“J’AI LONGTEMPS RÉFLÉCHI
À CE QU’ÉTAIT UN SUPER-HÉROS.
MON PERSONNAGE DE ROB BILOTT
EST LE VRAI SUPER-HÉROS.
NON QUE VOUS VOULIEZ LUI
RESSEMBLER, MAIS PARCE QUE
JUSTEMENT VOUS NE VOULEZ
SURTOUT PAS DEVENIR COMME
LUI. IL A SACRIFIÉ SA CARRIÈRE ET
SA FAMILLE, CAR IL VOULAIT
ACCOMPLIR CE QU’IL ESTIMAIT
JUSTE. PERSONNE NE LUI PARLAIT,
IL ÉTAIT DEVENU UN FANTÔME.”
MARK RUFFALO
Zodiac (2007) de David Fincher ; l’entraîneur de lutte en butte à la jalousie
meurtrière de son commanditaire, le milliardaire John du Pont, dans Foxcatcher
(2014) de Bennett Miller.
Mark Ruffalo a toujours eu le plus grand mal à séparer ses films et sa vie.
Souvent, à la fin d’un tournage, il se demande s’il ne serait pas opportun
pour lui de se transformer en ce qu’il a incarné pendant des semaines.
Après In the Cut (2003) de Jane Campion, au bout de plusieurs mois passés
dans un commissariat à boire et à fumer en compagnie d’inspecteurs de la
brigade des homicides de New York, il se demandait sérieusement s’il
n’allait pas devenir flic. Durant Windtalkers, les messagers du vent (2002)
de John Woo, où il jouait un marine durant la seconde guerre mondiale, il
lui apparaissait clairement que le mode de vie militaire semblait taillé pour
lui et qu’il pourrait, en s’en donnant la peine, devenir capitaine. « Durant
Foxcatcher, c’était encore une autre affaire. J’ai passé des centaines d’heures
à regarder des cassettes du lutteur Mark Schultz, comme celle de son titre
olympique, en 1984. Au point que je me demandais si ce n’était pas ça que
j’allais faire de mon existence. Puis, à un moment, la vie a repris le dessus.
J’ai fait le deuil de mon personnage. Je ne deviendrai jamais lutteur. Pas plus
que je ne deviendrai flic ou marine. ».
Quand il a rencontré Rob Bilott, l’avocat qu’il incarne dans Dark Waters,
Mark Ruffalo était certain d’une chose : en aucun cas il ne souhaitait deve-
nir cet individu. Vingt ans de travail contre une multinationale dans la plus
grande discrétion, des revenus modestes, une vie de famille sacrifiée :
un véritable sacerdoce qu’il ne se voyait pas embrasser. Mark Ruffalo avait
pris l’avion pour Cincinnati, où résidait l’avocat, puis les deux hommes
avaient roulé plusieurs heures pour se rendre en Virginie-Occidentale.
Là où tout avait commencé pour l’avocat, en 1998, dans une ferme dont
le propriétaire, Wilbur Tennant, avait, pour soulager ses problèmes de
trésorerie, vendu une partie de son terrain à DuPont.
LES
vaches de son cheptel, quelques années plus tard, se
sont mises à mourir brutalement, après des saigne-
ments de nez. Leurs dents avaient brutalement noirci,
tandis que leurs organes s’étaient développés jusqu’à
une taille disproportionnée. Les recherches effectuées par Rob Bilott
devaient révéler que DuPont, en toute connaissance de cause, jetait dans
l’eau de la rivière les déchets d’un agent chimique hautement toxique,
l’APFO, utilisé dans le revêtement des fameuses poêles antiadhésives en
Téflon. Les responsables de DuPont étaient à ce point conscients du danger
représenté par l’APFO que des études internes, menées dès 1961, mon-
traient que cet agent chimique provoquait des malformations sur les
enfants de ses employées exposées au cours de leur grossesse, sans comp-
ter les nombreux cas de cancer du foie, du pancréas et des testicules au sein
de l’entreprise.
C’est durant le tournage d’Avengers, l’ère d’Ultron (2015), où il incarne le
docteur Bruce Banner qui, suite à une exposition accidentelle aux rayons
gamma lors d’une explosion atomique, se transforme en un colosse vert
surnommé Hulk, que Mark Ruffalo a pensé se rendre utile. Il s’est dit qu’il
pouvait investir l’argent gagné grâce à cette franchise blockbuster – la seule
où il apparaisse – dans un film impossible à monter sans lui. « J’ai longtemps
réfléchi à ce qu’était un super-héros. Rob Bilott est LE vrai super-héros. Non
que vous vouliez lui ressembler, mais parce que justement vous ne voulez
surtout pas devenir comme lui. Il a sacrifié sa carrière et sa famille, car
il voulait accomplir ce qu’il estimait juste. Personne ne lui parlait, il était
devenu un fantôme. » Et le citoyen Mark Ruffalo de poursuivre : « Qui fait
ça aujourd’hui? Qui accepte autant de sacrifices? Quand vous allumez la
télévision, vous voyez des gens au comportement égoïste et inacceptable.
Ce comportement est payant : vous pouvez même finir président des États-
Unis. » Et d’ajouter : « Il n’existe toujours pas à ce jour de régulation pour
ces produits chimiques. » Le 5 février dernier, Mark Ruffalo se rendait
au Parlement européen, à Bruxelles, pour témoigner des dangers de la
fracturation hydraulique, utilisée pour extraire des quantités de gaz plus
importantes. « Je sais très bien qu’ils viennent aussi rencontrer la star qui
incarne Hulk. Peu importe, je sais que j’ai trouvé ici le rôle de ma vie. »
DARK WATERS (2 H 07), DE TODD HAYNES, EN SALLE LE 26 FÉVRIER.
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LE MAGAZINE
Matthieu Delbreuve pour M Le magazine du Monde.