L’ANALYSE
DE LA RÉDACTION
Les premières semai-
nes d’épidémie ont vu
les Européens gérer
de manière peu
coordonnée la crise à
la fois sanitaire et
économique. Mais les
débats qui opposent
notamment le Nord et
le Sud, ne doivent pas
masquer l’action des
institutions euro-
péennes qui ont pris
des mesures encore
impensables il y a
quelques jours pour
juguler les consé-
quences de la crise.
Kristelle Rodeia
pour « Les
Echos »
Coronavirus : n’enterrez pas trop vite l’Europe
Derek Perrotte
@DerekPerrotte,
Gabriel Grésillon
@GGresillon
—Bureau de Bruxelles
Il y a un mois, une éternité, elle
croyait voir une grippette arriver de
Chine. Aujourd’hui, elle serait, à en
croire les cris alarmistes lancés ces
derniers jours par Jacques Delors
ou Emmanuel Macron, en réanima-
tion. C’est peu dire que l’Union euro-
péenne a été frappée et surprise par
le coronavirus. La crise sanitaire a
engendré une crise économique,
qui déclenche à son tour une crise
politique. Les pays dits « frugaux »,
au nord, s’opposent à toute mutuali-
sation des dettes tandis que les
autres, au sud, interprètent leur
refus comme un réflexe viscéral
d’égoïsme.
On prend les ingrédients de la
crise de 2008 et on recommence.
Dans le rôle des intraitables rigoris-
tes, Berlin, la Haye, Vienne ou Hel-
sinki. Dans celui des pays outrés,
l’Italie, l’Espagne ou la France.
Il n’est pas question de nier
l’importance de c ette confrontation.
Quand Paris, Rome ou Madrid aver-
tissent que c’est l’essence même du
projet européen qui est en danger,
elles n’ont pas forcément tort. Le
poison de l’amertume à l’égard
d’une UE où régnerait le chacun
pour soi est déjà bien présent dans
ces pays, en particulier dans une Ita-
lie meurtrie par la solitude dans
laquelle elle estime avoir dû affron-
ter la crise migratoire. Les propos
récents du Premier ministre portu-
gais, Antonio Costa, donnent une
idée de l’ambiance : il a fustigé l’atti-
tude « répugnante » des Pays-Bas...
Les Européens n’ont pas le choix
et ils devront s’y atteler à nouveau ce
mardi lors de l’Eurogroupe qui doit
se tenir par visioconférence : s’ils ne
trouvent pas rapidement un moyen
de renforcer leur solidarité finan-
cière, la plaie sera à nouveau béante.
A la désunion sanitaire qui a prévalu
au début de la crise – mais s’est résor-
bée depuis – viendrait s’ajouter une
désunion économique.
Les ennemis de l’Europe se frot-
tent déjà les mains. Outre qu’elle a
semblé dépassée au début, avec des
fermetures de frontières non coor-
données ou des blocages d’exporta-
tion de matériel médical, il a fallu
assister aux humiliantes aides chi-
noises et russes prodiguées avec
force mise en scène. L’acte de décès
de l’UE semble prêt à être signé.
Mais attention à ne pas l’enterrer
trop vite. Comme s ouvent en
Europe, c’est moins la réalité du
débat politique qui frappe que sa
dramatisation. Certes, le contexte
sanitaire est tragique. Mais sur le
sujet financier actuel comme sur
tant d’autres, il est important de se
remémorer la temporalité de l’UE.
Que des pays aussi différents aient
du mal à s’entendre sur un pro-
blème aussi complexe ne serait-il
pas dans l’ordre des choses? D’un
côté, l’on trouve des Etats aux coali-
tions gouvernementales très fragi-
les (Allemagne et Pays-Bas), où le
discours « populiste » qui tétanise
les dirigeants consiste à fustiger une
Europe qui coûte trop cher. De
l’autre, des Etats où c’est au
contraire l’égoïsme du Nord qui
constitue le fonds de commerce
d’une opposition parfois très mena-
çante, à l’image du cas italien.
Quand on connaît la toxicité pas-
sée de ce débat, personne n’aurait pu
raisonnablement espérer que les
Européens décident rapidement
d’émettre de la dette collectivement.
D’autant que l’urgence financière ne
se manifeste pas, ou pas encore. La
Banque centrale européenne (BCE)
déploie ses munitions et les taux
auxquels empruntent les Etats ne
s’envolent pas à des niveaux inquié-
tants. Difficile, dans ce contexte, de
convaincre les « frugaux » de fran-
chir le Rubicon de la mutualisation
des dettes...
Il est également essentiel de ne
pas résumer l’UE à ce débat. Sur le
terrain, la solidarité sanitaire s’orga-
nise : l’Allemagne n’a-t-elle pas
accueilli des malades italiens et
français?
Surtout, les institutions euro-
péennes ont très vite pris des mesu-
res importantes. Des appels d’offre
communs ont été organisés par la
Commission pour les masques et les
respirateurs. Une réserve stratégi-
que européenne est en cours de
constitution. En matière de recher-
che, des essais cliniques d’une
ampleur incomparable avec ceux
lancés en France sur la chloroquine
ont été impulsés. Quant à l’écono-
mie, elle est déjà l’objet d’un traite-
ment exceptionnel. Au-delà du
geste de la BCE, les règles qui limi-
tent les aides d’Etat ont été large-
ment assouplies pour permettre de
soutenir les filières sinistrées. Le
Pacte de stabilité, qui limite la capa-
cité d’endettement des Etats, a été
mis sur la touche. Du jamais vu! Si
l’on y ajoute les mesures de soutien à
l’économie via une modification des
fonds structurels, et les projets pour
renforcer le prochain budget euro-
péen, le procès en inaction ne peut
pas être fait à Bruxelles. I l ne faut pas
confondre les frictions entre Etats et
la machine chargée de coordonner
leurs actions, qui ne s’acquitte pas si
mal de sa mission compte tenu des
pouvoirs limités dont elle dispose.
Enfin, pour une raison plus fon-
damentale encore, parier sur un
effondrement de l’UE est probable-
ment se tromper sur le sens de l’His-
toire. En témoigne la façon dont les
Européens, depuis quelques jours,
cherchent à calmer le jeu : tout en
exhibant les divisions européennes,
cette crise démontre que tous les
pays s ont dans le même b ateau. E co-
nomiquement, et c’est la grande dif-
férence avec la crise des dettes, l’UE
affronte un choc exogène et non asy-
métrique, qui frappe chaque Etat de
concert et appelle en conséquence
une riposte commune et coordon-
née dans des économies si interdé-
pendantes. Sanitairement, la situa-
tion constitue un véritable plaidoyer
pour une meilleure coordination
des mesures et un plus grand par-
tage des ressources médicales.
Humainement, enfin, l’épreuve ras-
semble les peuples dans une souf-
france commune. Difficile d’imagi-
ner l’UE se fracasser sur un obstacle
que seule la solidarité lui permettra
de surmonter.n
D
Les points à retenir
- Au nord, Berlin, La Haye,
Vienne ou Helsinki s’opposent
à toute mutualisation des
dettes, tandis qu’au sud, Paris,
Rome ou Madrid interprètent
leur refus comme de l’égoïsme. - Une désunion économique
dans le contexte actuel
signifierait une véritable
incapacité à s’entendre sur
un sujet crucial. - Mais l’improvisation mal
coordonnée qui a prévalu au
début de la crise sanitaire est
peut-être maintenant derrière
nous. - Malgré les frictions, la
machine européenne, chargée
de coordonner les actions,
s’acquitte plutôt bien de
sa mission. - La BCE contient ses taux
d’emprunt pour soutenir
les Etats. - Les institutions de Bruxelles
ont très vite pris des mesures
importantes, notamment
en desserrant les contraintes
du Pacte de stabilité. - Les règles européennes qui
limitent les aides d’Etat ont été
largement assouplies aussi.
LE
COMMENTAIRE
de Laurence Daziano
Rebâtir une industrie française
L
’épidémie du coronavirus,
apparue en Chine fin 2019, est
désormais massive et mon-
diale. Plus de 3 milliards d’êtres
humains sont confinés, soit la moitié
de l’humanité. Le nombre de cas
confirmés de patients diagnostiqués
Covid-19 a atteint 1 million d e person-
nes et le nombre de décès est supé-
rieur à 50.000. Cette triste actualité
rappelle que l’histoire est jalonnée
de pandémies, à l’instar de la peste,
du c holéra ou de la grippe e spagnole.
Cette épidémie entraîne une crise
économique mondiale inédite car
elle combine à la fois un choc d’offre
(la production est stoppée) et un
choc de demande (le confinement
empêche de consommer). Nous ne
sommes ni dans la crise de 1929
(crise monétaire) ni dans celle de
2008 (crise financière) : les remèdes
qui avaient servi à juguler ces deux
crises ne sont pas les réponses adap-
tées. Les conséquences économi-
ques, industrielles, sociales ou poli-
tiques sont encore inconnues dans
leur ampleur, de même que le temps
nécessaire pour les résorber et les
traces qu’elles laisseront sur la
société. Les réponses apportées
pour répondre à cette crise doivent
être fortes et originales, notamment
pour soutenir puis reconstruire
notre tissu industriel dans la nou-
velle compétition mondiale qui
s’ouvre.
Si la mondialisation a démontré
certaines limites, elle ne sera fonda-
mentalement pas remise en cause.
Elle a permis de sortir de la pauvreté
la moitié de l ’humanité, de baisser la
mortalité infantile de 50 % depuis
1990 et a soutenu le pouvoir d’achat
des Occidentaux grâce à la produc-
tion manufacturière au moindre
coût. Dans ce cadre, la France doit
s’employer à rebâtir son industrie.
filières stratégiques. Les grands
fleurons industriels français sont
nés dans le giron public, de Saint-
Gobain, héritière de la Manufacture
royale des glaces, à nos grandes
entreprises é nergétiques. Un
« MITI » français pourrait regrou-
per, comme au Japon, l’industrie et
la recherche dans un ministère uni-
que pour faciliter le pilotage. Une
Agence de la reconstruction indus-
trielle (ARI) serait créée et financée
par une quote-part de la CSG. Elle
aurait pour mission d’investir dans
les programmes de recherche. Le
MITI aurait la tutelle de l’Agence des
participations d e l’Etat q ui prendrait
une participation de 10 à 15 % au
capital de toutes les industries stra-
tégiques françaises, notamment les
industries pharmaceutiques et
numériques. Les investissements
initiaux seraient remboursés, à
terme, par les dividendes générés et
la création de valeur. Un chef de file
serait désigné dans chacune des
filières, par exemple Orange dans le
numérique ou EDF dans les éner-
gies. Enfin, des seuils minimaux de
localisation des productions straté-
giques seraient fixés sur le territoire
national, afin de garantir notre sou-
veraineté industrielle.
La politique industrielle de la
France ne devra céder ni à la crainte
de l’intervention de l’Etat, ni aux
dogmes de la concurrence, mais
trouver sa propre voie. Comme
l’écrivait John Maynard Keynes, « la
difficulté n’est pas de comprendre les
idées nouvelles, mais d’échapper aux
idées anciennes ».
Laurence Daziano, maître
de conférences en économie
à Sciences Po, est membre
du Conseil scientifique
de la Fondapol.
Maintenir un tissu industriel sur le
territoire et préserver une souverai-
neté dans des industries stratégi-
ques sont devenus un impératif éco-
nomique.
Il faut rebâtir le cadre d’interven-
tion dans lequel notre industrie évo-
lue. L’Etat doit y jouer un rôle
d’orientation et de financement des
L’ Etat pourrait
participer à hauteur
de 10 à 15 % au capital
des industries
stratégiques.
L’ industrie et la
recherche devraient
être regroupées dans
un ministère unique.
Les Echos Mardi 7 avril 2020 // 09