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DIMANCHE 8 LUNDI 9 MARS 2020 idées| 29
LA DIFFUSION
DU COVID-19
TÉMOIGNE DE
NOTRE ADDICTION
COLLECTIVE
À LA MOBILITÉ
INTERNATIONALE
D
isonsle d’emblée : le traitement
reçu par Bernie Sanders dans les
principaux médias aux Etats
Unis et en Europe est inéquitable
et dangereux. Un peu partout sur les
principaux réseaux et dans les grands
quotidiens, on lit que le candidat San
ders serait « un extrémiste » et que seul
un candidat « centriste » comme Biden
pourrait l’emporter face à Trump. Ce
traitement biaisé et peu scrupuleux est
d’autant plus regrettable qu’un examen plus attentif des faits
suggère que seul un renouveau programmatique du type de
celui proposé par Sanders pourrait à terme guérir la démocratie
étatsunienne des maux inégalitaires qui la minent et de la
désaffection électorale des classes populaires.
Commençons par le programme. Dire avec force, comme le fait
Sanders, qu’une assurancemaladie publique universelle per
mettrait de soigner plus efficacement et à moindre coût la popu
lation étatsunienne que l’actuel système privé et hyperinéga
litaire n’est pas un propos « extrémiste ». C’est au contraire une
affirmation parfaitement bien documentée par de nombreuses
recherches et comparaisons internationales. En ces temps où
chacun déplore la montée des « fake news », il est sain que
certains candidats s’appuient sur des faits établis et sortent de
la langue de bois tacticienne.
De même, Sanders a raison quand il propose un investissement
public massif en faveur de l’éducation et des universités publi
ques. Historiquement, la prospérité des EtatsUnis s’est appuyée
au XXe siècle sur l’avance éducative du pays sur l’Europe et une
certaine égalité en la matière, et certainement pas sur la sacra
lisation de l’inégalité et de l’accumulation de fortunes sans limite
que Reagan a voulu imposer comme modèle alternatif dans
les années 1980. L’échec de cette rupture reaganienne est
aujourd’hui patent, avec une division par deux de la croissance du
revenu national par habitant et une
montée des inégalités sans précé
dent. Sanders propose simplement
de revenir aux sources du modèle de
développement du pays : une large
diffusion de l’éducation.
Sanders propose également de
remonter fortement le niveau du
salaire minimum (politique dont les
EtatsUnis ont longtemps été le lea
der mondial) et de s’inspirer des ex
périences de cogestion et de droits de
vote pour les salariés dans les conseils
d’administration des entreprises ap
pliquées avec succès en Allemagne et en Suède depuis des décen
nies. De façon générale, les propositions de Sanders font de lui un
socialdémocrate pragmatique, essayant de tirer le meilleur parti
des expériences disponibles, et en aucune façon un « radical ».
Et quand il choisit d’aller plus loin que la socialdémocratie euro
péenne, par exemple avec sa proposition d’impôt fédéral sur la
fortune montant jusqu’à 8 % par an sur les multimilliardaires, cela
correspond à la réalité de la concentration démesurée de la
richesse aux EtatsUnis et aux capacités fiscales et administratives
de l’Etat fédéral américain, déjà démontrées historiquement.
Le candidat de l’électorat populaire
Venonsen à la question des sondages. Le problème des affirma
tions répétées selon lesquelles Biden serait mieux placé pour
battre Trump est qu’elles ne reposent sur aucune base factuelle
objective. Si l’on examine les données existantes, telles que celles
rassemblées par RealClearPolitics.com, on constate dans tous les
sondages nationaux que Sanders battrait Trump avec le même
écart que Biden. Ces enquêtes sont certes prématurées, mais
elles le sont tout autant pour Biden que pour Sanders. Dans plu
sieurs Etatsclés, on constate que seul Sanders sortirait gagnant
face à Trump, par exemple en Pennsylvanie et dans le Wisconsin.
Si l’on analyse les enquêtes sur les primaires qui viennent
d’avoir lieu, il apparaît clairement que Sanders mobilise davan
tage l’électorat populaire que Biden. Certes, ce dernier séduit une
part importante du vote noir, héritage du ticket ObamaBiden.
Mais Sanders rassemble l’immense majorité du vote latino, et
écrase Biden parmi les 1829 ans, comme au sein des 3044 ans.
Surtout, toutes les enquêtes indiquent que Sanders fait ses
meilleurs scores parmi les électeurs les plus défavorisés (revenus
inférieurs à 50 000 dollars annuels, non diplômés du supérieur),
alors que Biden fait au contraire le plein parmi les plus favorisés
(revenus supérieurs à 100 000 dollars annuels, diplômés du
supérieur), qu’il s’agisse des électeurs blancs ou de ceux issus des
minorités, indépendamment de l’âge.
Or il se trouve que c’est dans les catégories sociales les plus
défavorisées qu’il existe le plus fort potentiel de mobilisation. De
façon générale, la participation électorale a toujours été relative
ment faible aux EtatsUnis : à peine plus de 50 %, alors qu’elle a
longtemps été de 70 %80 % en France et au RoyaumeUni, avant
de s’abaisser récemment. Si l’on examine les choses de plus près,
on constate également outreAtlantique une participation struc
turellement plus réduite parmi la moitié des électeurs les plus
pauvres, avec un écart de l’ordre de 15 %20 % avec la moitié la
plus riche (écart qui a également commencé à apparaître en
Europe depuis les années 1990, même s’il reste moins marqué).
Soyons clairs : cette désaffection électorale des classes populai
res est tellement ancienne qu’elle ne pourra sans doute pas être
inversée en un jour. Mais que peuton faire d’autre pour y remé
dier que de réorienter en profondeur la plateforme programmati
que du Parti démocrate et de porter ces idées au grand jour dans
des campagnes nationales? La vision cynique, et malheureuse
ment très courante parmi les élites démocrates, selon laquelle
rien ne peut être fait pour mobiliser davantage l’électorat popu
laire est extrêmement dangereuse. A terme, ce cynisme fragilise la
légitimité du régime électoral démocratique luimême.
LES PROPOSITIONS
DE SANDERS FONT
DE LUI UN
SOCIALDÉMOCRATE
PRAGMATIQUE, ET
EN AUCUNE FAÇON
« UN RADICAL »
Sanders au secours de la
démocratie états-unienne
L A C H RO N I QU E
D E THOMAS PIKETTY
Romain Lecler
Une contagion
globalisée
Le politiste constate que le trajet
du virus emprunte toutes les dimensions
de la mondialisation contemporaine
S
i l’Organisation mondiale
de la santé hésite encore à
parler de pandémie pour
qualifier l’épidémie du Co
vid19, son caractère global ne fait
aucun doute, ne seraitce que
parce que le virus a désormais
touché quelque 100 000 person
nes dans 90 pays à travers le
monde. Mais cette épidémie est
aussi globale au sens où elle met
au jour toute une série de phéno
mènes associés depuis plus de
trente ans à la mondialisation par
les spécialistes des politiques
mondiales. Ces phénomènes em
pruntent à différentes dimen
sions : touristique, économique,
religieuse, sociologique, médiati
que, etc. Ordinairement, ils pa
raissent disjoints parce qu’il est
difficile, et parfois même impos
sible, de faire le lien entre eux.
Cela permet souvent de remettre
en question la réalité de la mon
dialisation, ou bien de mettre l’ac
cent sur une seule de ses dimen
sions, à des fins politiques – par
exemple, les migrations.
Or, la précision méticuleuse
avec laquelle les spécialistes des
épidémies enquêtent pour re
trouver et identifier les patients
zéro à l’origine des foyers de diffu
sion du virus révèle l’articulation
entre ces différentes dimensions
de la mondialisation contempo
raine, que le virus a reliées tout au
long de son itinéraire.
Tout commence ainsi dans une
ville au cœur de ce que les écono
mistes ont appelé les « chaînes de
valeur globale » : Wuhan est un
lieuclé d’implantation de multi
nationales étrangères comme Ge
neral Motors, Honda ou Renault.
Dotée de gigantesques zones in
dustrielles, elle a reçu plus de
20 milliards de dollars d’investis
sements étrangers ces dernières
années. En Chine, elle ressemble
au Chicago analysé par les pre
miers sociologues américains du
début du XXe siècle : au cœur du
pays, c’est un nœud ferroviaire et
un lieu d’intenses circulations.
Elle accueillait chaque année
1 milliard de passagers par train
ou avion au début des années
2000, 4 milliards à la fin 2019.
Quelque 3 500 passagers en décol
laient chaque jour vers l’étranger.
La mise à l’arrêt des industries
productives en Chine a donc litté
ralement cassé le premier mail
lon des chaînes de valeur globales
et entraîné, à l’autre bout de la
chaîne, le plongeon des marchés
financiers dans les « villes globa
les » – Tokyo, Londres, New York –,
que les économistes qualifient
comme telles parce que c’est là
que la production mondiale est
coordonnée et financée.
L’épidémie a poursuivi son tra
jet à travers un second dispositif,
celui des paquebots touristiques.
Les affres du DiamondPrincess
doivent être replacées dans un
contexte d’explosion de ce type
de tourisme : il y avait 10 millions
de passagers sur les paquebots au
début des années 2000, ils sont
désormais 30 millions. Le tou
risme est une dimension cruciale
de la mondialisation contempo
raine. Le nombre de passagers aé
riens a triplé en vingt ans : 1,5 mil
liard au début des années 2000,
4,5 milliards aujourd’hui. Le virus
est arrivé en Europe par le tou
risme et par avion, que ce soit en
HauteSavoie, en Italie du Nord
ou dans l’Oise, à proximité de
RoissyCharlesdeGaulle.
Trajet physique et médiatique
Une troisième dimension de la
mondialisation a joué un rôle dé
terminant, quoique trop peu sou
ligné, dans la diffusion interna
tionale du virus : la religion. En
Iran, il est arrivé par un marchand
revenu de Chine à Qom. Ce n’est
pas un hasard s’il s’est retrouvé en
quelques jours partout en Iran, en
Afghanistan ou en Irak : Qom, ca
pitale religieuse du pays, est un gi
gantesque lieu de pèlerinage
chiite, où les fidèles se rassem
blent dans les écoles religieuses et
des lieux saints. De même, le vi
rus s’est répandu en Corée du Sud
par le biais d’une Eglise chré
tienne, en contaminant un grand
nombre de ses adeptes.
Le virus a aussi emprunté la voie
des « transmigrations », terme qui
désigne les allersretours fré
quents entre deux localités de
deux pays différents. Il est ainsi ar
rivé d’Asie en Californie et en Co
lombieBritannique, au Canada.
Sur la côte est, il est arrivé à Mon
tréal et New York depuis l’Iran.
Dans sa course, le virus a égale
ment coupé court à l’un des dis
positifs emblématiques de la
mondialisation commerciale con
temporaine : les salons et foires
internationales, qui rassemblent
à intervalles réguliers des milliers
de professionnels d’un même sec
teur venus du monde entier. On
dénombre plus de 10 000 événe
ments de ce type à travers le
monde chaque année. Ils se sont
multipliés depuis les années 1980,
accueillant des centaines de mil
liers de participants. Ainsi, en
Suisse, les salons de l’automobile
et de l’horlogerie ont été annulés,
de même que celui du tourisme à
Berlin, du mobile à Barcelone, du
livre à Paris ou encore la Game
Developers Conference en Cali
fornie. Le Marché international
des professionnels de l’immobi
lier de Cannes, l’événement le
plus important du secteur, a été
repoussé de quelques mois, tout
comme la Foire internationale de
l’industrie à Hanovre.
Enfin, le virus a eu un trajet tout
autant physique que médiatique,
illustrant un des dispositifs égale
ment associés à la mondialisa
tion : l’information globale. En té
moignent la circulation transna
tionale d’images marquantes,
telles que les pelleteuses chinoi
ses à l’œuvre pour construire un
hôpital en dix jours, le décès d’un
des médecins lanceurs d’alerte de
Wuhan, les files d’attente en Corée
du Sud pour l’achat de masques,
la quarantaine du DiamondPrin
cess... mais aussi la succession
d’alertes et de conférences de
presse. Le caractère feuilletonnant
de l’épidémie est intrinsèque
ment lié à la diffusion du virus.
Enfin, la diffusion du Covid19
témoigne d’une autre patholo
gie globale : notre addiction
collective à la mobilité inter
nationale, qui va en s’accen
tuant, surtout dans les pays ri
ches, et qui devrait nous inciter
à imaginer des formes de
démondialisation.
Romain Lecler est professeur
de politiques mondiales
à l’université du Québec,
à Montréal
Ludovic Subran Pour les assureurs,
comment gérer le risque?
L’économiste observe que
les assurances classiques
ne peuvent couvrir les pertes
économiques d’une épidémie
et que des solutions nouvelles
doivent être trouvées
L’
onde de choc du nouveau coronavirus
crée trois types de pertes et dommages
économiques : un choc de commerce et
de production, notamment à l’exporta
tion ; un choc financier, avec le dévissement
des marchés ; un choc de consommation,
avec les mesures de confinement qui mettent
l’activité économique sur pause. Pour les en
treprises, c’est souvent la triple peine.
Il existe trois types de couvertures face à ces
chocs : l’assurance annulation, l’assurance
perte d’exploitation et l’assurance crédit.
Mais elles peuvent s’avérer loin d’être suffi
santes et, surtout, elles nécessitent d’être
repensées pour affronter des mégachocs.
Tout d’abord, la garantie d’annulation d’évé
nement couvre les organisateurs, mais à
condition que le contrat ait été souscrit avant
la reconnaissance du coronavirus comme
épidémie par l’OMS, le 30 janvier, et si l’épidé
mie est associée à une décision administra
tive d’annuler l’événement. En revanche, si un
organisateur décide l’annulation de son pro
pre chef par peur du coronavirus, il ne pourra
faire appel à son assureur.
Ensuite, l’assurance perte d’exploitation
couvre les entreprises qui doivent faire face à
une baisse d’activité, avec des conséquences
financières importantes. Elle permet d’épon
ger la diminution du chiffre d’affaires et de
couvrir les frais généraux. Le problème est
qu’une telle assurance est liée à des domma
ges précis (incendie, explosion, impact de la
foudre, dégât des eaux, bris de machine) et,
souvent, l’épidémie est exclue des contrats.
Enfin, l’assurance crédit assure l’entreprise
contre le risque de défaut de paiement de ses
clients. Elle peut être souscrite à tout
moment, mais elle est basée sur le principe de
prévention, c’estàdire que les garanties
évoluent avec la solvabilité des clients. Par
conséquent, face à un risque qui touche des
milliers, voire des millions d’entreprises à la
fois, la couverture peut être limitée.
L’« obligation pandémie »
On voit bien que la couverture face à un méga
choc de ce type nécessite un meilleur partage
du risque, en particulier entre public et privé.
Les Etats et les banques centrales font certes
de leur mieux : moratoire sur l’impôt en Italie,
autorisation de faire défaut sur sa dette en
Chine, contrôle des prix et intervention sur
les marchés financiers en France, 8 milliards
de dollars et intervention de la Réserve fédé
rale aux EtatsUnis. Mais si le vrai besoin est
de fournir aux entreprises un pont de trésore
rie en attendant le retour à la normale, il s’agit
d’une dépense publique exceptionnelle que
de nombreux pays ont du mal à provisionner.
Le problème est qu’une intervention de l’Etat,
que ce soit sous la forme de subventions ou
de réassurance, est difficilement envisagea
ble, car on ne peut pas imposer une assurance
obligatoire, dans la mesure où la majorité des
entreprises ne seront pas concernées.
A moins d’envisager un autre type de solu
tion. L’« obligation pandémie » (pandemic
bond) lancée par la Banque mondiale a permis
d’obtenir 12 milliards de dollars pour financer
des secteurs de santé confrontés à une épidé
mie dans les pays en développement. Ce type
d’assurance, dit paramétrique, comme les
« obligations catastrophes » pour les risques
naturels, transfère une partie des risques aux
marchés : les investisseurs achètent les titres
émis par la Banque mondiale. Ils prennent le
risque de ne plus percevoir d’intérêts et de per
dre une partie de leur capital en cas de pandé
mie. Ces montants vont aux pays affectés. Le
mécanisme est déclenché par des critères
objectifs (nombre de malades, par exemple).
Le problème est que les marchés peuvent
prendre peur, eux aussi, avant que l’obligation
ne se déclenche, et revendre leurs titres. Et la
mise à l’échelle d’un tel mécanisme au niveau
d’une pandémie comme le coronavirus pose
rait de toute façon le problème de la réassu
rance des porteurs de titres euxmêmes.
Conjonction des risques, prévention hési
tante, mécanismes d’indemnisation partiels...
Un monde fragmenté, non collaboratif et mal
heureusement mal préparé à ce type de choc
rebat les cartes du partage des responsabilités.
Le principe de précaution revient à arbitrer en
tre efficacité des mesures de confinement et
graves conséquences économiques : c’est inac
ceptable. L’ensemble des acteurs de la préven
tion doit tirer les leçons de ce mégachoc pour
préparer la prochaine fois... En attendant, le
temps est à l’action de santé publique et à l’at
ténuation des dommages.
Ludovic Subran est chef économiste
de l’assureur Allianz
Thomas Piketty
est directeur
d’études à l’Ecole
des hautes études
en sciences sociales,
Ecole d’économie
de Paris