Le Monde - 09.04.2020

(Brent) #1

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JEUDI 9 AVRIL 2020 horizons| 19


Silence de mort


à La Nouvelle-Orléans


Alors que la Louisiane connaît l’un des taux


d’infection par le Covid­19 les plus élevés des Etats­


Unis, la ville, ravagée par l’ouragan Katrina en 2005,


tente de s’organiser et de puiser dans les leçons


apprises lors de ce précédent cataclysme


washington ­ correspondance

L


e 25 février, l’heure était encore à
la dérision et aux rires dans les
rues de La Nouvelle­Orléans
(Louisiane). Des fêtards déguisés
en virus baguenaudaient dans les
rues envahies par les défilés du
carnaval de Mardi gras. Des plaisantins en
combinaison de protection distribuaient de
faux vaccins ; d’autres, grimés en improbable
bouteille de bière de la marque Corona, met­
taient les rieurs de leur côté. Visionnaires ou
trompe­la­mort, tous se jouaient d’un dan­
ger qui, aux Etats­Unis, n’en était pas encore
un. Il faudra attendre le 11 mars pour que le
président Donald Trump évoque les premiè­
res mesures de distanciation sociale, afin de
lutter contre l’épidémie de Covid­19.
Moins de deux mois après ces joyeuses cé­
lébrations, le bruit des sirènes d’ambulance a
remplacé les airs chaloupés des groupes de
jazz et des fanfares colorées. Ces cris lanci­
nants rompent trop souvent le silence qui
s’est abattu sur les rues du Vieux Carré fran­
çais, où, en février, avaient convergé près de
1 million de personnes venues de tout le pays
et du monde entier. Aujourd’hui, les touris­
tes ont disparu ; les musiciens de rue se sont
tus. Le 23 mars, John Bel Edwards, le gouver­
neur démocrate de la Louisiane, a imposé un
confinement strict à la population de l’Etat,
comme celui de New York, de la Californie, du
Connecticut, de l’Illinois et du New Jersey.
Depuis qu’un premier malade a été détecté
le 9 mars, la Louisiane connaît en effet l’un des
taux d’infection les plus élevés du pays. Et La
Nouvelle­Orléans, ville portuaire, touristique,
accueillante, mais densément peuplée, est en
passe de payer l’un des plus lourds tributs à la
pandémie. Avec 16 200 cas et 582 morts enre­
gistrés lundi 6 avril (dont près de 25 % ont
moins de 60 ans) pour une population de
4,6 millions d’habitants, la Louisiane talonne
New York. Dans deux comtés de l’Etat, le nom­
bre de morts par habitant est même le plus
élevé du pays. Ce record ne doit rien au ha­
sard : le carnaval a laissé la maladie dans son
sillage, touchant une population déjà fragili­
sée par des maladies chroniques.

CONFINEMENT RIGOUREUX
« Toute l’énergie positive qui anime habituelle­
ment la ville s’est envolée », témoigne Susan
Hassig, épidémiologiste, professeure à l’uni­
versité Tulane, dont le bureau donne sur l’un
des hôpitaux de La Nouvelle­Orléans. Dans
une ville réputée pour sa culture latine et sa
vie en société, l’enseignante est presque sur­
prise de la rigueur avec laquelle la population
suit les consignes de confinement. « Depuis la
catastrophe de l’ouragan Katrina [en 2005] et
sa mauvaise gestion par l’administration fédé­
rale, on fait davantage confiance aux autorités
locales qu’aux responsables nationaux. Enor­
mément de gens sont au chômage, mais on ne
les voit pas dans la rue. Dans les villes, la plu­
part des habitants connaissent un malade ou
une victime du virus. Cela incite à prendre les
choses au sérieux et à rester chez soi. »
Rare exception à cette règle, un pasteur
évangélique de Baton Rouge, la capitale de
l’Etat, continue d’acheminer par bus des cen­
taines de fidèles pour des offices religieux,
qui, plusieurs fois par semaine, ignorent l’in­
terdiction des rassemblements de plus de dix
personnes. Poursuivi et brièvement arrêté, le
pasteur invoque la liberté religieuse, con­
vaincu que les croyants « n’ont rien à crain­
dre ». Pareille désinvolture met hors d’elles les
autorités locales.
Critiqués au niveau national pour n’avoir
pas suspendu le carnaval, la maire de La Nou­
velle­Orléans, LaToya Cantrell, et le gouver­
neur Edwards ont sans relâche rappelé l’ab­
sence de précautions prises alors à travers le
pays, quand on dénombrait moins de cin­
quante cas. Et se montrent aujourd’hui
parmi les plus restrictifs sur les déplace­
ments. Des couvre­feux ont été imposés par
endroits. Aussi les habitants sont­ils ulcérés
par la mise en cause de leurs responsables,
qui laisserait entendre que « les fêtards du Sud
ont un peu ce qu’ils méritent ». « La Nouvelle­
Orléans est une ville pauvre, majoritairement
noire, dirigée par une femme afro­améri­
caine : nous sommes une cible facile », s’indi­
gne Joseph Dunn, responsable de la commu­
nication du Musée de la plantation Laura, si­
tué à une heure de la ville. « Faut­il rappeler
que les parcs Disney, dans tout le pays, et les
théâtres de Broadway, à New York, n’ont fermé
que le 15 mars? », lance ce professionnel du
tourisme désormais au chômage.
Foin des reproches, l’urgence est désormais
ailleurs. Car La Nouvelle­Orléans n’a pas en­
core connu le pire de la pandémie. « Si on était
face à un tsunami, je dirais que nous attendons
la vague ; on se prépare à l’impact, témoigne

Julie Hernandez, chercheuse en santé publi­
que à l’université de la ville. L’Etat n’est pas ri­
che, et son système de santé n’était déjà pas très
vaillant avant l’épidémie. On va arriver vite à
saturation dans les unités de soins intensifs. »
Comme ailleurs dans le pays, les équipements
de base – masques, gants, tenues de protec­
tion – sont en nombre insuffisant.
Le gouverneur estime que, si le nombre de
cas continue de progresser à un rythme sou­
tenu, les hôpitaux locaux devraient com­
mencer à manquer de matériel lourd à partir
du 9 avril et de lits en unité de soins intensifs
deux jours plus tard. Il a commandé 14 000
respirateurs (en a reçu 400), dont 5 000 sur la
réserve stratégique du gouvernement fédé­
ral. M. Trump, en conflit avec les gouverneurs
démocrates qui se sont montrés proactifs
contre la maladie, lui en a affecté 350. Le Con­
vention Center, devenu célèbre pour avoir
abrité dans des conditions épouvantables les
réfugiés de Katrina, a été transformé en hôpi­
tal de campagne de 1 000 lits et attend les pa­
tients les moins gravement touchés.
Sur le parking de l’université, où un centre
de dépistage en drive through a été installé,
Mme Hernandez, bénévole assignée à l’enregis­
trement des patients potentiels, voit défiler la
population dans toute sa diversité. « On ne
teste que les gens symptomatiques, 500 par
jour environ, et la population concernée recou­
vre toutes les tranches d’âge, tous les milieux
sociaux. Elle est majoritairement afro­améri­
caine, à l’image de la ville. » Et pas forcément
en bonne santé, si l’on en croit les indicateurs
qui font de la Louisiane l’un des Etats améri­
cains les plus affectés par l’obésité, le diabète
ou l’hypertension, autant de facteurs de sur­
mortalité en ce qui concerne le Covid­19.
En Louisiane, 97 % des morts du Covid­
souffraient d’une maladie chronique, selon
les données officielles. « Dans l’un des hôpi­
taux de La Nouvelle Orleans, 60 % des cas criti­
ques sont des personnes obèses », assure le
professeur Eric Ravussin, spécialiste de l’obé­
sité et directeur associé au Pennington Bio­

medical Research Center à Baton Rouge, qui
rappelle que, selon les modes de calcul, la
Louisiane a un taux de prévalence à l’obésité
supérieur de 5 % à la moyenne nationale.
Dans 70 % des cas, les victimes sont afro­
américaines, alors que les Noirs ne représen­
tent qu’un tiers de la population de l’Etat. Une
surmortalité notamment due à leurs antécé­
dents médicaux et à une situation socio­éco­
nomique qui, d’une manière générale, rend
plus difficile leur accès au système de santé et
leur maintien en confinement.

SOLIDARITÉS COMMUNAUTAIRES
A l’extérieur des établissements de soins, la
détresse aussi s’installe. Economique et so­
ciale, elle frappe là encore une population par­
ticulièrement fragile. 28 % des Louisianais bé­
néficient de la couverture santé publique ac­
cordée aux plus pauvres (et à leurs enfants),
contre 21 % au niveau national, signe de la pré­
carité de bien des familles. « Quand on sait que
notre Etat dépend en grande partie du tourisme
et de l’industrie pétrolière, deux secteurs frap­
pés par la crise actuelle, on peut s’attendre à des
mois difficiles, pronostique M. Dunn. Lui per­
cevra le chômage jusqu’au 1er mai, après quoi il
devra chercher du travail dans un autre sec­
teur. On vit au jour le jour, pris entre l’arbre et
l’écorce. Même après le déconfinement, je ne
pense pas que les gens vont se précipiter pour
faire du tourisme! Il faut au moins espérer que
cette crise amène à repenser les modèles de
santé, de finance, d’emploi. Là, on réalise que le
manque de protection touche tout le monde,
pas seulement les plus précaires. »
Face à ce marasme, La Nouvelle­Orléans
puise dans des leçons apprises lors de la catas­
trophe de 2005 (1 600 morts au total dans
l’Etat). Les solidarités communautaires nées
après l’ouragan se réinventent. « Beaucoup
d’Etats sont surpris de ne pas pouvoir compter
sur l’Etat fédéral. Mais ici, on a appris à ne
compter que sur nous­mêmes », explique
Mme Hernandez. Les voisins, comme lors de
Katrina, prennent les listes de courses des plus

vulnérables et leur déposent leurs courses de­
vant chez eux. Des propriétaires renoncent à
faire payer les loyers. Des fonds de solidarité se
sont mis en place pour les barmans et les mu­
siciens. La New Orleans Jazz & Heritage Foun­
dation s’est engagée à distribuer 500 dollars
aux artistes qui en feront la demande. « De­
puis des générations, les musiciens ont donné
une âme à la Louisiane. Notre but est d’aider
ceux qui subissent les effets de la quarantaine
et la perte de leurs revenus », a indiqué le direc­
teur de cette association, Don Marshall.
Certains des étudiants en santé publique de
Mme Hassig se démènent pour que la situation
sanitaire des nombreux sans­abri de la ville
soit prise en compte. La mairie en a logé un
certain nombre dans des hôtels, afin qu’ils
puissent respecter la distanciation sociale et
être dépistés. Des associations veillent à ce
que les enfants privés d’école puissent conti­
nuer à étudier. « Et nous continuons à com­
mander des repas aux restaurants pour être
sûrs qu’ils seront toujours là quand tout rou­
vrira », dit Mme Hernandez. Sur le parking, des
commerçants apportent à manger tous les
jours, et « des musiciens sont même venus nous
jouer une petite sérénade ».
Le monde du jazz, central dans la ville, a été
endeuillé par la mort de plusieurs figures. Le
patriarche Ellis Marsalis, pianiste iconique,
père de quatre musiciens renommés, a été
emporté par le Covid­19, à 85 ans. Mais,
preuve qu’ici peut­être plus qu’ailleurs la ma­
ladie touche aussi les plus jeunes, DJ Black N
Mild, un massif gaillard de 44 ans, a été ter­
rassé lui aussi. Leurs funérailles, sans marche
funéraire ni jazz­band traditionnel, ajoutent
la tristesse d’une ville à la peine des familles.
Chez d’autres, la colère gronde contre les
Etats voisins – Texas, Mississippi et Arkansas.
Les gouverneurs républicains des deux pre­
miers Etats cités n’ont décrété le confinement
que les 1er et 3 avril, tandis que celui de l’Arkan­
sas estime toujours ne pas en voir l’utilité, fa­
vorisant de potentielles contaminations en
Louisiane. « C’est de l’inconscience, et si ces
choix sont fondés sur des raisons politiques,
c’est encore plus triste. » L’administration
Trump a tergiversé avant de reconnaître la
gravité de la maladie, et le président a choisi de
laisser aux Etats la responsabilité du confine­
ment. Ce laisser­faire, associé au taux d’obé­
sité, d’hypertension et de diabète élevé dans
ces Etats, annonce un cocktail mortifère. « Le
Sud profond va souffrir », prédit le professeur
de Baton Rouge. Sans compter qu’en juin dé­
bute aussi la saison des ouragans.
stéphanie le bars

Bourbon Street, à La Nouvelle­Orléans, le 25 mars, deux jours après le confinement décidé par le gouverneur de la Louisiane. JONATHAN BACHMAN/REUTERS

« TOUTE L’ÉNERGIE 


POSITIVE QUI ANIME 


HABITUELLEMENT 


LA  VILLE 


S’EST ENVOLÉE »
SUSAN HASSIG
épidémiologiste,
professeure
à l’université Tulane
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