Le Monde - 02.03.2020

(C. Jardin) #1

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INTERNATIONAL


DIMANCHE 1ER ­ LUNDI 2 MARS 2020

0123


istanbul ­ correspondante

E


n froid avec ses alliés oc­
cidentaux, en désaccord
avec son nouveau parte­
naire russe, le président
turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a ja­
mais été aussi isolé sur la scène in­
ternationale au moment où son
armée, embourbée en Syrie, fait
face à des attaques meurtrières
du régime de Damas, soutenu par
l’aviation russe.
Car c’est bien une bombe russe à
guidage laser (de type KAB­1500L
portée par les chasseurs Soukhoï
SU­35), capable de pénétrer jus­
qu’à des profondeurs de 20 mè­
tres, qui a pulvérisé le bâtiment
où des soldats turcs avaient
trouvé refuge à Idlib, la dernière
poche rebelle dans le nord­ouest
de la Syrie, causant, jeudi 27 fé­
vrier, la mort de trente­trois d’en­
tre eux, soit les pertes les plus
lourdes subies par l’armée depuis
des décennies.

« Nouveaux amis »
La situation précaire des militai­
res turcs à Idlib, où près de dix
mille soldats ont été déployés
sans couverture aérienne, la Rus­
sie étant la seule maîtresse des
airs, révèle à elle seule l’incohé­
rence de la politique étrangère et
de sécurité du président Erdo­
gan. Elle compromet durable­
ment le projet d’un partenariat
stratégique avec Moscou, tant
vanté sur la scène politique in­
terne, en Turquie, par les « eura­
sianistes », lesquels sont deve­
nus, depuis le coup d’Etat raté de
2016, les meilleurs alliés du chef
de l’Etat.
Elle rappelle la fragilité de la po­
sition turque, un pied dans
l’OTAN, un pied en dehors. Au
plus fort d’une crise diplomati­
que avec les Etats­Unis, en 2018,
M. Erdogan avait indirectement
menacé de quitter l’Alliance, assu­
rant que la Turquie se cherchait
de « nouveaux amis », une allu­
sion à la Russie.
Confronté à la force de feu russe
à Idlib, le voilà qui sollicite le sou­

tien militaire de ses vieux parte­
naires, menace l’Europe d’une
nouvelle crise migratoire et ap­
pelle l’OTAN à l’aide. C’est ainsi
qu’il réclame à Washington l’ins­
tallation de missiles Patriot, dont
il boudait jusqu’ici l’acquisition,
au profit des antimissiles russes
S­400, choisis par Ankara malgré
leur incompatibilité avec le sys­
tème de défense otanien.
« Aujourd’hui, la Turquie est ca­
pable de lancer une opération
pour protéger sa sécurité natio­
nale sans demander l’autorisa­
tion de qui que ce soit », se vantait
M. Erdogan, en décembre 2019,
en marge du sommet marquant
le 70e anniversaire de l’OTAN, à
Londres. Cette phrase résume à
elle seule la vision de politique
étrangère du chef de l’Etat turc,
prêt à intervenir militairement
sur tous les fronts.
Deux mois avant le sommet de
Londres, la Turquie avait défié ses
allés traditionnels en envoyant

des troupes dans le nord­est de la
Syrie contre la volonté de l’OTAN.
Deux mois plus tard, Ankara dé­
ployait du matériel militaire et du
personnel en Libye, dont deux
mille mercenaires syriens, alors
même que les Nations unies ap­
pelaient à respecter un embargo
sur les armes.

« Dépotoir » de la rébellion
Cette approche agressive s’est af­
firmée après l’échec du coup
d’Etat de 2016, lequel a affaibli
l’autorité de l’armée, permettant
au numéro un turc de renforcer
son pouvoir. Après le putsch raté,
la Turquie a lancé trois incur­
sions militaires dans le nord de la
Syrie, dont deux avec l’aval de
Moscou. Chaque avancée de l’ar­
mée turque était le fruit d’un
compromis selon lequel le
Kremlin accordait à Ankara un
gain territorial en contrepartie de
son silence face aux avancées du
régime de Damas. La soumission

des territoires rebelles à l’est
d’Alep, en 2016, est intervenue
après l’incursion turque à Djara­
bulus et Azaz. La prise d’Afrin par
Ankara, en mars 2018, a été suivie
par les avancées du régime de Ba­
char Al­Assad dans la Ghouta
orientale (banlieue de Damas), à
Homs, puis à Deraa. Des bus af­
frétés par Damas ont alors éva­
cué les combattants et leurs fa­
milles vers Idlib.
Compte tenu de ce type d’ac­
cord, la Turquie était, selon le
Kremlin, supposée fermer les

yeux lorsque le régime syrien,
épaulé par l’aviation russe, a lancé
son blitzkrieg au sud d’Idlib, à la
fin de décembre 2019. De son
côté, Ankara imaginait que l’of­
fensive contre la dernière poche
rebelle allait durer, lui donnant
l’occasion d’arracher de nouvelles
concessions à la Russie. M. Erdo­
gan s’attendait à une longue cam­
pagne, sans jamais imaginer que
ses militaires, déployés dans la
province à la faveur de l’accord de
Sotchi, signé avec son homologue
russe, Vladimir Poutine, en 2018,
allaient se retrouver encerclés par
les forces du régime syrien. A
l’évidence, il n’a rien vu venir.
Pour ses détracteurs, son inca­
pacité à anticiper les événements
tient à son hubris. « Après bientôt
dix­huit ans de pouvoir sans par­
tage, ayant écarté tous ses anciens
compagnons de route, il est clair
que M. Erdogan a une confiance il­
limitée dans ses propres capaci­
tés », explique Selim Kuneralp, un

Un convoi
militaire turc,
vendredi
28 février,
à Kafr Yahmoul,
près d’Idlib.
AHMAD AL-ATRASH/AFP

« M. Erdogan
a une confiance
illimitée dans
ses propres
capacités »
SELIM KUNERALP
ancien diplomate

ancien diplomate. Fort de ses
pouvoirs présidentiels élargis, « il
est devenu le seul décideur du pays.
On ne lui connaît pas de conseiller
capable de l’influencer. Il semble
qu’il prenne ses décisions la plu­
part du temps tout seul et sans
prendre la peine de consulter qui
que ce soit, sauf peut­être de ma­
nière superficielle ».
Qu’importe si la campagne
d’Idlib a déjà coûté la vie à cin­
quante­cinq soldats turcs (le der­
nier en date est mort vendredi
28 février), M. Erdogan est déter­
miné à poursuivre sa guerre
coûte que coûte. « L’objectif de ren­
verser la dynastie alaouite s’étant
révélé inatteignable, il s’est ra­
battu sur l’établissement de zones
tampons le long de la frontière
turco­syrienne dans le but d’y ins­
taller des populations favorables à
la Turquie », rappelle M. Kuneralp.
Ce projet pourrait être mis en
échec à Idlib.
marie jégo

à peine la turquie a­t­elle menacé
de favoriser une nouvelle vague de mi­
grants vers l’Europe que des centaines
de réfugiés – Syriens, Afghans, Iraniens,
Irakiens, Pakistanais – ont pris, ven­
dredi 28 février, la direction des frontiè­
res occidentales du pays.
Le feu vert leur avait été donné de fa­
çon informelle la veille après la tenue
d’un conseil de sécurité extraordinaire
sous la houlette du président turc Re­
cep Tayyip Erdogan. Furieuse de la
mort de trente­trois de ses soldats dans
la province d’Idlib – la dernière poche
rebelle dans le nord­ouest de la Syrie –,
ulcérée par l’absence de soutien occi­
dental dans son combat contre le
régime de Bachar al­Assad, la Turquie
« n’a pas d’autre choix que de desserrer
sa politique d’endiguement des réfu­
giés », a fait savoir, vendredi, Fahrettin
Altun, le directeur de la communica­
tion du palais présidentiel.
Toute la journée de vendredi, les mé­
dias turcs ont montré les mouvements
de ces réfugiés. La chaîne de télévision

CNN Türk a diffusé en boucle des ima­
ges de personnes attendant sur les pla­
ges de la mer Egée pour embarquer sur
des canots pneumatiques en plein jour
ou des groupes de migrants se dirigeant
vers la frontière terrestre de la Turquie
avec la Grèce et la Bulgarie, à Edirne.

« Jeu politique mortel »
Les gardes­frontières turcs n’occu­
paient pas les postes­frontières avec la
Grèce et la Bulgarie. Mais aucun des
réfugiés n’a réussi à passer, la Grèce et
la Bulgarie ayant dans le même temps
renforcé leur surveillance. Athènes a
annoncé, dès vendredi, un doublement
des patrouilles terrestres et des gardes­
côtes, et le déploiement de l’armée.
Sur l’île de Lesbos, le flux de migrants
en provenance de Turquie vendredi ne
sortait toutefois pas de l’ordinaire : « Un
canot avec quinze demandeurs d’asile
est arrivé tôt ce matin et un autre dans
l’après­midi avec près de cinquante per­
sonnes. Mais ces dernières semaines,
chaque jour près de cent migrants dé­

barquent sur nos côtes, cela n’a rien d’ex­
ceptionnel », notaient les autorités por­
tuaires locales.
Au niveau du poste frontalier de
Kastanies, situé dans le nord­est de la
Grèce, un groupe d’une centaine de mi­
grants se trouvait bloqué dans la zone
tampon qui sépare le pays de la Tur­
quie. « Ces personnes sont arrivées avec
l’intention de passer en Grèce mais nous
les avons fait reculer. Nous contrôlons la
situation », précisait, vendredi, un gar­
de­frontière grec.
A la nuit tombée, on comptait presque
1 000 migrants arrivés jusqu’aux portes
de la Grèce. Selon des médias grecs, des
incidents sont survenus tard dans la soi­
rée de vendredi. Des gaz lacrymogènes
ont été tirés par les forces de l’ordre pour
calmer la foule. L’Agence France­Presse
faisait état de nouveaux heurts, samedi
matin, entre migrants et policiers grecs.
Toute la journée de vendredi, des bus
affrétés par la mairie de l’arrondisse­
ment de Fatih – situé sur la péninsule
historique d’Istanbul, il est aux mains

du Parti de la justice et du développe­
ment (AKP, islamo­conservateur, au
pouvoir à Ankara) – ont embarqué des
réfugiés pour les conduire gracieuse­
ment à Edirne, mais sans leur dire
qu’ils n’avaient aucune chance de pas­
ser de l’autre côté.
Pour l’ONG Amnesty international,
« les demandeurs d’asile sont encore une
fois utilisés comme une monnaie
d’échange dans un jeu politique mor­
tel ». Depuis l’accord entre l’Union
européenne (UE) et la Turquie, signé en
mars 2016, Ankara est en effet censé
contrôler les passages illégaux vers
l’Europe et a bénéficié d’une aide de
6 milliards d’euros à cette fin.
Mais la Turquie, qui accueille 3,6 mil­
lions de réfugiés, menace régulièrement
l’Europe de ne plus retenir les réfugiés.
Le président Erdogan joue avec les nerfs
des Européens, tétanisés par la perspec­
tive d’une nouvelle crise migratoire.
m. jé. (istanbul, correspondante)
et marina rafenberg
(athènes, correspondante)

La Turquie utilise les migrants pour faire pression sur l’Europe


La stratégie d’Erdogan en échec à Idlib


La mort de 33 soldats révèle l’impéritie de la politique étrangère du président turc et de son virage prorusse

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