Le Monde Diplomatique - 03.2020

(Elle) #1
niens ont été tués, dont 28 mineurs (5),
contre 10 Israéliens, dont un mineur (6).
Pourtant, explique le document Tr ump, «il
est irréaliste de demander àl ’État d’Israël
de fair ed es compromis en matièredesécu-
rité qui pourraient mettreendanger la
vie de ses citoyens». Astrid

Dans sa réécriture de l’histoire, le texte
n’évoque que«les guerres défensives, dont
certaines de natureexistentielle, menées
par Israël».Défensives, l’invasion unila-
térale de l’Égypte en 1956?laguerre
de 1967, dénoncéeàl’époque par le géné-
ral de Gaulle, car Israël avait«tiré le pre-
mier»?l’invasion du Liban en 1982?

L’expressionVaevictis!(« Malheur aux
vaincus!»)peut résumer la«vision
Trump ». Les prisonniers politiques pales-
tiniens, s’ils ont commis des crimes de
sang, ou même s’ils ont simplement
conspiré pour en commettre, ne seront pas
libérés, même après la paix. Les réfugiés
ne pourront pas retourner dans leurs foyers,
ne seront pas indemnisés et ne pourront
s’installer dans l’État palestinien qu’avec
l’accord d’Israël. La direction palesti-
nienne devra aussi«éduquer»son peuple
pour en finir avec les«discours de haine»
(lesquels n’ont, bien évidemment,pas
cours en Israël).

Enfin, les Palestiniens devront recon-
naître Israël comme«État-nation du peu-
ple juif»,légitimant ainsi la vision sioniste

de l’histoire, l’idée qu’ils sont des intrus
sur cetteterre biblique–fragilisantlasitua-
tion des quelque deux millions de«Pales-
tiniens de 1948 », souvent appelés«Arabes
israéliens », citoyens de seconde zone dans
un État juif. Un échange de territoires
devrait d’ailleurs repousser 400 000 d’entre
eux en dehors des frontières, renforçant le
rêve de«pureté ethnique»qui progresse
àTel-Aviv (7).

Dans un article retentissant intitulé
«N’appelez pas cela un plan de paix »,
M. DanielLevy,ancien négociateur israé-
lien des accords d’Oslo,écrit :«Ilyaune
différence entreune capitulation et un plan
de paix. Mais même les conditions d’une

capitulation ont plus de chances d’être
durables si elles sont construites de
manièreàmaintenir un semblant de
dignité de la partie vaincue.»La «vision »
proposée parWashington est un«plan de
haine»,conclut-il (8).

Au cours de l’histoire récente, les pré-
sidentsaméricains ont souvent présenté
des«plans de paix»–decelui de Ronald
Reagan en 1982àcelui de George H. Bush
en 1991.Avec M.Trump, pour la première
fois, un de ces plans rejette explicitement
lestextesadoptésparl’Organisationdes
Nations unies (ONU), notamment la réso-
lution 242 du Conseil de sécurité de
novembre 1967 déclarant l’«inadmissibi-
lité de l’acquisitiondeterritoires par la
guerre».Peut-être ne survivra-t-il pasàl’ac-
tuel locataire de la Maison Blanche. Mais,
outre qu’il entérine la reconnaissance de
Jérusalem comme«capitale éternelle et
indivisible»d’Israël–une décision qu’un
futur président aura du malàabroger –, il
préconise aussi, avant mêmele scrutin de
novembre aux États-Unis, la mise en place
d’une commission américano-israélienne.
Celle-ci définira les frontières précises des
territoires qu’Israël pourra annexer avec
l’aval deWashington.

Dans ce contexte, que peuvent les Pales-
tiniens?Ils ont certes obtenu le rejet una-
nime du plan par la Ligue arabe, par l’Or-
ganisation de la coopération islamique et
par l’Union africaine. Nombre d’opinions

publiques ont fait connaître leur mécon-
tentement, comme au Maroc, où des
dizaines de milliers de manifestants ont
brocardé le plan. Mais peu de capitales
arabessedressentouvertementcontreles
États-Unis,etcertains, notamment dans le
Golfe, aimeraient pouvoirs’y rallier,
commelemontre la présence de leurs
ambassadeursàsaprésentation. Plusieurs
gouvernements occidentaux, dont celui de
la France, ont«salué les efforts du prési-
dent Trump»,obéissantàune injonction
qui leur avait été faite... avant même qu’ils
aient pu étudier le document (9). Et les
Palestiniens n’ont pas recueilli assez de
soutiensàl’ONU pour faire adopter par
le Conseil de sécurité une résolution qui,

sans même condamner le plan, rappellerait
des principes mille fois entérinés durant
les dernières décennies.

Les divisions palestiniennes,lediscrédit
pesant sur les deux pouvoirs–àRamallah,
siège de l’Autorité palestinienne, etàGaza,
contrôlé par le Hamas–compliquent la
mise au point d’une riposte. Après avoir
menacé de suspendre la coordination sécu-
ritaire avec Israël, le président Mahmoud
Abbasaune fois de plus reculé. Il se
confine dans un immobilisme agrémenté
de quelques actions diplomatiques, en
espérant que le plan mourra de sa belle
mort, faute d’interlocuteurspalestiniens.

Car le principal obstacle au plan, ce sont
les Palestiniensunanimes, qui s’accrochent
àleurs droits comme ils s’accrochentà
leurs terres et qui refusent de reconnaître
leur défaite (10). Cette résistance,niIsraël
ni les États-Unis ne sont capables d’en
veniràbout, d’autant que la moitié des
habitants du territoire historique de la
Palestine sont des Palestiniens.

En 1989, l’historien américain David
Fromkinpubliait un livreintitulé«Une
paix pour en finir avec toute idée de
paix»(11). Ilyétudiait la manière dont
les puissances européennes avaient dépecé
le Proche-Orient et livré la Palestineàla
colonisation juive, au détriment des aspi-
rations de ses peuples. Ilynotait que«le
principal fantasme britannique sur le
Proche-Orient–selon lequel cette région
souhaiteêtregouvernée par la Grande-
Bretagne, ou avec son aide–s’est heurté
au mur de pierredelaréalité».Ce «fan-
tasme»aprovoquédes millions de morts.
Un siècleplus tard, la«vision»de
M.Trump relève de la même illusion et
promet les mêmes conséquences.

CE 28 JANVIER2020,àlaMaison
Blanche, le premier ministre israélien
Benyamin Netanyahou, seulàlatribune
aux côtés du président américain dont il
boit les paroles, affiche une mine réjouie.
M. DonaldTrump dévoile enfin son
«accord du siècle»(1) devant un public
acquis:unparterre de juifs ultranationa-
listes ou religieux et de chrétiens évangé-
liques extatiques, qui communient dans
une ferveur mystiqueàl’évocation de la
Bible, des lieux sacrés du judaïsme et du
miracle que représente l’existence d’Israël.
La symbioseest totale entre les deux pays :
quand le présidentTrump salue l’un des
artisans du plan, M. David Friedman, en
disant«votreambassadeur»,on ne sait pas
très bien s’il le désigne comme l’ambas-
sadeur américainàJérusalemoucomme
l’ambassadeur israélienàWashington.


Durant cettecérémonie,ilest beaucoup
question des Palestiniens. Après tout, il
s’agit aussi de leur aveniretdeceluide
leurs terres. Pourtant,non seulement
aucun de leurs représentants n’est présent,
mais le planaété concocté sans eux. Il a
été rédigé par des Américains–tous sio-
nistes convaincus–etpar des Israéliens
qui, au mieux, ignorent les aspirations


*Directeur du journal en ligne OrientXXI.info

palestiniennes, et au pirelesméprisent,
comme le confirme l’attributionàIsraël
d’un tiers de la Cisjordanie. Ce type de
grand-messe nous ramène un siècle en
arrière,àune époque où, sans que les
peuples concernés aient voix au chapitre,
des diplomates en costume et haut-de-
forme dépeçaient le Proche-Orient entre
la poire et le fromage.

C’est ainsi que, le2novembre 1917,
Arthur James Balfour,ministre des
affaires étrangères de l’Empire britan-
nique, disposait de la Palestine en signant
une lettre proclamant :«Legouvernement
de Sa Majesté envisage favorablement
[d’y établir] un Foyer national pour le
peuple juif.»Moins souvent citée, la
secondepartiedecettepromesse au mou-
vement sioniste précise :«[Il est] entendu
que rien ne sera fait qui puisse porter
atteinte(...)aux droits civiques etreli-
gieux des collectivités non juives existant
en Palestine.»En dépit de cette clause,
90 %delapopulation est privée de droits
politiques et nationaux. Pas plus hier
qu’aujourd’hui elle n’a été consultée;pas
plus hier qu’aujourd’hui on ne reconnaît
son identité nationale. Cette vision porte
un nom:lecolonialisme.

EN1917, elle constituelanorme.Les
empiresbritanniqueet français peuvent
se croireéternels et dépositaires du droit
incontestable de fixer le destindes peu-
ples«inférieurs»d’Asie ou d’Afrique.
Un siècleplus tard, le systèmecolonial
s’est effondré,nelaissant de regrets que
chez quelques nostalgiques de ce«devoir
de civilisation»dont se revendiquait Jules
Ferry, ou du«fardeau de l’homme blanc»
que célébraient les vers de Rudyard
Kipling.


Pourtant, chaque paragraphe de la
«vision»proposée le 28 janvier par le pré-
sidentTrump exsude cette même menta-
lité. Certes, le présidentaméricain ne peut
ignorer que nous ne vivons plusàl’ère
coloniale, ce pourquoi il prétend que sa
position est équilibrée, puisqu’elle inclut
le droit des Palestiniensàavoir leur propre
État. Rien de bien nouveauàcela:lepré-
sident GeorgeW. Bush avait déjà reconnu
ce droit le 25 juin 2002 (2), et M. Neta-
nyahou lui-même en avait accepté l’idée
lors d’un discours en 2009 (3). Il en avait
fixé les contours, ceux-là mêmes repris par
le planTrump:quels que soient sa super-
ficie et son découpage(voir la carte),le
futur État palestinien ne disposera d’aucun
desattributsassociésàunÉtat,àcommen-
cer par la souveraineté.


Pour se justifier,les rédacteurs expli-
quent,avec un humour involontaire, que
«lasouveraineté est un concept malléa-
ble[« amorphous »]qui aévolué au fil
du temps.Avec l’interdépendance crois-
sante, chaque nation choisit d’interagir
avec d’autres nations en concluant des
accords qui fixent des paramètres essen-
tiels pour chacune».Précepte paradoxal
quand il vientdedeux États qui revendi-
quent d’agir en fonction de leurs seuls
intérêts nationaux!


L’État palestinien démilitarisé n’aura
aucun contrôle sur ses frontières, ni sur
son espaceaérien ou maritime.Même les
tunnels et les ponts qui relieront les
diverses enclaves censées assurer la
«continuité du territoirepalestinien»
seront sous supervision israélienne. Et la
moindre décision des Palestiniens sera
conditionnéeàla«sécurité d’Israël».


Alors queTel-Aviv se voit reconnaître
parWashington le droit d’annexer de larges
portions des territoires occupés après la
guerre de juin1967–les colonies, sans
exception, et la vallée du Jourdain –, cet
État palestinien s’étendra sur seulement les
deux tiers de la Cisjordanie, ce qui serait
déjà, dans la«visionTrump », une formi-
dable concession.«Seretirer d’un territoire
conquis lors d’une guerredéfensive est une
rareté historique. Il fautreconnaîtreque
l’État d’Israël s’est déjàretiré d’au moins
88 %duterritoirequ’il avait conquis
en 1967. Cette vision prévoit le transfert
de territoires importants par l’État d’Israël
–territoires sur lesquels le paysafait valoir
des revendications juridiques et historiques
légitimes, et qui font partie de la patrie
ancestrale du peuple juif.»Dans le monde
de MM.Trump et Netanyahou, un voleur
qui vous aurait extorqué 300 euros et qui
prometteraitdevous en restituer 200
démontrerait sa grandeur d’âme.

Car même dans ce futur bantoustan
(reconnu comme État seulement dans qua-
treans, àlacondition qu’Israël donne alors
son feu vert),les Palestiniens devrontse
plier aux exigences de leurs maîtres. Un
seul exemple condense la logique d’asser-
vissementàl’œuvre dans le plan. Depuis
l’occupation de 1967, les Palestiniens ne
peuvent construire librement leurs mai-
sons. Par centaines, leurs logements sont
détruits par l’armée israélienne sous mille
et un prétextes. Si, dans leur futur«État »,
les autorités palestiniennes pourrontdéli-
vrer des permis de construire, les habita-
tions situées«dans les zones adjacentes à
la frontièreentrel’État d’Israël et l’État
de Palestine,ycompris la frontièreentre
Jérusalem et Al-Qods(4),seront soumises
àlaresponsabilité primordialedel’État
d’Israël en matièredesécurité».Orilsuf-
fit d’examiner la carte pour mesurer qu’il
n’existera pas de zones qui ne soient
«adjacentesàl’État d’Israël ».

Ces restrictions se font, bien sûr,aunom
de la«sécurité»–unmot qui revient
167 fois dans le texte, soit deux fois par
page en moyenne –, mais de celle d’Israël
uniquement. Le pays dispose de l’armée
la plus puissante de la région; il possède
l’arme nucléaire;son aviation peut bom-
barder le Liban, la Syrie, maintenant l’Irak
et, bien sûr,Gaza. En 2019, 133 Palesti-

6


PERSISTANCE DE LA VISION COLONIALE


Israël-Palestine,unplandeguerre

MARS 2020 –LEMONDEdiplomatique


PARALAINGRESH*


Concocté parWashington sans l’implication desPalesti-
niens,leplan de M. DonaldTrump pour la paix au Proche-

Orient satisfait aux principales exigences d’Israël. Outre
qu’il entérine l’annexion de toutes les colonies et de laval-

lée duJourdain–dispositions contraires aux résolutions
des Nations unies –, l’« accorddusiècle»prive un éventuel

État palestinien du moindreattribut de souveraineté.

Malheuraux vaincus


(1)«Peace to prosperity:Avision to improve the
lives of the Palestinian and Israeli people », Maison
Blanche,Washington,DC, janvier2020.
(2)«Full text of George Bush’sspeech »,The
Guardian,Londres, 25 juin 2002.
(3) Benyamin Netanyahou, discours au Begin-Sadat
Center for Strategic Studies, université Bar-Ilan, Ramat
Gan (Tel-Aviv), 14 juin 2009.
(4) Al-Qods, nom arabe de Jérusalem, désigne ici
la future capitale palestinienne, qui ne serait ni laVille
sainte ni sa partie est, mais ses faubourgs actuels.
(5)«The year in review:Israeli forces killed
133 Palestinians, 28 of them minors », B’Tselem,
Jérusalem, 1erjanvier2020.
(6) Israel-PalestineTimeline, https://israelpalesti-
netimeline.org/2019deaths
(7)Cf.Sylvain Cypel,«Enquête du “gène juif” »,
Orient XXI,5février 2020, https://orientxxi.info
(8) Daniel Levy,«Don’tcall itapeace plan », The
American Prospect,30janvier2020, https://prospect.org
(9) Georges Malbrunot,«Comment les États-Unis
ont demandéàlacommunauté internationale de soutenir
leur plan israélo-palestinien »,Le Figaro,Paris,
1 erfévrier 2020.
(10) Lire«LaPalestine, toujours recommencée »,
Le Monde diplomatique,juin 2017.
(11) David Fromkin,APeace to End All Peace :
The Fall of the Ottoman Empireand the Creation of
the Modern Middle East,Henry Holt, NewYo rk, 1989.

(pont, tunnel ou autoroute)

Liaison contr aël

accordée aux Palestiniens

«Compensation»ter ialeitorr

er és par Isrxes anneitoirr aël

l’occupation


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et conformes au droit international

revendiquées par les Palestiniens

«Fontièrr es »de1 967

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de la Cisjordanie

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janvier 2020.

«Peace to pr ity »,erosp

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Zone C ces :

xeclue des accords d’Oslo

Jérusalem-Est,

ZonesAetB

selon les accords d’Oslo II (1995)
PTY E j
Sour

ÉG

Nos précédents articles
•«ÀGaza, un peuple en cage », par
Olivier Pironet,septembre2019.
•«La jeunesse palestinienne ne
s’avoue pas vaincue », par Akram
Belkaïd et O.P. ,février 2018.
•«La Palestine, toujoursrecom-
mencée », parAlain Gresh,juin 2017.
•«Cisjordanie, de la colonisation à
l’annexion », par Dominique Vidal,
février 2017.
•«Un danger pour la solutionàdeux
États », parJohn Kerry,février 2017.
•«Inventairedes accords d’Oslo »
(A. G.),avril 1999.
•«La Palestinerongée par la coloni-
sation », par Geoffrey Aronson,
novembre1998.
•«La Palestine n’a pas disparu », par
EdwardW.Said,mai 1998.
•«Le problème desréfugiés arabes
de Palestine », parMicheline Paunet,
juin 1960.

Nos publications
•«Palestine. Un peuple, une coloni-
sation »,Manièredevoir,n° 157, février-
mars 2018.
•«Partage avorté de la Palestine »,
parIsabelle Avran,Manuel d’histoire
critique,2014.
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