12 // IDEES & DEBATS Mardi 7 avril 2020 Les Echos
prospective
NUMÉRIQUE// En ces temps de confinement les enfants passent plus de temps sur les écrans.
Comment gérer cette situation inédite au mieux, sans tomber dans l’excès?
Enfants et écrans : comment gérer
le confinement et... après?
Jacques Henno
@jacques-henno
M
athilde P. est maman d’un garçon
de treize ans. Pour l’aider à rester
en contact avec ses amis pendant
le confinement, elle l’a autorisé à installer
Snapchat sur son smartphone. « Je ne con-
naissais pas cette application, mais une
copine m’a dit que c’était sans risque : il paraît
que les textes et les photos que l’on y publie dis-
paraissent automatiquement au bout de quel-
ques minutes. C’est vrai? » demande-t-elle...
Comme beaucoup de Français contraints
de passer toutes leurs journées avec leurs
enfants, cette mère de famille est devenue
beaucoup moins regardante côté range-
ment, heures de coucher et... temps
d’écran! Une façon comme une autre
d’acheter la « paix sociale » à la maison,
mais qui culpabilise certains parents et les
amène à s’interroger sur l’impact des jeux
vidéo, réseaux sociaux, dessins animés sur
Gulli ou séries Netflix désormais consom-
més à hautes doses.
Que ces adultes se rassurent : tous les
experts qui d’ordinaire dénoncent – avec
raison – les effets négatifs de la télévision ou
des tablettes doivent, comme tout le monde,
s’adapter à cette situation inédite q ui les con-
traint à rester enfermés avec leur progéni-
ture! « J’en suis encore à essayer de trouver le
mode d’emploi », sourit Christine Carter,
sociologue à l’université de Berkeley (Cali-
fornie), auteure de « The New Adolescence :
Raising Happy and Successful Teens in an
Age of Anxiety and Distraction », confinée
avec son mari et leurs quatre ados.
Ne pas culpabiliser
Première recommandation de tous ces spé-
cialistes en phase d’expérimentation forcée :
ne pas culpabiliser d’avoir lâché du lest.
« Avec d’autres chercheurs, nous avons passé
ces dernières années à expliquer que la surex-
position des enfants aux écrans constituait un
véritable scandale sanitaire ; mais en période
de confinement, ces outils apparaissent
comme malheureusement salvateurs : ils
vont permettre à certains parents de respirer
et de ne pas devenir trop agressifs envers leur
progéniture », reconnaît Stéphane Bloc-
quaux, chercheur à l’UCI (Université catho-
lique de l’Ouest) sur les effets de la réalité vir-
tuelle. C ependant, les parents ne doivent pas
renoncer à exercer leurs responsabilités.
« D’une façon générale, le rôle des parents con-
siste, entre autres, à informer, à rassurer, à
valoriser le vivre-ensemble et à rythmer le
quotidien », insiste Michel Wawrzyniak,
professeur en psychologie à l’université
d’Amiens et président de la Fnepe (Fédéra-
tion nationale des écoles des parents et des
éducateurs).
Quatre règles qui s’appliquent aussi aux
écrans. Informer? « Les dessins a nimés p our
les plus jeunes, les réseaux sociaux pour les
plus grands doivent être une source de dialo-
gue plutôt que de conflits entre les généra-
tions : profitons du confinement pour expli-
quer aux enfants pourquoi les écrans nous
fascinent », insiste Merwann Abboud, coor-
dinateur de Fragil, une association nantaise
d’éducation aux pratiques numériques. On
interrogera les plus jeunes sur leur dessin
animé favori, leur héros préféré, son com-
portement (violent? altruiste ?...) afin de les
aider à prendre du recul. Aux préados et aux
ados, on révélera l’économie de l’attention
sur laquelle repose Instagram, « le » réseau
social du moment : nous faire revenir l e plus
souvent et le plus longtemps possible sur
cette plateforme afin de nous montrer tou-
jours p lus d e publicités. « L’offre de captation
de l’attention est désormais infinie et gratuite,
mais notre capacité de réception est limitée et
fragile », prévient Anne de Pomereu, spécia-
liste de la mémoire et de l’attention.
Protéger les plus jeunes
Rassurer? Ce temps de pandémie est bien
sûr angoissant pour tout le monde. A cette
peur s’ajoute celle provoquée par certaines
fausses nouvelles. Les sites de vérification
des faits, comme celui de l’AFP, constituent
une aide précieuse. Mais il e st aussi c onseillé
de protéger les plus jeunes : ni les parents ni
les grands frères ou grandes sœurs ne doi-
vent regarder le journal télévisé avec eux.
« Attention en particulier au côté anxiogène
des chaînes d’information en continu », met
en garde Olivier Duris, psychologue clini-
cien et membre de l’association 3-6-9-12, qui
a mis au point les b alises du même nom (par
exemple, pas d’écran avant 3 ans).
Valoriser le vivre-ensemble? Les parents
peuvent proposer des activités communes :
la cuisine, des jeux de plateau, un film en
famille... Il faut aussi montrer le côté positif
des réseaux sociaux, qui permettent de
maintenir le lien avec les grands-parents, les
cousins, les amis... « Ce qui est perturbant,
bien sûr, c’est quand ce lien social survient, via
WhatsApp ou autre, alors que l’enfant fait ses
devoirs, qu’il dîne avec ses parents ou qu’il
s’apprête à se coucher : les adultes doivent
aider l es grands à comprendre qu’un écran n’a
pas de limite, ni de lieu, ni d’espace! » expli-
que Elena Pasquinelli, membre de la fonda-
tion La Main à la pâte, qui promeut l’ensei-
gnement scientifique.
D’où l’importance de rythmer le quoti-
dien, en proposant des temps de travail, de
loisirs, d e sport... sans écran. « Nous, a dultes,
devons montrer l’exemple en coupant les
écrans pour permettre à notre cerveau de se
régénérer : moi-même, je fais de la visualisa-
tion mentale, je m’imagine en promenade
dans une forêt », détaille Caroline Cuny, pro-
fesseure de psychologie à Grenoble Ecole de
Management et coauteure d’un guide prati-
que sur la sursollicitation numérique. Pour
abriter sa famille du numérique, c hacun a s a
petite astuce : définir un agenda très précis,
passer un contrat familial... Nir Eyal, auteur
de « Indistractable : How to Control Your
Attention and Choose Your Life », croit, lui,
aux nouvelles technologies. « L’application
Forest vous propose de faire pousser un arbre
virtuel pendant que vous n’utilisez pas votre
smartphone et avec les points ainsi obtenus de
financer la plantation de vraies forêts », avan-
ce-t-il. Anne de Pomereu Penicaut vante un
réceptacle mis au point par des Américains
pour enfermer son smartphone quelques
heures ou quelques jours. Une fois pro-
grammé, on ne peut plus revenir en arrière.
Le téléphone est... confiné !n
Pendant le confinement, il faut aussi montrer le côté positif des réseaux sociaux, qui permettent
de maintenir le lien avec les grands-parents, les cousins, les amis...Photo Pierre Merimée/REA
o
L’INVENTION
L’exercice physique dans
un rayon d’un kilomètre
A
quoi correspond précisément « un rayon
d’un kilomètre autour de son domicile »?
C’est la question à laquelle chacun est
confronté si, dans le cadre des règles imposées en
raison du confinement, il décide de sortir faire son
footing, promener son chien ou tout simplement
se dégourdir les jambes. Pour éviter les ennuis
avec un policier ou un gendarme tatillon,
Maxime Girard, informaticien indépendant,
a développé un site Web, CovidRadius, proposant
une carte interactive. Après avoir indiqué son
adresse, on obtient le périmètre très précis dans
lequel on est autorisé à se déplacer. « Le périmètre
recommandé est calculé avec un périmètre
à isodistances qui indique des distances que l’on
parcourt à pied. Un autre calculé avec une distance
à vol d’oiseau un peu plus large et moins précis est
affiché à titre indicatif », explique Maxime Girard,
qui a travaillé sur une idée de son ami Loïc Bouvet.
Une fois en route, un bouton permet de vérifier
qu’on reste dans le périmètre autorisé et que l’on
ne dépasse pas le temps imparti. L’application, qui
suscite un véritable engouement avec des dizaines
de milliers d’utilisateurs, va très rapidement avoir
une déclinaison sur mobile Android. —F. N.
N
os journées commencent par une
conversation sur les masques FFP2.
Se poursuivent sur la sensibilité des tests
PCR, puis sur la disponibilité des tests sérologiques.
L’Imperial College est convoqué. L’un de nous
improvise une démonstration sur les effets de
l’immunité collective. La priorité à donner au
repositionnement de médicaments est posée.
Et bien sûr, nous nous divisons sur le sujet du
moment : peut-on prescrire la chloroquine sans
essai clinique randomisé? Nous sommes dans notre
cuisine. En famille. L’« evidence based medicine »
a pris la place des spaghettis. La question la plus
difficile est celle des causalités. Elle est la plus
redoutable, car elle implique de penser un système.
Elle est la plus essentielle aussi, car elle dicte les voies
de sortie du confinement. Comment déterminer qui
devra rester confiné demain si nous n’avons pas une
vision des risques de contagion par âge, par métier,
par ville ou encore par micro-sociétés? Nous avons
profusion de données sur le virus. Nous avons
appréhendé son système. Mais nous sommes loin
encore de l’étiologie du Covid-19. « Corrélation n’est
pas causalité ». L’impasse des mathématiques dites
« bayésiennes », qui reposent sur la mise en relation
de phénomènes, est à notre menu. On le sait
rarement, nous sommes en train de dépasser cette
impasse. La recherche a considérablement
progressé ces dernières années sur la capacité à
introduire des analyses causales à partir de données
en vie réelle. Portée par Judea Pearl, prix Turing et
figure tutélaire des réseaux probabilistes, cette
recherche est l’une des conséquences inattendues de
l’explosion de l’intelligence artificielle, dont elle a
repoussé les limites. Ses méthodes sont d’une
étonnante simplicité : la systématisation des
diagrammes de causalité, qui permettent de tirer
parti de la capacité d’intuition irremplaçable des
humains, de faire la chasse aux variables d’auto-
corrélation et recréer une logique contrefactuelle
dans les bases de données. L’avenir est à Judea Pearl.
Il est bon de se souvenir que son inspiration vient de
la science médicale, particulièrement des méthodes
épidémiologiques établies dans les années 1970
pour établir les effets nocifs du tabac. Il fallait à
l’époque contourner l’impossibilité, pour des
raisons éthiques, de procéder à un essai clinique.
Face au virus, nous n’avons certes pas cette difficulté,
mais un problème de rythme. Grâce à la « révolution
des causalités », les essais cliniques n’ont plus de
raison de demeurer l’alpha et l’oméga de la
recherche. Les données en vie réelle, à large échelle,
charrient un potentiel énorme et complémentaire.
A la condition bien sûr, que personne n’oublie
la causalité au passage.
Etienne Grass est professeur à Sciences Po.
LA
CHRONIQUE
de Etienne Grass
Causes toujours!
Comment préparer la sortie
du confinement?
« Dites d’ores et déjà à vos enfants qu’il s’agit d’une période extra-
ordinaire et que celle-ci aura bien sûr une fin et qu’il y aura donc
un retour à une consommation normale des écrans », conseille Christine
Carter, sociologue à l’université de Berkeley (Californie). « Méfiez-vous
des offres gratuites de la part des plateformes de vidéos et autres dessins
animés : ce sont souvent des cadeaux empoisonnés destinés à attirer
une nouvelle clientèle, puis à la garder une fois la quarantaine terminée »,
avertit Stéphane Blocquaux, chercheur à l’Ensam (Ecole nationale
supérieure d’arts et métiers). « Idéalement, il faudrait profiter du
confinement pour repenser en famille la structuration de notre temps
par les outils numériques, évaluer leurs impacts sur notre concentration,
établir de nouvelles règles – plus saines – de consommation des écrans et
garder ces bonnes habitudes après », estime, quant à elle, Caroline Cuny,
professeure de psychologie à Grenoble Ecole de Management.
« L’offre de captation
de l’attention est
désormais infinie et
gratuite, mais notre
capacité de réception
est limitée et fragile. »
ANNE DE POMEREU PENICAUT
Spécialiste de la mémoire
et de l’attention.
Dix règles d’or
lPas d’écran (jeu vidéo,
télévision, dessin animé
sur tablette, etc.)
avant 3 ans.
lLaisser le moins
possible les autres
enfants seuls devant
un écran. L’écran doit
être un temps de
partage avec un parent
(voir https:// http://www.3-6-9-
12.org/).
lPas d’écran dans
la chambre des enfants.
lPas d’écran le matin
avant d’aller à l’école
(ou de se mettre
au travail, en temps
de confinement).
lPas d’écran pendant
les repas afin de ne pas
nuire au dialogue
parents-enfants.
lPas d’écran le soir
pour les jeunes enfants
et les enfants
du primaire afin
de ne pas retarder leur
endormissement.
lLes jeux vidéo doivent
convenir à l’âge de
l’enfant (voir
la classification Pegi).
lLes contenus vus
en famille doivent être
accessibles au plus
jeune présent devant
l’écran (voir
la signalétique jeunesse
sur csa.fr).
lLes smartphones
des enfants doivent être
équipés d’un contrôle
parental (par exemple
Temps d’écran sur iOS,
Kaspersky Safe Kids
ou Norton Family sur
Android).
lLes profils des enfants
sur les réseaux sociaux
et les visioconférences
doivent être paramétrés
en mode privé.