Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

14 |économie & entreprise DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020


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En Espagne, la fraise


pousse sur la misère


Autour de Huelva, dans le sud­ouest du pays, première région


exportatrice du fruit rouge en Europe, les conditions de travail des


saisonniers sont dénoncées par l’Organisation des Nations unies


REPORTAGE
huelva (espagne) ­ envoyée spéciale

R


obe longue et fou­
lard noué sur la tête,
elles marchent, par
petits groupes, le
long des serres de
fraises qui s’éten­
dent à perte de vue dans la pro­
vince espagnole de Huelva, en An­
dalousie. Sous le soleil de cette fin
d’après­midi, au mois de février,
sur le large camino del Fresno,
une route de terre entre Moguer
et Lucena del Puerto, ces Marocai­
nes croisent, sur leur chemin, des
migrants subsahariens, filant à
vélo, et des travailleurs espagnols,
dont les voitures soulèvent le sa­
ble. Avant que la nuit ne tombe,
elles se dirigent vers les bâtiments
ou les modules de chantier où el­
les sont hébergées durant la sai­
son des fruits rouges, de janvier à
juillet. Les migrants subsahariens,
pour leur part, regagnent l’un
des trente bidonvilles qui parsè­
ment la province, où ils vivotent
sans eau ni électricité, dans de
grandes tentes faites de cartons,
de palettes de bois, de toiles et de
vieilles couvertures.
En visite à Huelva, première ré­
gion exportatrice de fraises d’Eu­
rope, avec 11 700 hectares consa­
crés à la culture de fruits rouges,
le rapporteur spécial sur l’ex­
trême pauvreté et les droits de
l’homme de l’Organisation des
Nations unies (ONU), Philip Als­
ton, a émis un compte­rendu pré­
liminaire accablant, le 7 février.
Consterné par les conditions
« déplorables » des bidonvilles où
vivent des travailleurs des serres,
« bien pires que dans un camp de
réfugiés », il a appelé les adminis­
trations locale et nationale, ainsi
que les entreprises du secteur à
trouver une solution plutôt que
de « se renvoyer la balle ».
Le gouvernement de gauche es­
pagnol a réagi en annonçant un
changement de normes, afin que
les inspecteurs du travail puissent
effectuer des contrôles dans les
campements, où la plupart des
occupants sont dépourvus de pa­
piers. Le président de l’Association
interprofessionnelle de la fraise
andalouse, Interfresa, José Luis
Garcia­Palacios, pour sa part, qua­
lifie de « calomnieuses » et « men­
songères » les accusations de
M. Alston. « Les campements illé­
gaux n’ont rien à voir avec le sec­
teur agricole : ils se trouvent sur des
terrains publics, et cela fait dix ans
que nous demandons aux admi­
nistrations de mettre fin à cette si­
tuation inhumaine qui nuit à notre
image, alors que nous n’en som­
mes pas responsables », assure au
Monde M. Garcia­Palacios. Il ré­
fute le fait que les migrants sans
papiers qui y vivent travaillent
dans la fraise. « Nos entreprises ne
donnent pas de couvertures à ceux
qui ne respectent pas la loi. »
Il suffit de s’enfoncer un peu
plus loin dans la forêt de pins, vers
Lucena del Puerto, pour en avoir
le cœur net. C’est là que se trouve
« El Bosque », comme l’indique
une pancarte de la Croix­Rouge :
un bidonville géant, où des abris
de fortune, recouverts de toiles
noires, servent de toit à des centai­
nes de migrants. S’ils s’installent
ici, ce n’est pas un hasard. « Je vais
là où il y a du travail : j’ai vécu à
Barcelone, à Almeria, et, là, je viens
pour la fraise », raconte Eric Jam,
un jeune Ghanéen sans papiers de
22 ans, qui a traversé le détroit de
Gibraltar en barque en 2018.

« ON VIT COMME DES ANIMAUX »
Alors que la convention collec­
tive du secteur fixe le salaire
journalier à 42 euros, il est payé
« 36 euros par jour pour ramasser
les fraises et 38 euros par jour pour
les myrtilles », explique­t­il, tout
en remuant les braises du feu
qu’il a allumé au milieu des épi­
nes de pin pour faire chauffer une
marmite d’eau. D’autres utilisent
des bonbonnes de gaz pour cuisi­
ner, certains des générateurs à es­
sence pour brancher aussi leur
téléphone ou leur télévision. Les
incendies sont fréquents. « On ne

veut pas vivre dans cette misère,
sans eau, sans rien. On se lève la
nuit pour faire nos besoins au mi­
lieu de tous. On vit comme des
animaux... », s’insurge Nana (les
personnes citées dont le nom
n’apparaît pas ont souhaité gar­
der l’anonymat), 36 ans, un autre
Ghanéen, arrivé en Espagne il y a
cinq ans. Il n’a pas encore com­
mencé la saison, mais il sait qu’il
sera embauché quand les produc­
teurs seront débordés...
L’apogée de la récolte est en
mars. Le besoin en main­d’œuvre


  • entre 90 000 et 100 000 tra­
    vailleurs chaque saison – est
    élevé. Et, malgré un taux de chô­
    mage de 21 % en Andalousie, les
    candidats espagnols manquent.
    Les conditions de travail, sous les
    serres, qui sont comme des étu­
    ves, le dos courbé toute la jour­
    née pour sélectionner les fruits
    mûrs, sont difficiles. En 2019,
    52 % des travailleurs de la fraise
    étaient des Espagnols, le plus sou­


vent employés dans les usines de
conditionnement, 22 % venaient
du reste de l’Europe et 26 % d’ail­
leurs, essentiellement du Maroc,
pays avec lequel il existe un par­
tenariat depuis 2001.
Cette année, les gouvernements
espagnol et marocain ont fixé un
quota maximum de 20 000 « con­
trats en origine », qui permet aux
agriculteurs espagnols de recruter
directement dans les campagnes
marocaines. Le logement et la
moitié du transport sont pris en
charge. Leur contrat dure de trois
à six mois. Les femmes mariées,
veuves ou divorcées, avec enfants,
sont sélectionnées prioritaire­
ment, pour éviter qu’elles ne cher­
chent à rester en Espagne, en
situation irrégulière, une fois le
contrat terminé.
Les conditions de vie de ces sai­
sonnières ne sont pas exemptes
de critiques. En particulier, depuis
qu’en 2018 une dizaine d’entre el­
les ont porté plainte pour harcè­

lement et abus sexuels, ainsi que
pour exploitation profession­
nelle, contre le chef d’entreprise
qui les avait embauchées. Si pres­
que toutes les plaintes ont été
classées depuis, faute de compa­
rution des plaignantes devant le
juge, ce scandale a mis en lumière
l’extrême vulnérabilité de ces
femmes, qui ne savent générale­
ment ni lire, ni écrire, ni compter

et encore moins parler espagnol,
n’ont pas d’autre choix que de
faire confiance à leur supérieur, et
sont parfois logées dans des con­
ditions épouvantables.
La plupart des logements se
trouvent derrière des grilles et
sont inaccessibles aux passants.
La Confédération syndicale des
commissions ouvrières (CCOO)
s’est plainte de ne pas pouvoir y
avoir accès à sa guise. A 7 kilomè­
tres de Moguer, cependant, un
chemin part sur la droite, s’en­
fonce entre les serres et débou­
che sur une série de cabines de
chantier. Dans des conditions dé­
plorables, six femmes logent
dans le premier d’entre eux. Un
lit superposé occupe toute la lar­
geur du module et deux autres y
sont collés dans le sens de la lon­
gueur, formant un U étroit. Faute
d’armoire, leur linge est posé au
pied de leur lit. A l’autre extré­
mité, la porte de la salle de bains
s’ouvre sur un WC qui fuit, rafis­

tolé avec du ruban adhésif, à côté
duquel se trouve une sorte de
douche, faite d’un assemblage
précaire de tuyaux, dont l’un
goutte dans un seau.
Un bidon de 5 litres à la main, Fa­
tya, 43 ans, mère de deux enfants
de 14 et 17 ans, explique à Moham­
med, traducteur du Syndicat an­
dalou des travailleurs (SAT), orga­
nisation anticapitaliste minori­
taire, qu’elle est arrivée à la mi­
janvier, et que c’est la quatrième
année qu’elle fait la « saison de la
fraise en Espagne », car, au Maroc,
elle toucherait « 8 euros à peine
par jour ». Pas question, donc, de
se plaindre...

« LOGEMENTS INDIGNES »
« Beaucoup de logements sont in­
dignes. La barrière linguistique, la
pauvreté et le besoin ouvrent la
voie aux abus dans ou hors des en­
treprises, résume José Antonio
Brazo Regalado, membre du SAT.
Il faut plus d’inspecteurs et faire en
sorte qu’ils puissent se rendre sans
préavis dans les entreprises pour
surveiller le respect des droits des
travailleuses. »
Interrogée sur le logement que
le syndicat nous a montré, Inter­
fresa assure qu’il était « provi­
soire, le temps d’en préparer un
nouveau ». Cinq jours plus tard,
des photos témoignent de sa ré­
novation... Conscient de la mau­
vaise image du secteur, l’associa­
tion interprofessionnelle a mis
en place, en septembre 2018, un
plan de responsabilité éthique,
professionnel, social et d’égalité
(Prelsi), visant à prévenir et à
combattre les possibles cas
d’abus sexuels, après le scandale
de 2018, et à garantir des condi­
tions de travail et de logement di­
gnes aux saisonnières.
Quatorze médiateurs ont été
formés pour leur expliquer leurs
droits, dans leur langue, et répon­
dre à tous leurs doutes ou problè­
mes. Un numéro d’urgence leur a
été communiqué. Des normes im­
posent un confort minimum aux
logements. Mais les entreprises
du secteur ne sont pas obligées d’y
adhérer. « Près de 73 % des entrepri­
ses du secteur des fruits rouges en
font partie, se félicite le directeur
technique du Prelsi, Borja Ferrera.
Nous avons inspecté plus de
600 logements et remis des indica­
tions pour qu’ils soient mis aux
normes. Et, toutes les semaines,
l’un de nos consultants d’intégra­
tion va visiter les saisonnières. »
« Plus de 90 % des questionnai­
res de satisfaction que je leur fais
remplir sont positifs », assure Sa­
nae Serghini, 30 ans, médiatrice
marocaine du Prelsi, alors qu’elle
est en visite dans l’entreprise
Fresgumer. Le logement des sai­
sonnières Nadia, Fatima, Zahira
et Samira est spacieux, propre,
repeint à neuf et décoré de ri­
deaux à carreaux.
Dans la société suivante, Fres­
huerto, le logement est aussi spa­
cieux et propre. Une Marocaine,
venue d’une autre exploitation
pour déjeuner avec ses amies,
écoute Sanae Serghini avec atten­
tion. « Pourquoi ne viens­tu pas
inspecter mon logement? », lui de­
mande­t­elle en arabe, rapporte
Mme Serghini.
Elle craint de perdre son emploi
si elle se plaint, mais elle raconte
qu’elles sont douze à s’entasser
dans une seule pièce, que la dou­
che n’a pas d’eau chaude et que
leurs sommiers sont cassés. Déso­
lée, Sanae Serghini lui explique
qu’elle ne peut rien faire si son
employeur n’a pas souscrit au
Prelsi. Comme 27 % des produc­
teurs de fraises...
sandrine morel

En 2019, 52 % des
travailleurs de la
fraise étaient des
Espagnols, 22 %
venaient du reste
de l’Europe
et 26 % d’ailleurs,
essentiellement
du Maroc

PLEIN  CADRE


Vue de l’intérieur et
de l’extérieur de logements
de Marocaines travaillant
dans les fraises, à Almonte
(Huelva), en Espagne,
en juin 2019. MARIA CONTRERAS
COLL/THE NEW YORK TIMES-REDUX-REA/
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