22 |culture SAMEDI 22 FÉVRIER 2020
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Quand Anton Tchekhov
écrit à la « mouette »
La correspondance, inédite en français, entre l’écrivain russe et Lidia
Mizinova, qui lui inspira sa Nina, donne lieu à un formidable spectacle
Des artistes menacent
de retirer leurs œuvres
de l’Opéra de Lyon
Ils contestent le licenciement de Yorgos
Loukos, directeur du Ballet pendant trente ans
David Gouhier (Anton Tchekhov) et Stéphanie Schwartzbrod (Lidia Mizinova). GABRIEL KERBAOL
La renaissance de Versailles, domaine rêvé à la française
Une passionnante exposition raconte, du Second Empire à l’entredeuxguerres, la nouvelle vie de ce lieu longtemps délaissé
JARDINS
L’
exposition « Versailles Re
vival 18671937 », qui se
tient dans les salles d’Afri
que et de Crimée du château, ra
conte, reconstitutions, tableaux
et documents à l’appui, la renais
sance du domaine après un long
sommeil, du Second Empire au
cap symbolique du premier mil
lion de visiteurs en 1937, année de
l’Exposition universelle. Entre
temps, la République y aura ins
tallé ses Assemblées, qui y siègent
encore aujourd’hui réunies en
Congrès. Une des sections du par
cours rappelle par ailleurs l’en
gouement pour les jardins de
Versailles apparu à la Belle Epo
que et met en scène des écrivains
comme le dandy Robert de
Montesquiou, Marcel Proust ou
Maurice Barrès, qu’inspirait la sai
son automnale dans les bosquets
et les allées du parc.
Voulus par Louis XIV comme un
lieu de représentation du pou
voir et réalisés par André Le Nô
tre, les jardins ont été tracés selon
des axes de perspective, dont le
plus spectaculaire conduit le
regard, depuis la galerie des Gla
ces, jusqu’audelà du Grand Ca
nal. Parterres, allées, statuaire ou
pièces d’eau s’y succèdent selon
une géométrie régulière qui
n’exclut pas les effets de surprise,
notamment grâce à l’habile agen
cement des bosquets. Ces jardins
« à la française », comme le
mobilier du château, connaîtront
les vicissitudes de la période ré
volutionnaire, mais c’est aussi le
long désintérêt dont ils ont pâti
au XIXe siècle, en partie dû à la
mode des jardins pittoresques,
qui les a affectés.
Avec le Second Empire, Ver
sailles va connaître les prémices
d’une renaissance, entre la récep
tion fastueuse de la jeune reine
Victoria et la réhabilitation de Ma
rieAntoinette par l’impératrice
Eugénie. A la chute de l’Empire,
les jardins seront peints – non
sans talent – par un Pierre Puvis
de Chavannes ayant fui la Com
mune. Irruption de l’histoire, des
fusiliers marins figurent sur sa
toile – ceuxlà mêmes qui partici
peront à la sanglante répression
versaillaise.
Quoi de mieux qu’un Versailles
réinventé pour restaurer une
grandeur mise à mal par la défaite
de Sedan, suivie de la proclama
tion de l’Empire allemand dans la
galerie des Glaces? C’est tout un
imaginaire mêlant un Grand
Siècle d’apparat, la frivolité et le li
bertinage d’un règne de Louis XV
rêvé qui inspirera la peinture, les
arts décoratifs, la photographie et
le cinéma naissant. De ce point de
vue, l’exposition est riche d’exem
ples où le kitsch côtoie le meil
leur, à commencer par un artiste
russe au nom aux sonorités fran
çaises : Alexandre Benois, tombé
amoureux du domaine de
Louis XIV en 1896 au point de s’en
dire « ivre » et dont la palette colo
rée a su traduire la richesse de l’ar
chitecture végétale.
Talentueux représentant de la
« renaissance du jardin français »
avant 1914, le paysagiste Achille
Duchêne s’attacha, lui, à restaurer
ou à créer pour une clientèle for
tunée des jardins dans la lignée
de Le Nôtre. Des spectacles pyro
techniques dans le style des fêtes
données à Versailles pour
Louis XIV et ses invités firent
partie de ses projets, dont ceux
réalisés pour l’Exposition univer
selle de 1937, avec la mise en lu
mière de la tour Eiffel.
L’électrification permit la réali
sation, dès la fin du XIXe siècle,
des spectacles nocturnes des
Grandes Eaux. Fontaines jaillis
santes et cascades sur les bassins
d’Apollon ou de Neptune consti
tuaient déjà le « clou » d’une visite
à Versailles. Les peintures de Gas
ton La Touche ou les photogra
phies d’époque présentées dans
l’exposition illustrent cette féerie
partagée par un déjà large public.
Dans le contexte de l’après
guerre de 19141918, l’œuvre gra
phique de George Barbier est, lui,
nostalgique d’un monde qui n’est
plus. L’artiste a mis en scène, au
pied du belvédère du Petit Tria
non, de séduisants personnages
que l’on dirait droit sortis d’un
ouvrage de Casanova ou de Cho
derlos de Laclos. Un Versailles
rêvé, aux atours fort séduisants.
lucien jedwab
Versailles Revival. 18671937,
château de Versailles, jusqu’au
15 mars. Chateauversailles.fr.
Le catalogue (448 p., 49 €) et
« Le Journal de l’exposition » (24 p.,
6 €) sont coédités par les éditions
In Fine et le Château de Versailles.
L’électrification
permit la
réalisation, dès la
fin du XIXe siècle,
des spectacles
nocturnes des
Grandes Eaux
THÉÂTRE
A
u revoir, concombre de
mon âme. J’embrasse
avec une muflerie res
pectueuse votre petite
boîte à poudre et j’envie vos vieilles
bottines qui vous voient chaque
jour », lui écritil. « Je m’ennuie et
rêve d’un rendezvous avec toi,
comme les esturgeons rêvent
d’eau pure et claire », lui répond
elle. Lui, c’est Anton Tchekhov.
Elle, c’est Lidia Mizinova, dite Lika.
Quand ils se rencontrent, en 1889,
elle a 19 ans, lui, 29. Il est déjà célè
bre, elle est belle, d’une beauté
« toute d’or, nacrée ».
Pendant dix ans, jusqu’en 1900,
ils vont s’écrire et jouer au chat et
à la souris avec leur amour, se dé
sirer, se plaire, s’attendre et se
manquer – beaucoup. Lika, qui
sera chanteuse, actrice, traduc
trice et essayiste, partira avec un
autre homme, lui aussi écrivain,
lui aussi célèbre. Tchekhov la lais
sera filer, dans ces années où il
travaille comme un forçat, à la
fois comme médecin et comme
écrivain. Et Lika inspirera le
personnage de Nina dans La
Mouette (1896), la célèbre pièce
de l’écrivain.
Leur correspondance, si surpre
nant que cela paraisse au regard
de son intérêt, est totalement iné
dite en français, et difficilement
accessible en russe. Nicolas
Struve, qui n’est pas seulement un
acteur fidèle à l’univers de Valère
Novarina, mais aussi un grand
passeur de littérature russe, au fil
de mises en scène délicates qu’il
distille de loin en loin, a eu l’idée
de la traduire en français, et d’en
faire un spectacle.
Et c’est un bonheur que cette dé
couverte, qui a lieu dans la petite
salle du Théâtre Les Déchargeurs,
à Paris, en compagnie de l’acteur
David Gouhier et de la comé
dienne Stéphanie Schwartzbrod,
tous deux formidables. Ce ne
sont pas tant les personnages de
Tchekhov et de Lika qu’ils incar
nent que leur esprit. Un esprit
joueur, primesautier, un désir
fou de liberté dans cette Russie de
la fin du XIXe siècle, immensé
ment sombre et arriérée. Une
mélancolie débordante de vita
lité, qui se teindra de couleurs
plus sombres au fur et à mesure
que les années avancent, avant
qu’ils ne cessent de se voir et de
s’écrire, au tournant du siècle.
L’écriture au cœur
C’est elle, l’écriture, qui est au
cœur de la mise en scène de Nico
las Struve, qui inscrit ses deux ac
teurs dans une boîte noire comme
un tableau d’écolier, remplie de
feuilles de papier blanc qui s’envo
leront ou resteront entassées
dans les coins. Sur ces grandes pa
ges noires du décor, Lika et Anton
écrivent et dessinent à l’eau des
fragments d’amour qui s’effacent
d’euxmêmes, dans le temps du
direct de la représentation.
Comme leur amour, qui semble
s’être effacé au fur et à mesure
qu’il naissait et renaissait, un
amour peutêtre surtout vécu de
manière épistolaire, par deux
êtres aussi acharnés à traquer les
promesses de bonheur qu’à les
laisser s’enfuir. Il lui écrit : « Je vous
ébouillanterais avec plaisir. J’aime
rais qu’on vous vole votre nouvelle
pelisse, vos caoutchoucs, vos bot
tes de feutre, qu’on diminue votre
salaire et que, vous ayant épousé,
Trophim [amant imaginaire in
venté par Tchekhov] attrape la
jaunisse, un interminable hoquet
ainsi qu’une crampe à la joue
droite. » Elle lui répond : « Je vous
donnerais une bonne taloche! »
Loin d’être un fond de tiroir,
c’est donc un document impor
tant qu’exhume Nicolas Struve, à
recommander à tous les nom
breux amoureux de Tchekhov et
à ceux qui ne le sont pas encore.
Non seulement par rapport à la
gestation de La Mouette, mais
aussi parce que tout Tchekhov
est là dans ces lettres, qui de
vraient être prochainement pu
bliées par Actes Sud. Tout
Tchekhov, oui, même si, là, c’est
Lika qui parle : « En général tout
va très mal, mais en même temps
tout va très bien. »
fabienne darge
C’est avec plaisir
que je vous ébouillanterais
- Correspondance avec
La Mouette, d’après Anton
Tchekhov. Traduction,
adaptation et mise en scène
par Nicolas Struve. Théâtre
Les Déchargeurs, 3, rue des
Déchargeurs, Paris 1er. Du mardi
au samedi à 19 heures, jusqu’au
29 février. De 14 € à 28 €.
lyon correspondant
C
horégraphes (Mats Ek, Lu
cinda Childs...), metteurs
en scène (Robert Wilson),
danseurs (Sylvie Guillem) et co
médiens (Isabelle Huppert), diri
geants d’institutions : une cen
taine de personnalités du specta
cle vivant ont cosigné, le 19 février
dans Libération, une tribune en
soutien à Yorgos Loukos, 69 ans,
ancien directeur du Ballet de
l’Opéra de Lyon. Celuici a été li
cencié le 6 février pour « faute
grave » après sa condamnation – à
1 500 euros d’amende avec sursis
et 5 000 euros de dommages et
intérêts – par la cour d’appel de
Lyon, le 11 décembre 2019, pour
« discrimination » en raison du
nonrenouvellement du contrat
d’une danseuse, au retour de son
congé maternité.
Les signataires, emmenés par
Maguy Marin et Ariane Mnouch
kine, dénoncent une « décision ar
bitraire et incompréhensible »,
choqués par la rudesse de la sanc
tion infligée à une figure de la
danse, qui, de l’avis de tous, a
hissé le ballet lyonnais au plus
haut niveau mondial. Ils insistent
sur le fait que, dans ce ballet, « huit
danseuses sur seize sont actuelle
ment mères d’un ou plusieurs en
fants » et « que c’est plus de vingt
cinq danseuses qui furent dans ce
cas au cours des années passées »,
en ajoutant que « plusieurs d’entre
elles se sont vu attribuer un CDI
après la naissance de leur premier
enfant. Chose que réclamait la
plaignante, mais qui ne lui avait
pas été accordée pour des raisons
artistiques n’ayant rien à voir avec
une quelconque discrimination ».
Les signataires demandent en
conséquence que l’ensemble des
travailleurs du Ballet de l’Opéra de
Lyon soient consultés.
Ils menacent aussi de retirer
leurs créations de l’affiche de cet
établissement, s’il ne revient pas
en arrière. Entretemps, William
Forsythe a indiqué qu’il n’avait
pas donné son accord pour si
gner, de même que Benjamin
Millepied – ce que contestent,
dans ce second cas, Maguy Marin
et Ariane Mnouchkine. Et Jiri Ky
lian a précisé qu’il continuerait,
quoi qu’il arrive, de travailler avec
l’Opéra lyonnais. Le risque d’un
boycott est néanmoins pris au sé
rieux sous le dôme reconstruit
par Jean Nouvel.
Selon cette tribune, le conseil
d’administration de l’Opéra s’est
basé sur une enquête interne à
charge. Pour l’heure, le directeur
de l’Opéra, Serge Dorny, reste si
lencieux. « La peine a un sens.
L’amende avec sursis dit la gravité
relative. Ceux qui s’indignent des
présumées mauvaises manières
veulent aujourd’hui le mettre à
terre, c’est honteux », déclare au
Monde son avocat Frédéric
Doyez, qui rappelle que la con
damnation n’est, de surcroît, pas
définitive, car un pourvoi en cas
sation est formé. « Je ne com
prends pas une telle sanction, à six
mois de sa retraite, sans mettre
dans la balance trente ans de car
rière d’un travail magnifique. Yor
gos a peutêtre tenu des propos
fautifs, mais un directeur de ballet
a le droit de choisir les interprè
tes », estime de son côté un des si
gnataires, Guy Darmet, fondateur
de la Biennale de la danse à Lyon.
« Elle n’était pas la meilleure »
Au procès de première instance,
le 9 novembre 2017, Karline Ma
rion, 37 ans, a expliqué comment
elle a été soudainement exclue
du Ballet de Lyon, en janvier 2014,
la veille de la reprise de Cen
drillon, de Maguy Marin. Après
cinq CDD consécutifs entre 2008
et 2014, la danseuse est persuadée
que sa grossesse a déterminé le
choix du directeur de ballet. « J’ai
pourtant eu plusieurs rôles de so
liste », s’est étonnée la jeune
femme, passée par le Béjart Ballet
à Lausanne.
Yorgos Loukos a soutenu que ce
renvoi était exclusivement dicté
par des considérations artisti
ques, dans son style rugueux :
« Elle n’était pas mal, mais elle
n’était pas la meilleure. » Le tribu
nal correctionnel l’a alors con
damné à six mois de prison avec
sursis, 5 000 euros d’amende, et
20 000 euros de dommages et in
térêts à la plaignante, pour harcè
lement moral et discrimination.
Deux ans plus tard, la cour d’ap
pel a confirmé la discrimination
en raison du « critère illicite » uti
lisé pour renvoyer la danseuse. Le
chef de ballet a reconnu que la
maternité était « une des raisons »
de sa décision.
richard schittly
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