Le Monde - 08.03.2020 - 09.03.2020

(Marcin) #1
0123
DIMANCHE 8 ­ LUNDI 9 MARS 2020 géopolitique| 21

ENTRETIEN
addis­abeba ­ envoyé spécial

J


osep Borrell est le haut représentant
de la Commission européenne pour
les affaires extérieures et la politi­
que de sécurité. Il était à Addis­
Abeba, capitale éthiopienne et siège
de l’Union africaine (UA), dans le ca­
dre d’une réunion des commissaires
européens et de leurs homologues africains,
le 27 février. Ce rendez­vous était élaboré
comme une première phase de la « nouvelle
stratégie pour l’Afrique » menée par l’Europe.

D’où cette volonté de créer une nouvelle
stratégie européenne pour l’Afrique
vient­elle?
La priorité était claire dès la formation, à
l’automne 2019, de cette nouvelle Commis­
sion. Le Conseil européen avait indiqué
qu’une attention spéciale devrait être accor­
dée à l’Afrique. Que ce devrait être une priorité.

Quelle était la motivation du Conseil
européen?
Du côté des gouvernements européens, il
y a le sentiment que l’Afrique est à la fois
source de défis et d’opportunités. Le pre­
mier déplacement de la présidente de la
Commission a d’ailleurs été pour le siège de
l’UA. Je suis convaincu que l’Union euro­
péenne (UE) doit se projeter vers le conti­
nent africain et y construire un partenariat.
Notre avenir est beaucoup plus conditionné
par ce qui s’y passe que par ce qui va se pas­
ser en Amérique latine, par exemple. Le des­
tin de l’Europe est davantage lié à la dynami­
que démographique, économique et politi­
que de l’Afrique. Malheureusement, les opi­
nions publiques ne la voient qu’à travers le
prisme des migrations.

Cependant, on a souvent l’impression
que la politique de l’UE vis­à­vis
de l’Afrique est dominée par
la question migratoire. Ce qui agace
les gouvernements africains...
C’est une impression trompeuse. Tous les
chiffres montrent que l’Europe est présente
en Afrique dans bien d’autres domaines
que celui de la migration. Cette déforma­
tion [de la réalité] est préoccupante. Regar­
dez la tour magnifique, cadeau de la Chine à
Addis­Abeba. Les Ethiopiens qui la voient
tous les jours se disent que la Chine est
très présente. Or l’opération de maintien de
la paix que nous finançons en Somalie,
l’Amisom, coûte en dix­huit mois l’équi­
valent de cette construction. Tous les dix­
huit mois, les Européens pourraient
donc faire cadeau à l’Ethiopie de ce bâti­
ment que les Chinois, eux, ont livré une fois
pour toutes.

La mission de l’Union africaine en
Somalie est supposée prendre fin bientôt.
Est­ce prématuré?
Cette opération dure depuis quinze ans et
mobilise 25 000 hommes. Il faut s’interroger
sur son efficacité, comme sur celle d’autres
missions, telle que celle des Nations unies
au Mali. Mais on ne peut pas dire que la tâ­
che soit accomplie. Il faut continuer. Le Sou­
dan, l’Ethiopie, l’Erythrée, la Somalie for­
ment un arc géographique qui constitue un
mélange explosif. Les Européens n’ont pas
ce problème en tête, car ils ne voient pas plus
bas que le Sahel. C’est pourtant capital.

Est­ce qu’on ne rend pas assez justice
à l’action européenne en Afrique?
Nous avons une présence historique en
Afrique ineffaçable, pour le meilleur comme
pour le pire. Surtout, nous sommes collecti­
vement le plus grand investisseur du conti­
nent, son premier partenaire commercial.
Nous sommes aussi ceux qui aident le plus.
On a investi 3 milliards d’euros dans les mis­
sions de la paix en Afrique. Tout le monde
parle de la Chine, de la Russie, mais, en réa­
lité, chiffres à l’appui, la présence euro­
péenne est beaucoup plus importante. Peut­
être ne sommes­nous pas capables d’en tirer
les profits politiques.

N’y a­t­il pas une contradiction à parler
de « profits politiques » quand l’Europe
affirme vouloir avancer ses principes
et ses valeurs avant ses intérêts?
L’Europe a des valeurs et des intérêts. Nous
bâtissons une nouvelle stratégie commune,
car il y a de nouveaux éléments dans le
rapport avec l’Afrique. Il y a d’abord le chan­
gement climatique. L’Afrique est le territoire
où l’impact va être le plus important. Une
stratégie climatique pour l’Europe n’a pas de
sens si elle n’est qu’européenne. Comment
faire en sorte que notre voisin le plus im­
médiat, le plus touché, celui qui est en train
de se développer, participe à une stratégie
qui est existentielle?
Deuxième chose : nous travaillons sur le
digital, la révolution industrielle qui vient et
va déterminer le mode de développement
du futur. Quelle place l’Afrique y prend­elle?
Nous aussi tâtonnons et essayons encore de
trouver la manière de bâtir l’Europe numéri­
que. Mais cela ne se fait pas à huis clos. En­
fin, nous nous consacrons à la mobilité hu­
maine, à la paix, à la sécurité et à la crois­
sance économique durable. On a sur la table
des projets pour mobiliser 50 milliards
d’euros d’investissements sur le continent.

Quels en sont les détails?
Il y a un plan d’investissements à l’échelle
européenne avec une couverture des ris­
ques qui devrait pousser les investisseurs
privés à s’engager. C’est une priorité. Comme

celle de travailler sur la paix et la sécurité,
naturellement. La situation au Sahel se dété­
riore à grande vitesse et, dans la Corne de
l’Afrique, elle ne s’améliore pas. La façade
orientale de l’Afrique est aussi menacée
d’instabilité. Si ce ne sont pas des raisons
évidentes pour que l’Europe se penche sur
cette région, qu’on m’explique! Notre avenir
se joue en Afrique. La frontière de l’Europe
n’est pas en Méditerranée, mais au sud
du Sahel. Notre avenir climatique dépend
davantage de ce que feront les Africains que
de ce que nous ferons à notre niveau.
Il faut prendre au sérieux la situation
de cette partie du monde. Tout le monde
s’étonne : Idlib, en Syrie, quelle horreur, il y a
800 000 déplacés! Mais, au Burkina Faso, il y
a 700 000 déplacés, 200 000 garçons et filles
qui ne vont plus à l’école. Que vont­ils deve­
nir? Cela fait partie de notre sens de la prio­
rité. En venant à Addis­Abeba avec 21 com­
missaires européens, on lance un processus
qui va se terminer en octobre avec le sommet
Afrique­Europe. D’ici au sommet de Bruxel­
les, nous disposons de six mois. Dans l’inter­
valle, il faut multiplier les contacts bilatéraux
avec les Etats membres, les pays africains,
aller voir la société civile, etc., on n’aura plus
l’élan politique pour faire, après le sommet
d’octobre, ce qui n’a pas été fait avant.

Faut­il être plus à l’écoute de ce que
veulent les gouvernements africains?
Il ne s’agit pas seulement de les écouter, il
faut en faire des partenaires. Il faut sortir des
idées reçues selon lesquelles les Européens
ne s’intéressent à l’Afrique que pour la mi­
gration ou donner des leçons de morale. Les
Africains sont en train de construire un
grand marché intégré à l’échelle du conti­
nent, la Zlecaf [zone de libre­échange conti­
nentale africaine]. Quel marché potentiel
pour les entreprises européennes! Nous de­
vons être interactifs. Je n’ai pas l’intention de
rédiger un document de plus sur le sujet, je
veux élaborer une stratégie avec le continent.
Cela doit aller dans les deux sens, et eux nous
le rappellent. La question de la migration, par
exemple, ne sera pas résolue si on n’a pas
d’accords avec les pays d’origine et de transit.

Vous en revenez donc à la question
migratoire...
Il nous faut fixer de nouveaux cadres. Un
migrant irrégulier, qui n’a pas le droit à
l’asile, doit rentrer chez lui. En échange, il
faut élaborer des politiques de migrations
régulières. La migration affole en Europe, car
elle est perçue comme un phénomène qui
échappe au contrôle, mais on ne pourra pas
l’interdire. Du reste, la première destina­
tion des migrants d’Afrique, ce sont d’autres
pays africains. Nous devrions d’ailleurs aider
les pays qui constituent les destinations de
migrants sur le continent à les recevoir.

Tout cela relève d’un mécanisme de désé­
quilibre démographique très ancien. Les
Européens ont migré massivement vers
d’autres parties du monde parce qu’il y avait
chez eux des surcroîts de population. Main­
tenant, le surcroît est ailleurs, tandis que
nous sommes une société vieillissante. On
ne s’en sortira pas si l’on n’est pas capables de
régler les problèmes migratoires. Il y a évi­
demment des approches différentes selon les
Etats membres, et c’est pour cela qu’il faut bâ­
tir une stratégie avec les Africains. On ne peut
pas espérer être en sécurité chez nous si, à
quelques encablures, il y a 200 000 jeunes au
Burkina privés d’école et exposés au radica­
lisme. Il faut aller aux racines du mal.

Les Etats africains parlent aussi de la
nécessité de se voir accorder la place qui
leur revient sur la scène internationale,
notamment au Conseil de sécurité
des Nations unies...
Les institutions de Bretton Woods, nées
au lendemain de la seconde guerre mon­
diale, ne sont plus adaptées au monde
d’aujourd’hui. Ni la Banque mondiale, ni
le Fonds monétaire, ni les Nations unies.
Tout cela a été inventé par les grandes
puissances qui ont gagné la guerre il y a
soixante­quinze ans.
Soyons honnêtes, ce n’est pas ce qui va
constituer la pièce maîtresse de notre straté­
gie pour l’Afrique, mais il est normal que les
pays africains souhaitent une représentation
internationale plus importante. D’autres,
comme les pays latino­américains, sont fon­
dés à avoir les mêmes ambitions. L’Afrique a
besoin d’une reconnaissance. Mais regardez :
l’Europe est encore à la recherche de son
autonomie stratégique. Alors, imaginez pour
l’Afrique! De ce point de vue, nous sommes
complémentaires. Il faut s’engager ensemble
pour s’attaquer à des problèmes que les Amé­
ricains ne vont pas résoudre.

Les Etats­Unis sont­ils en train
de se retirer militairement d’Afrique?
Les Américains sont en train de se retirer
de certaines zones. Ils nous disent : le Sahel,
c’est votre problème. La Libye, pareil. En
résumé : « Vous et vos amis africains, dé­
brouillez­vous! » S’ils veulent s’en aller
d’Afghanistan et d’Irak, ce n’est pas pour
aller au Mali. Eh bien, ils ont raison. Seu­
lement, au niveau de l’Europe, il y a des
pays beaucoup plus engagés que d’autres,
qui sont très frileux.
Qui est prêt à aller au combat? Les Turcs.
J’aimerais bien savoir ce que diront les diri­
geants européens le jour où ils verront
au large des côtes siciliennes tout un
archipel de bases navales et militaires tur­
ques. Ils ne seront pas trop contents.
propos recueillis par
jean­philippe rémy

Peinture sur toile
sans titre (2018),
de Tyna Adebowale

Tyna Adebowale
Née en 1982, cette Nigériane
a grandi dans l’Etat d’Edo et
étudié la peinture à l’Ecole
polytechnique d’Auchi,
la ville principale de cette
région du sud du pays.
Artiste multimédia, dont
les supports varient du
dessin à la vidéo, elle vit
et travaille aujourd’hui à
Lagos. « L’art est un outil
de transformation sociale et
politique, dit-elle. Je m’en
sers pour exprimer ma vision
des femmes, les questions
du féminisme, du genre
et de la sexualité. » L’artiste,
engagée dans la défense
des LGBT, réalise des
portraits d’individus
dévalorisés, parce qu’en
marge de la normalité,
et explore les fondations
patriarcales de la société
nigériane.
Primée à plusieurs reprises,
au Nigeria et à
l’international, Tyna
Adebowale a participé
à des expositions aux
Pays-Bas, au Brésil, en
Afrique du Sud et au Ghana.

Josep Borrell


« La frontière


de l’Europe n’est pas


en Méditerranée,


mais au sud


du Sahel »


Pour le chef de la diplomatie


européenne, le destin de l’Europe est


lié à la dynamique démographique,


économique et politique de l’Afrique.


Or, déplore­t­il, les opinions


publiques ne voient l’Afrique qu’à


travers le prisme des migrations


KENZO TRIBOUILLARD/AFP
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