Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

20 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020


IDÉES/


A


près le succès de la Vie des
plantes (Payot et Rivages,
2016) dans lequel il rendait
hommage aux végétaux, le philoso-
phe italien Emanuele Coccia pour-
suit sa réflexion sur le mélange et la
transformation des vivants dans
Métamorphoses. La thèse est radi-
cale et déroutante : humains, bacté-
ries, virus, plantes, animaux, nous
sommes toutes et tous une même
vie, qui passe de forme en forme,
se transmet depuis des siècles d’es-
pèce en espèce, de règne en règne,
et poursuivra sa course. Il y a quel-
que chose de rassurant dans cet es-
sai lumineux qui, en décrivant la
continuité de la vie, remet l’homme
à sa place : un véhicule de vie parmi

tant d’autres. La naissance n’est dès
lors plus le commencement, pas
plus que la mort n’est la fin.
Vous qui travaillez sur les liens
entre les vivants, que vous ins-
pire le coronavirus?
Tout virus est inquiétant : sa vie est
la transformation (parfois mortelle)
de celle des autres. Il est la démons-
tration que la vie que nous considé-
rons comme nôtre n’est pas à nous :
elle peut à tout moment devenir la
vie d’un autre, même de l’être biolo-
giquement et anatomiquement le
plus éloigné, le virus, qui peut s’ins-
taller dans notre corps et devenir
son seigneur.
Le virus est l’évidence du chan -
gement propre à toute vie, mais
comme s’il existait séparément des
êtres vivants : en ce sens il est
l’exemplification parfaite du futur.
L’avenir est, tel un virus, une force
de développement de la vie qui ne

Emanuele Coccia


«Les virus nous


rappellent que


n’importe quel être


peut détruire le


présent et établir


un ordre inconnu»


Dans son nouvel essai, le philosophe
italien développe une thèse
aussi saisissante que rassurante :
tous les vivants, de l’humain à la
plante en passant par la bactérie,
partagent une même vie, sans début
ni fin, qui se transmet depuis
des siècles et n’appartient réellement

DR à personne.


Recueilli par
SONYA FAURE
et ANASTASIA VÉCRIN
Dessin CAT O’NEIL

nous appartient pas, il est une mala-
die bénigne qui oblige les individus
et les populations à se transformer,
à ne pas s’éterniser. C’est pour cela
que l’avenir n’a pas besoin d’exister,
comme le passé, comme un monu-
ment : il est la réalité la plus minus-
cule, et exactement comme le coro-
navirus, il peut mettre en crise un
appareil technique monumental de
plusieurs siècles, et la vie d’une pla-
nète d’un instant à l’autre.
Tout virus, et ce virus en particulier,
nous apprend donc à ne pas mesu-
rer la puissance d’un être vivant sur
la base de ses équipements biologi-
ques, cérébraux, neuronaux. Il casse
aussi notre étrange narcissisme :
dans l’anthropocène, nous conti-
nuons à contempler notre grandeur,
même négativement, et nous nous
magnifions dans nos puissances
malignes, destructrices... «Regardez
comme nous sommes puissants.»

Les virus nous rappellent que n’im-
porte quel être a la force de détruire
le présent et d’établir un ordre in-
connu, inattendu. Le coronavirus
montre enfin que la vie se moque
des frontières, des entités poli -
tiques, des distinctions de races,
qu’elle mélange tout, elle rallie tout.
C’est assez libérateur.
La métamorphose est, selon
vous, ce qui caractérise la vie?
Comment la définir?
La métamorphose est la continuité
entre tous les vivants présents, pas-
sés et futurs : ils partagent tous et
toutes une seule et même vie. Re-
gardez n’importe quel être vivant :
il est obligatoirement la transfor-
mation de la vie qui l’a précédé et
qui lui a donné naissance. Il est
cette même vie antérieure, mais ca-
pable d’exister ailleurs et différem-
ment. Cette continuité n’est pas
juste l’ordre des naissances à l’inté-
rieur de la même espèce, mais aussi
le lien entre toutes les formes de vie.
Selon Darwin, toutes les espèces
sont une métamorphose d’une es-
pèce précédente : toutes les espèces
sont une seule et même vie qui se
transmet depuis des siècles d’es-
pèce en espèce, de règne en règne
et continuera à le faire pour tou-
jours. Chacun de nous est la vie des
autres : c’est cela la métamorphose.
Je suis la vie de ma mère catapultée
à l’extérieur de son corps et obligée
de vivre différemment d’elle. Mais
je suis aussi la vie des primates cata-
pultée à l’extérieur de leur espèce,
je suis la vie d’un virus qui est en
moi, et je serai bientôt celle des vé-
gétaux qui se nourriront de mon
corps...
Cette continuité de la vie remet
en cause l’idée de naissance
comme commencement...
La naissance est perçue comme un
commencement absolu et comme
un processus individuel, or c’est
un couloir qui mène une même vie
d’une forme à une autre, d’une es-
pèce à l’autre. La vie que nous som-
mes et que nous exprimons existait
avant nous, c’était la vie de nos pa-
rents, et celles de nos grands-pa-
rents dans un couloir continu qui
arrive jusqu’au début de la vie sur
la planète. C’est dans ce couloir que
l’individu, l’espèce et la Terre com-
muniquent les uns les autres et
se métamorphosent les uns les au-
tres. C’est pour cela qu’il n’y a rien
de plus universel que la naissance :
un chêne, un champignon, un chat,
une bactérie sont tous des êtres dé-
finis par la naissance. Tout enfant
est un corps qui a imposé à sa ma-
tière d’origine une métamorphose,
tout être naît dans un corps autre :
naître, c’est ne pas pouvoir sépa-
rer sa propre histoire de celle du
monde. La naissance est en ce sens
un processus de migration de la vie,
on laisse migrer en nous un moi, un

souffle venu d’ailleurs vers d’autres
destins. Tout accouchement est une
continuation de la tectonique des
plaques.
Malgré cela, la naissance est un ta-
bou. Notre culture est dominée par
les hommes, qui n’ont pas eu l’oc -
casion de donner la vie. C’est sans
doute pourquoi nous sommes obsé-
dés par la mort, alors qu’il existe très
peu de travaux, de littérature sur la
naissance, qui reste un mystère.
Ainsi, la mort ne peut être pen-
sée comme l’opposé de la vie?
La mort, c’est un cocon qui permet
les passages de la vie d’une espèce
à l’autre. Elle ouvre les corps définis
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