l’Union chrétiennesociale [CSU, le parti
allié de la CDU en Bavière], et pas de l’AfD »,
rappelle M. Keskinkilic.
UNE MENACE PAS ASSEZ PRISE AU SÉRIEUX
Sept mois après l’assassinat de Walter
Lübcke, le préfet de Cassel (Hesse) connu
pour son soutien à la politique d’Angela
Merkel en faveur de l’accueil des réfugiés, et
quatre mois après l’attaque de la synagogue
de Halle (SaxeAnhalt) par un adepte du
« suprémacisme blanc », la tuerie de Hanau
a relancé le débat sur la sousestimation,
par les autorités allemandes, du danger que
représente le terrorisme d’extrême droite.
Sur ce point, les experts sont aujourd’hui
d’accord pour affirmer que la menace n’a
pas été suffisamment prise au sérieux, en
Allemagne, au cours des dernières années.
« On n’a pas tiré toutes les conséquences de
l’affaire de la NSU », reconnaît Jan Rathje, de
« C’EST TROP SIMPLE
DE DÉSIGNER
L’EXTRÊME DROITE
COMME SEULE
RESPONSABLE DE CE
QUI S’EST PASSÉ À
HANAU. LE RACISME
EXISTE EN DEHORS DE
L’EXTRÊME DROITE »
OZAN ZAKARIYA KESKINKILIC
chercheur et auteur
Tobias Rathjen, un tueur raciste, paranoïaque et misogyne
Les enquêteurs allemands s’intéressent au profil et aux motivations de l'auteur de la meurtrière attaque de Hanau
PROFIL
berlin correspondant
S
es voisins l’ont décrit
comme un monsieur très
discret. Le responsable de
son club de tir l’a qualifié de « type
tout à fait tranquille ». Jeudi 20 fé
vrier, les rares connaissances de
Tobias Rathjen interrogées par la
presse allemande n’ont guère
aidé à percer les raisons qui ont
poussé ce célibataire de 43 ans à
ouvrir le feu dans deux bars à chi
cha de sa ville de Hanau (Hesse),
la veille au soir, tuant au total
neuf personnes, dont cinq Turcs,
un Bosnien et un Bulgare.
Pour se faire une idée de qui
était Tobias Rathjen, retrouvé
mort à son domicile, au côté du
cadavre de sa mère, jeudi matin,
c’est plutôt sur Internet qu’il
fallait fouiller. Une vidéo postée
sur YouTube, un « manifeste » de
vingtquatre pages publié sur un
site à son nom, ainsi que divers
documents mis en ligne : autant
de traces qui dessinent le portrait
d’un homme foncièrement para
noïaque et obsessionnellement
raciste.
Ex-étudiant en gestion
Dans son « manifeste », adressé à
« l’ensemble du peuple allemand »,
cet ancien étudiant en gestion à
l’université de Bayreuth (Bavière)
confesse s’être senti espionné de
puis son plus jeune âge, évoquant
de mystérieuses voix qui lui
auraient parlé. Il s’en prend en
suite au « mauvais comportement
de certains groupes de peuples, en
l’occurrence les Turcs, les Maro
cains, les Libanais et les Kurdes ».
Des peuples qui, selon lui, « n’ont
pas su se montrer performants »,
contrairement aux Allemands,
dont « le pays a produit le meilleur
et le plus beau ». Conclusion : ces
peuples doivent être « complète
ment exterminés », écritil, avant
de préciser : « Mon intention est
d’éliminer tous ces individus,
même si on parle ici de plusieurs
milliards de personnes. »
Dans les pages suivantes,
Tobias Rathjen se livre sur sa vie
intime, confiant « ne pas avoir eu
de petite amie au cours des dix
huit dernières années, car je ne
me mets pas avec une femme
quand je sais que je suis sur
veillé ». Dans sa vidéo, supprimée
de YouTube, jeudi matin, il se
montre tout aussi hanté par des
idées conspirationnistes. Evo
quant des « sociétés secrètes invi
sibles qui utilisent des méthodes
diaboliques inconnues de con
trôle mental », il exhorte les
Américains à se battre contre de
prétendues bases secrètes mili
taires souterraines organisant
des activités pédophiles.
Pour Jan Rathje, chercheur à la
fondation Amadeu Antonio,
Tobias Rathjen est « tout à fait
représentatif de la nouvelle géné
ration de radicaux d’extrême
droite », des individus solitaires
« qui s’autoradicalisent sur des
communautés en ligne ». Rien à
voir avec les « néonazis tradition
nels », comme ceux de la NSU
(« Clandestinité nationalesocia
liste »), ce groupuscule qui, entre
2000 et 2011, assassina dix per
sonnes (neuf hommes d’origine
turque et grecque ainsi qu’une
policière allemande), en blessa
vingttrois autres et braqua une
quinzaine de banques.
De ce point de vue, Tobias
Rathjen ferait davantage penser à
Stephan Balliet, l’auteur de l’at
tentat contre la synagogue de
Halle (SaxeAnhalt), en octo
bre 2019. Lui aussi un homme
foncièrement solitaire, vissé à
son écran d’ordinateur, farouche
ment raciste et viscéralement mi
sogyne. Deux différences, cepen
dant, entre les deux hommes :
contrairement au tueur de Halle,
celui de Hanau ne fait aucune ré
férence explicite, dans ses docu
ments, à la culture de l’« altri
ght », l’extrême droite supréma
ciste. Et, contrairement à Stephan
Balliet, qui s’était inspiré du tueur
de Christchurch (Nouvelle
Zélande), en mars 2019, Tobias Ra
thjen n’a pas diffusé son équipée
meurtrière en direct sur Internet.
Cinq jours après l’arrestation de
douze personnes qui préparaient
une série d’attentats contre des
mosquées, la fusillade de Hanau
illustre une autre facette de l’ex
trême droite allemande radicale
d’aujourd’hui. Non pas une
bande de conjurés, soudés autour
d’un projet commun, mais un in
dividu solitaire, ne dépendant de
personne pour passer à l’acte,
rendant son geste d’autant plus
imprévisible. « En moins d’une se
maine, on a eu deux exemples de
ce qu’est le terrorisme d’extrême
droite aujourd’hui. Un phéno
mène extrêmement composite, où
se croisent des formes tradition
nelles de sociabilité et des modes
radicalement nouveaux de politi
sation », comme le résume Jan
Rathje.
th. w.
A T T E N T A T S D E H A N A U
POUR LE CHERCHEUR
JAN RATHJE, TOBIAS
RATHJEN REPRÉSENTE
TOUT À FAIT « LA NOUVELLE
GÉNÉRATION DE RADICAUX
D’EXTRÊME DROITE » QUI
S’AUTORADICALISENT
SUR DES COMMUNAUTÉS
EN LIGNE