0123
VENDREDI 20 MARS 2020 idées| 21
Maïa Kantor Pour que la propagation du virus
dans les prisons ne soit pas une catastrophe
Les prisons, où la « distanciation sociale »
est impossible, risquent de devenir
dans les prochains jours des machines
à tuer, c’est pourquoi il faut les « désengorger »,
prévient l’avocate
C
es derniers jours, dans plusieurs
établissements pénitentiaires, des
détenus comme des membres du
personnel ont été déclarés positifs
au coronavirus. Ce virus a commencé à se
répandre dans ce vase clos qu’est la prison.
Ce constat déjà inquiétant annonce une si
tuation bientôt dramatique.
Comment créer une « distanciation so
ciale » dans l’univers carcéral? On ne doute
ni des efforts ni de l’inventivité du person
nel pénitentiaire. Mais il faut se rendre à
l’évidence : au regard de la surpopulation
carcérale, de la chimère qu’est devenu l’en
cellulement individuel et de ce qu’est in
trinsèquement un lieu de détention, créer
une distanciation en prison revient à faire
entrer un carré dans un rond.
Aussi fautil agir vite. Pour enrayer la pro
pagation du virus dans ces lieux de priva
tion de liberté, il n’existe en vérité qu’une
solution : désengorger les prisons. Et cela
peut se matérialiser de deux manières.
Envisager autrement l’envoi en détention
Premièrement, il faut cesser de nourrir la
machine à tuer que peut devenir la prison
dans les prochains jours. En responsabi
lité, nous encourageons les magistrats à
changer, considérablement et drastique
ment, leur manière d’envisager l’envoi en
détention et en particulier le mandat de
dépôt. C’est pourquoi nous appelons à la
suspension, aussi vite que possible, de la
procédure de comparution immédiate : il
ne s’agit pas là d’une procédure d’urgence
et les prévenus pourraient tous être con
voqués par la suite, comme c’est déjà le
cas lorsqu’une convocation par officier de
police judiciaire (COPJ) est remise à un
justiciable aux fins de présentation ulté
rieure devant un tribunal. Cela aurait le
double effet de limiter de manière mas
sive les nouvelles incarcérations mais
aussi de permettre aux greffiers, magis
trats, huissiers et avocats de rester confi
nés chez eux, dans l’intérêt de tous.
Deuxièmement, nous demandons aussi
aux juges d’instruction et aux juges de la
liberté et de la détention de faire preuve
de la même humanité sur la question de
la détention provisoire. S’ils ont pu déci
der en temps normal que les nécessités de
l’instruction primaient sur la liberté, ils
doivent aujourd’hui prendre en compte
ce nouvel impératif exceptionnel de santé
publique. Cet élément nouveau pèse né
cessairement dans la balance car ce n’est
plus seulement la liberté qui est en jeu,
c’est peutêtre déjà la vie.
Troisièmement, nous appelons à un ef
fort dans l’aménagement des peines pro
noncées : autant que possible, cette me
sure doit être envisagée. Pour ce faire, les
avocats ont un rôle à jouer. Alertons dès
que possible les juges d’instruction et les
juges de l’application des peines de l’iden
tité des détenus qui présentent des fragili
tés sanitaires et/ou de ceux pour qui la li
berté peut être sérieusement envisagée
sans que cela crée de trouble immédiat et
considérable à l’ordre public. Personnel
pénitentiaire, magistrats, avocats : nous
devons tous agir de concert pour que les
prisons ne deviennent pas le sinistre
théâtre d’une catastrophe évitable.
Maïa Kantor est avocate à la cour,
secrétaire de la Conférence des avocats
du barreau de Paris.
Yves Sintomer Face à l’épidémie, les politiques
n’ont pas eu le cran de poser le débat
La gestion de cette crise est à l’image de la politique
menée sur d’autres fronts : un mélange
d’amateurisme, d’improvisation et d’arrogance.
Les simples citoyens ont été privés des débats
nécessaires sur les choix à faire, estime le politiste
L’
explosion de la pandémie de Co
vid19 est un révélateur : la politique
est en état d’apesanteur. La soirée
électorale du dimanche 15 mars en
témoigne, où l’on parla davantage du coro
navirus que des résultats.
Poussée par la crise sanitaire, l’absten
tion atteint des records historiques, pas
sant à plus de 55,25 %. Cela accélère un dé
clin continu depuis 1977 (où elle n’était que
de 21,1 %). La République en marche (LRM)
encaisse une débâcle : elle n’enregistre que
des succès de second plan, elle est en échec
dans la plupart des grandes villes et va
sans doute perdre Lyon, l’une des rares
qu’elle tenait.
Elle fait piètre figure à Paris, qui avait plé
biscité l’actuel président en 2017. Curieuse
ment, le mardi 17 mars, en fin de journée,
le ministère de l’intérieur n’avait pas en
core publié les résultats nationaux agré
gés. Macron a réussi à dilapider l’essentiel
de son capital politique. Après Sarkozy et
Hollande, il s’agit du troisième président à
connaître l’impopularité peu de temps
après son élection.
Les Verts s’affirment, comme dans
d’autres pays européens, mais il s’agit
d’une petite organisation comparée aux
partis de masse du passé. Le Rassemble
ment national maintient ses gains de 2014
et progresse sans percer. La France insou
mise confirme son effacement. L’affronte
ment droitegauche reprend des couleurs,
mais les adversaires sont affaiblis, le pano
rama éclaté. Les listes citoyennes authenti
ques ne font pas la percée espérée, même
si Marseille pourrait basculer.
Un miroir grossissant
Le champ politique ne fait plus rêver. Il ne
s’agit pas d’un trou d’air, ni d’un phéno
mène particulier à la « monarchie républi
caine » de l’Hexagone. Les difficultés sont
structurelles. La pandémie est un miroir
grossissant et un facteur supplémentaire
de cette crise. Devant ce péril majeur, les
querelles de boutique, souvent entre mem
bres d’une même famille politique, appa
raissent bien mesquines. Elles le sont
d’autant plus que la façon de faire face au
coronavirus n’a pas été discutée politique
ment. Depuis son apparition en Chine, le
risque d’une extension à l’Europe était à
l’ordre du jour.
Comment fallaitil réagir, si cela se pro
duisait? En laissant faire, au prix d’une
mortalité très élevée, afin d’atteindre une
immunité collective rapide des popula
tions? En menant une politique modérée
d’atténuation, visant à aplanir la courbe de
diffusion du virus afin que le système de
soins puisse parvenir à gérer la maladie?
En tentant d’endiguer le virus par des me
sures radicales? Les modèles se sont affi
nés, mais il était possible de discuter des
leçons tirées des cas de la Chine et des
autres pays asiatiques en passe de vaincre
la pandémie, comme Hongkong, Taïwan,
Singapour et la Corée du Sud.
La question n’appelle pas une réponse
purement scientifique. Les experts étaient
divisés et proposaient généralement plu
sieurs scénarios. Les politiques n’ont pas
eu le cran de poser le débat. Le gouverne
ment n’a pas rendu publics les rapports
des experts. Il a présenté l’évolution de sa
politique, de l’atténuation à l’endigue
ment, comme suivant logiquement les
diagnostics scientifiques, alors qu’il aurait
été possible d’opter pour la seconde option
d’emblée, ou au moins dès l’explosion des
cas dans l’Italie voisine.
Agnès Buzyn parle de « mascarade »
Nos voisins du Sud nous regardaient
étonnés. La ministre de la santé, Agnès
Buzyn, qui a démissionné pour s’impli
quer dans la campagne parisienne, déclare
aujourd’hui qu’elle était persuadée que la
pandémie allait percuter de plein fouet no
tre pays et que les élections ne pourraient
se tenir. Elle dit avoir participé à une « mas
carade » et avoir averti le premier ministre
et le président dès janvier.
Les forces d’opposition ne se sont pas da
vantage saisies de ce débat de société.
Aucune n’en a fait un thème fort. La ques
tion échappe pour l’essentiel aux compé
tences communales, mais la fermeture des
parcs ou des marchés pouvait constituer
une mesure symbolique forte. Qu’estce
qui empêchait les dirigeants nationaux de
débattre de la pandémie?
La politique institutionnelle n’a pas été
à la hauteur. Cela n’est pas nouveau : la
technoscience, qui conditionne si forte
ment nos vies, reste, pour l’essentiel, en
dehors des controverses politiques, sauf
lorsqu’un scandale plus important réussit
à percer dans les médias. Et ce n’est que
tout récemment que la catastrophe écolo
gique en cours a été intégrée dans les
campagnes électorales, souvent de façon
opportuniste et superficielle.
Le comble a été atteint lorsque le prési
Yves Sintomer est professeur
de science politique à l’université
Paris-VIII, membre du Laboratoire Centre
de recherches sociologiques et politiques
de Paris (Cresppa), CNRS-université
Paris-VIII.
LE COMBLE A ÉTÉ
ATTEINT LORSQUE
LE PRÉSIDENT
A STIGMATISÉ
L’ABSENCE
DE CIVISME
DES FRANÇAIS
NOUS APPELONS
À LA SUSPENSION,
AUSSI VITE QUE
POSSIBLE, DE LA
PROCÉDURE DE
COMPARUTION
IMMÉDIATE
dent, sans esquisser la moindre autocriti
que, a stigmatisé l’absence de civisme des
Français qui continuaient à profiter du
beau temps dimanche 15 mars. Alors que la
parole politique était déjà discréditée, le
discours gouvernemental n’a cessé d’évo
luer sur la pandémie.
Changer radicalement
Le 6 mars, Macron allait au théâtre, décla
rait que « la vie continue » et qu’il ne fallait
pas modifier les habitudes de sortie. Le 12,
il annonçait la fermeture des établisse
ments scolaires. Le 14, Edouard Philippe
annonçait celle des établissements de loi
sir. Le 15 se tenaient les élections munici
pales. Le 16, un confinement général était
proclamé.
Le gouvernement n’a pas profité des
deux derniers mois pour élaborer un
plan B : faire des provisions suffisantes de
masques, préparer un système hospitalier
malmené depuis des années par les restric
tions budgétaires pour le cas où la pandé
mie frapperait le pays.
La politique à l’égard du coronavirus est à
l’image de celle menée sur d’autres fronts :
un mélange d’amateurisme, d’improvisa
tion et d’arrogance. Les simples citoyens
ont été privés des débats nécessaires sur
les choix à faire. Ils ont logiquement eu du
mal à suivre le réveil soudain de leurs res
ponsables.
Le virus vient nous rappeler que les hu
mains font partie de la nature et qu’ils cou
rent à la catastrophe s’ils oublient cette don
née. Il nous rappelle aussi qu’il faut changer
la politique. Radicalement. Faute de quoi,
son déclin s’accentuera et les scénarios les
plus noirs seront à l’ordre du jour.