Libération - 14.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 14 et Dimanche 15 Mars 2020 u 23


L’


autre jour, sur le chemin de la crèche
municipale, que vois-je sur le trottoir?
Des masques chirurgicaux. Deux. A
trente centimètres l’un de l’autre, d’un blanc
éclatant. Pile au moment où l’on commençait
à se soucier de la bulle spéculative liée à ces
derniers. Le bond astronomique des prix se-
rait drôle, s’il n’était pas triste – et dangereux,
puisqu’une pénurie de masques menacerait
au premier chef ceux qui en ont vraiment be-
soin : le personnel hospitalier.
Bref, me voilà dans la rue, face à ces deux
masques chirurgicaux. A ce moment-là, grâce
au monde qui est le nôtre, je sais 1) qu’il n’y
en a plus en rayons, 2) qu’on en trouve à prix
exorbitant sur des sites de vente, 3) que des
milliers ont été volés dans les hôpitaux,
4) qu’aux Etats-Unis les tensions, y compris
raciales, se cristallisent autour de la question
de leur (in)disponibilité, 5) qu’il est inutile de
porter un masque sauf si l’on est malade,
6) qu’avant, dans ce même quartier, c’était
plutôt des strings ou des petites culottes que
l’on voyait par terre, et qui enflammaient
mon imagination préadolescente, l’inquié-
taient et l’excitaient (une petite culotte par
terre? Désir irrépressible? Qu’est-ce que c’est
que ça, me demandais-je, un désir qui vous
fait jeter votre petite culotte dans la rue, et
que suppose-t-il : une fornication à ciel ou-

vert? En public? Ou bien s’agit-il d’une agres-
sion? Des traces d’une agression? Bref, à quel
genre romanesque appartient donc ce sous-
vêtement ?), 7) par une semblable inflamma-
tion de l’imagination : qui jette des masques
à terre au moment où ils sont les plus rares?
Quelqu’un qui a réussi à en trouver une boîte
et qui, dans son empressement, les lâche?
Quelqu’un que la toux empêche d’enfiler l’un
puis l’autre de ces masques, qui tombent au
sol? Ou bien une personnalité ironique? An-
ti-sociale? S’agirait-il (frémissement) d’une
forme d’art? Ou d’une remise à jour de cette
arnaque vieille comme le monde, ou comme
Paris, dite du «billet (variante : bijou) tombé
par terre»?
Sachant tout cela, qu’est-ce que je fais? Rien,
bien entendu. Enfin pas tout à fait. Je prends
une photo. Bref, une réaction tout ce qu’il y
a de plus tardivement capitalistique. Cela,
je le fais peut-être parce qu’au fond, je suis in-
capable de trancher : est-ce drôle, ou est-ce
triste?
En parlant de masques, un produit fascinant
a circulé sur les réseaux sociaux ces derniers
temps. Il s’agit d’un modèle respiratoire N95
sur lequel est imprimé votre propre visage.
Donc, vous avez un masque, et en même
temps, le masque, c’est vous. Le produit a été
présenté comme permettant de déverrouiller

les téléphones à identification faciale en cas
de pandémie. Il m’a fait un effet fou. Et pas
seulement parce que je sais qu’une impres-
sion en 2D n’a que peu de chances de flouer
une technologie qui opère en 3D. «C’est une
blague ?» me suis-je demandé.
Il se trouve que oui, en effet, c’est une blague.
Enfin on n’est pas sûr. Sur le site du masque-
qui-est-votre-visage-qui-est-un-masque, on
lit la phrase suivante : «Is this a joke ?», sans
réponse claire. La créatrice, elle, précise que
le produit ne sera pas disponible durant
la pénurie – s’il l’est un jour. Et que oui, c’est
une farce. «Mais si je le commercialise», s’in-
terroge-t-elle, est-ce que ça en sera moins une
blague? (Ou plus? a-t-on envie d’ajouter.) En
attendant, aux dernières nouvelles, 1 200 per-
sonnes se seraient pré-inscrites pour passer
commande. 1 200 personnes et je voudrais
leur parler à toutes. Est-ce une blague ou pas?
A l’époque où la reconnaissance faciale
se fait plus invasive, que la situation
covid-19ienne se corse ici et ailleurs, est-ce
une blague ou pas? Ou alors, on pourrait po-
ser la question autrement : est-ce plus triste
ou plus drôle en fonction de ce double con-
texte? Est-ce plus triste, ou plus drôle, main-
tenant que l’OMS a déclaré la pandémie? Et
s’il s’agit de second degré, d’une façon de dire,
je ne suis pas dupe, mais qu’il faut quand
même l’acheter, c’est-à-dire payer pour dire
je ne suis pas dupe, est-ce une blague ou pas?
(Et si oui, aux dépens de qui ?)
Les épidémies sont le moment où les
masques tombent et où une société se
voit enfin telle qu’elle est. Est-ce drôle, ou
est-ce triste? Nous sommes au bord, le mas-
que vacille. Même si, bien sûr, il n’est pas im-
possible que le masque soit tombé depuis
déjà longtemps, et qu’on ne se soit pas encore
bien rendu compte, au juste, de ce que cela
implique.•

Cette chronique est assurée en alternance par Jakuta
Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et
Sylvain Prudhomme.

ÉCRITURES


Par
JAKUTA ALIKAVAZOVIC

Confessions d’un masque


PHILOSOPHIQUES


Par MICHAËL FOESSEL
Professeur de Philosophie à l’Ecole
polytechnique
plus difficile à mettre en œuvre.
Les partisans de la mondialisation
heureuse en concluront que le co-
ronavirus tombe mal, juste au mo-
ment où la croissance économique
européenne marquait les premiers
signes de reprise. A ceux-là comme
aux pessimistes professionnels,
Pascal répond par avance qu’ils ont
tort de ne juger l’humanité que sur
ce qu’elle fait sans jamais se sou-
cier de ce qu’elle est. Vous craignez
l’ «univers entier» et les forces tel-
luriques que vous y avez introdui-
tes? Craignez plutôt cette mouche
qui bourdonne à vos oreilles
ou cette main que l’on vous tend :
elles vous rappelleront la misère

où nous sommes tous embarqués.
Pascal ne nous laisse pas pour au-
tant désemparés face à cette dis-
proportion des forces entre la
nature et l’homme. «Mais quand
l’univers l’écraserait, ajoute-t-il,
l’homme serait encore plus noble
que ce qui le tue, parce qu’il sait
qu’il meurt, et l’avantage que l’uni-
vers a sur lui, l’univers n’en sait
rien». A force de sous-estimer la
misère de l’humanité, nous avons
aussi eu tendance à oublier sa
grandeur. Un virus peut s’avérer
plus puissant que les hommes,
mais il n’aura jamais l’idée de sa
puissance. Nous savons au moins
que nous sommes mortels. Dans
les périodes de crise sanitaire, ce
savoir devrait nous prémunir de
l’enthousiasme pour nos inven-
tions comme de la panique devant
leurs conséquences néfastes.•

Cette chronique est assurée en alternance
par Sandra Laugier, Michaël Fœssel, Sa-
bine Prokhoris et Frédéric Worms.

que quelques jours pour isoler le
virus qui nous angoisse tant. Nous
n’attendrons probablement pas
longtemps avant de disposer des
premiers remèdes.
Dans un cas comme celui-ci, le jeu
est donc égal entre les admirateurs
et les adversaires de la modernité.
Tout ce que l’on peut dire est que
la «goutte d’eau» qui nous menace
tombe dans un vase déjà prêt à dé-
border. Les autorités sanitaires
nous demandent de mettre un
masque ou de rester confinés dans
nos maisons à un moment où le ré-
chauffement climatique nous fait
douter du lieu où nous habitons. A
cela s’ajoute une révolte sociale qui
sourd d’un peu partout. Son ex-
pression la plus spectaculaire est
venue de ces détenus italiens à qui
l’on a refusé les visites pour cause
de virus, et qui ont immédiate-
ment pris le pouvoir dans leurs
prisons. Il faut dire que, en pleine
épidémie, la doctrine de maintien
de l’ordre par le «contact» s’avère

Une goutte d’eau dans


un vase qui déborde déjà


Pascal évoquait une «vapeur» qui mettait l’humanité
en danger de mort. En pleine épidémie, relisons-le :
l’homme détient l’avantage de savoir qu’il est mortel.

«I


l ne faut pas que l’univers
entier s’arme pour écraser
“l’homme” : une vapeur,
une goutte d’eau suffit pour le tuer.»
A l’heure du coronavirus, cette af-
firmation de Pascal prend un relief
particulier. Il y a plusieurs décen-
nies que la fin du monde hante l’ac-
tualité, bien davantage en tout cas
qu’au siècle du très chrétien Pascal.
Mais nous attendions cette apoca-
lypse de l’ «univers entier» alors
qu’il se pourrait qu’elle vienne de
notre promiscuité apparemment si
inoffensive avec les animaux. Les
hommes ont édifié des armes de
destruction massive, précipité le
monde dans des guerres inexpia-
bles, exténué la nature, bouleversé
le climat. Et c’est d’une chauve-
souris ou d’un pangolin qu’ils doi-
vent à présent craindre le pire.
Pascal fait partie de ces philoso-
phes pour qui il n’y a jamais rien de
nouveau sous le soleil. Ce genre de
penseurs est un peu oublié dans
des temps où l’on s’enthousiasme
pour les innovations techniques ou
à des époques où l’on s’épouvante
des risques mortels engendrés par
ces mêmes innovations. Mais ils
deviennent inappréciables lorsque
c’est la condition de l’homme dans
sa fragilité extrême, hors de toute
histoire, qui revient au premier
plan. On doit alors leur concéder
qu’une embrassade, un éternue-
ment, une poignée de main, bref
une «goutte d’eau» , suffit à mettre
l’humanité en danger de mort. Cer-
tains diront qu’une sagesse indiffé-
rente à l’histoire ne permet pas
de comprendre l’impact extraordi-
naire du coronavirus. Que serait
cette grippe sans la mondialisation
des transports ou la pa nique des
spéculateurs boursiers, branchés
en permanence sur leurs machines
à anticiper l’avenir? Mais on sou-
tiendra avec autant de raisons que
les techniques modernes, bien loin
d’avoir facilité la diffusion du coro-
navirus, permettent de lutter effi-
cacement contre lui. Lorsque Pas-

cal évoque une «vapeur» qui suffit
à nous tuer, il pense peut-être aux
épidémies qui ont ravagé l’Europe
pendant des siècles sans aucun se-
cours de la médecine. Or il n’a fallu

A force de sous-
estimer la misère de
l’humanité, nous
avons eu tendance à
oublier sa grandeur.
Un virus peut
s’avérer plus
puissant que les
hommes, mais il
n’aura jamais l’idée
de sa puissance.
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