Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1
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DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020 géopolitique| 19

ENTRETIEN


D


irecteur de recherche sur
Israël et la Palestine au
sein de l’organisation Hu­
man Rights Watch (HRW),
l’Américain Omar Shakir a
été expulsé d’Israël, le
25 novembre 2019, en application d’une loi
adoptée en 2017, selon laquelle l’Etat hébreu
peut interdire l’entrée sur son territoire ou en
expulser quiconque soutient le mouvement
Boycott, désinvestissement et sanctions
(BDS) contre l’occupation des territoires pa­
lestiniens. M. Shakir continue de documen­
ter, depuis la Jordanie, les violations des
droits de l’homme en Israël et en Palestine.

Que dit votre expulsion de la situation
des droits humains en Israël?
Cette décision n’est pas qu’une affaire de
personne et ne concerne pas seulement
HRW. L’expulsion du représentant de la plus
grande organisation au monde des droits hu­
mains devrait tirer la sonnette d’alarme. Elle
montre à quel point Israël a perdu toute pré­
tention à respecter les normes internationa­
les, ainsi que sa volonté de bloquer les criti­
ques contre les abus des droits humains. C’est
la première fois qu’un Etat se présentant
comme une démocratie expulse l’un des re­
présentants de HRW. En agissant ainsi, Israël
a rejoint le groupe de pays tels que l’Egypte, la
Corée du Nord et le Venezuela qui ont expulsé
ou interdit l’entrée à du personnel de HRW.

Votre cas constitue­t­il un précédent?
Il survient dans un contexte d’assauts répé­
tés du gouvernement israélien contre les acti­
vités de défense des droits humains : refus de
laisser entrer de nombreux militants des
droits humains, dont des représentants d’Am­
nesty International et le rapporteur spécial
des Nations unies, restrictions imposées aux
militants et aux défenseurs des droits israé­
liens et palestiniens, et diabolisation de leur
travail, interdiction de voyager et même
poursuites judiciaires. On a également ob­
servé des restrictions d’accès en Cisjordanie

visant des activistes israéliens. Mon cas cons­
titue cependant un dangereux précédent. Is­
raël n’avait encore jamais expulsé une per­
sonne légalement présente dans le pays sous
prétexte qu’elle soutient la campagne du boy­
cott. Ni HRW ni moi n’avons appelé au boy­
cott d’Israël. Nous documentons les viola­
tions des droits humains commises par les
entreprises dans les colonies. Elles bénéfi­
cient d’autorisations et d’infrastructures qui
sont refusées aux Palestiniens. Elles opèrent
sur des terres volées aux Palestiniens. Elles
paient des impôts aux municipalités des colo­
nies et appliquent un cadre légal discriminant
les Palestiniens. Nous avons appelé ces socié­
tés à cesser leurs activités dans les colonies, ce
qui est différent d’un appel au boycott.
D’importantes initiatives ont été prises au
cours des derniers mois pour les placer face à
leurs obligations. En novembre 2019, la Cour
européenne de justice a jugé que les pays
européens devaient identifier sur leur éti­
quetage les produits fabriqués dans les colo­
nies. En février 2020, les Nations unies ont
publié une liste de sociétés opérant dans les
colonies. Ceux qui soutiennent ces décisions
pourraient se voir refuser l’entrée sur le terri­
toire israélien ou être expulsés avec le même
argumentaire que la Cour suprême israé­
lienne a utilisé à mon encontre.
Ce que l’Etat israélien dit, en substance,
c’est que la défense des droits humains cons­
titue une menace. A l’avenir, cela pourrait
justifier d’autres actions contre ceux qui
qualifient Israël d’Etat d’apartheid ou qui ap­
pellent la Cour internationale de justice (CIJ)
à enquêter sur les crimes commis par Israël
et la Palestine.

La loi anti­BDS de 2017 est­elle le principal
outil par lequel Israël s’attaque
aux défenseurs des droits humains?
Elle n’est que l’un de ses nombreux outils.
Ce type de législation a été introduit dès 2011,
avec une loi autorisant les actions civiles con­
tre ceux qui appellent au boycott d’Israël. La
Cour suprême en avait limité le champ d’ap­
plication. En 2017, la Knesset a amendé la loi
concernant l’entrée sur le territoire pour ban­
nir ceux qui appellent au boycott. En 2019, il

y a eu mon expulsion, et l’application de
cette loi a été étendue pour permettre des
poursuites. Des gouvernements en Europe
et aux Etats­Unis ont aussi utilisé ces lois an­
tiboycott pour limiter le travail légitime de
défense des droits humains.

Depuis quand observez­vous une
escalade des attaques du gouvernement
israélien contre les défenseurs des
droits humains?
Ces attaques remontent à des décennies,
en particulier contre les Palestiniens. Mais,
depuis 2010, on assiste à une escalade. En
plus de la législation antiboycott, la Knesset
a adopté en 2016 une loi contrôlant et res­
treignant l’accès des ONG israéliennes aux
financements étrangers. En 2019, des raids
ont été menés contre des organisations en
Cisjordanie, dont le groupe de défense des
droits des prisonniers palestiniens Adda­
meer. Un employé palestinien d’Amnesty In­
ternational a été interdit de quitter la Cisjor­
danie pour rendre visite à un parent malade
à Jérusalem puis en Jordanie.
Les changements géopolitiques ont pro­
curé au gouvernement israélien davantage
de confiance. Washington a peu usé de son
influence pour limiter les violations israé­
liennes, mais aujourd’hui l’administration
américaine donne son feu vert, voire se rend
complice de ces abus. Les pays européens ont
souvent critiqué les colonies illégales ainsi
que d’autres politiques israéliennes discrimi­
natoires, mais ces critiques n’ont que rare­
ment été suivies de conséquences.
En Israël, hormis la Liste arabe unie et le
parti Meretz [laïque et socialiste], peu de
voix s’élèvent contre le traitement discrimi­
natoire des Palestiniens. Il n’y a pas de véri­
table débat sur un changement dans la façon
dont Israël gouverne les Palestiniens et sur
l’occupation. Plus généralement, la bigote­
rie, le mépris du droit international et la dés­
humanisation des Palestiniens ont été au
cœur des trois campagnes électorales qui se
sont tenues depuis le début de l’année 2019.
Dans ce contexte, le gouvernement israélien
a investi de plus en plus de ressources pour
attaquer et tourner en ridicule les avocats
des droits humains. Un ministère entier, ce­
lui des affaires stratégiques, se charge de
cette tâche avec des ONG progouvernemen­
tales comme NGO Monitor.

Y a­t­il une érosion de la démocratie
en Israël?
Mon ami Hagai El­Ad, qui est le directeur
exécutif de B’Tselem, l’une des plus importan­
tes organisations de défense des droits hu­
mains en Israël, a écrit que la démocratie si­
gnifiait le gouvernement par le peuple et non
celui d’un peuple au détriment d’un autre.
Durant des décennies, l’Etat israélien a géré
militairement des millions de Palestiniens en
Cisjordanie et dans la bande de Gaza, leur
ôtant le droit d’avoir leur mot à dire face à un
gouvernement qui leur dicte leur vie au quoti­
dien, et les privant de droits civiques essen­
tiels, comme s’exprimer librement et mani­
fester. Pour eux, Israël n’a jamais été une dé­
mocratie. Ces décennies de pouvoir discrimi­

natoire et répressif à l’encontre des
Palestiniens ont aussi érodé la démocratie is­
raélienne. Les efforts pour justifier des politi­
ques abusives, en place depuis plus d’un de­
mi­siècle, ont parfois amené la justice à jouer
le rôle de « chambre d’enregistrement » de ces
politiques, et ainsi à restreindre le champ d’ac­
tion des défenseurs des droits humains.

Dans un rapport de 2018, vous aviez
également documenté des violations
accrues des droits humains par
l’Autorité palestinienne et le Hamas...
Pendant des années, l’Autorité palesti­
nienne (AP) en Cisjordanie et le Hamas dans
la bande de Gaza ont arrêté de façon systéma­
tique et arbitraire les dissidents, et ont tor­
turé ceux qu’ils plaçaient en détention. HRW
a documenté ces pratiques au sein de l’Auto­
rité palestinienne depuis son accession à
l’autonomie, au milieu des années 1990, ce
qui inclut l’emprisonnement de personnes
pour des critiques exprimées sur les réseaux
sociaux, pour leur participation à des mani­
festations pacifiques, pour leur affiliation à
des factions politiques rivales ou en raison de
leur travail journalistique.
En 2019, selon les statistiques fournies par
l’AP, 1 609 personnes ont été détenues pour
« attaques contre les autorités » ou « tentative
de fomenter des conflits internes ». En un
seul mois – mars 2019 –, le Hamas a empri­
sonné plus de 1 000 personnes qui avaient
manifesté contre son pouvoir. Ces pratiques
continuent alors même que le premier mi­
nistre [de l’Autorité palestinienne], Moham­
mad Chtayyeh, a promis qu’il n’y aurait pas
d’arrestations politiques sous son mandat.
Ces tactiques indiquent que les services de
sécurité de l’AP ont renforcé leur emprise
dans un contexte de questionnement sur la
succession au pouvoir en Cisjordanie, et de
cristallisation des divisions entre le Hamas et
le Fatah. Il y a un fort mécontentement chez
les Palestiniens face à ces répressions et face
à la coopération sécuritaire avec Israël, qui
est perçue comme une complicité de l’Auto­
rité palestinienne dans les violations des
droits humains.

Que pensez­vous de la vision pour
la paix du président Donald Trump?
Le plan Trump méprise les notions les plus
basiques du droit international de façon à
rendre permanente la réalité actuelle d’un
Etat de discrimination institutionnalisée et
d’occupation. Il a déjà été rejeté par l’Union
européenne, les Etats arabes et l’Organisa­
tion de la conférence islamique, mais la vraie
question reste de savoir ce que va faire la
communauté internationale.
Il ne suffit plus d’énoncer le besoin de re­
lancer les négociations pour une solution à
deux Etats. Des décennies de processus de
paix n’ont mené à rien, sauf à masquer la
poursuite de l’occupation. Il faut aller au­delà
de la rhétorique et passer aux actes, comme
par exemple une enquête formelle menée
par la CIJ sur les crimes commis en Palestine,
ou la liste onusienne des sociétés installées
dans les colonies.
propos recueillis par hélène sallon

« Grid » (« Grille », 1983,
acrylique sur toile),
de David Reeb.

David Reeb
Né en 1952 dans la ville
israélienne de Rehovot, il vit
et travaille aujourd’hui à
Tel-Aviv. Il a effectué ses
études à l’Ecole des beaux-
arts Bezalel de Jérusalem,
où il se politise. Pour lui et
ses camarades, l’activisme
devient indissociable de
l’expression artistique.
Durant les années 1980 et
1990, il participe à des
actions communes sous
la forme d’expositions
mêlant artistes palestiniens
et israéliens.
De son point de vue,
l’occupation est partout,
elle fait partie du quotidien.
Le thème de la ligne verte
est notamment récurrent
dans ses tableaux.
Ce peintre est aussi un
vidéaste engagé qui
documente inlassablement
les manifestations
palestiniennes dans les
villes de Cisjordanie.

Omar Shakir


« Pour l’Etat israélien,


la défense des droits


humains constitue


une menace »


Pour ce chercheur


à Human Rights


Watch, expulsé


d’Israël en


novembre 2019,


l’Etat hébreu perd


peu à peu toute


prétention


à respecter


les normes


internationales et


érode ses propres


fondements


démocratiques


AHMAD GHARABLI/AFP
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