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GÉOPOLITIQUE
DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020
bruno meyerfeld
rio de janeiro (brésil) - correspondant
N
ous sommes les cadets du Bré-
sil, au poitrail viril! » , hurlent
à pleins poumons des centai-
nes de futurs officiers brési-
liens, sanglés dans leurs uni-
formes azulao, bleu et blanc,
à plumet vermillon. Ce samedi 17 août 2019,
c’est jour de fête à l’académie militaire des
Aiguilles noires : la traditionnelle cérémonie
de remise du sabre se déroule en présence du
chef de l’Etat, Jair Bolsonaro.
Dans la cour du maréchal Mascarenhas de
Moraes (dite cour « P3M »), au pied des som-
mets de la Serra da Mantiqueira, à 170 kilo-
mètres au nord-ouest de Rio de Janeiro, cha-
que cadet reçoit une réplique de l’arme por-
tée, il y a plus d’un siècle, par le duc de Caxias,
fondateur et saint patron de l’armée brési-
lienne. « Il n’existe pas d’émotion ou d’hon-
neur plus grand, comme chef des forces ar-
mées, que de présider cette cérémonie , lance
M. Bolsonaro face aux jeunes gens au garde-
à-vous. C omme vous, en 1974, j’ai aussi reçu
mon sabre dans ce P3M sacré. »
« La plupart des chefs de l’Etat assistent à cette
cérémonie, mais, avec Bolsonaro, forcément,
c’était touchant. Il est diplômé d’ici, il a une rela-
tion spéciale à cette école. On l’a reçu en ami » ,
se souvient le commandant Dutra, directeur
de l’académie des Aiguilles noires, vaste Saint-
Cyr brésilien de 67 km^2 qui, depuis 1944, forme
chaque année quelque 400 officiers.
LES MEMBRES D’UNE GRANDE FAMILLE
Le président n’est pas venu seul. Sur l’estrade
se tiennent une demi-douzaine de ses minis-
tres : tous militaires, généraux et capitaines,
tous « anciens » des Aiguilles noires. Devant
les cadets, le président égrène leurs noms,
vante leurs qualités. Comme on présenterait
les membres d’une grande famille, enfin réu-
nie au sommet de l’Etat.
Depuis la fin de la dictature, en 1985, jamais
les militaires n’ont été aussi présents au sein
du gouvernement. Au point que les médias
du pays évoquent aujourd’hui une « espla-
nade vert olive » , couleur des forces armées
brésiliennes, pour décrire l’Axe monumental
de Brasilia, où se trouvent le palais présiden-
tiel du Planalto et les différents ministères.
Outre le capitaine Bolsonaro et le général
Hamilton Mourao, vice-président, les militai-
res dirigent plusieurs ministères : ceux de la
défense, des mines et de l’énergie, des infras-
tructures, des sciences et communications,
du contrôle général des comptes publics
(CGU). Ils détiennent aussi les fonctions de
chefs de cabinet de la sécurité institutionnelle
(GSI, chargé des questions de sécurité et du
renseignement) et de la Casa Civil, directe-
ment subordonnés au président et qui ont
rang de ministres.
L’Exercito, l’armée, a aussi augmenté sa
présence à tous les échelons du pouvoir. Se-
lon la presse, au moins 2 500 soldats servi-
raient dans les administrations ministériel-
les, à des postes de conseillers ou de secrétai-
res. Le ministère de l’environnement, qui em-
ployait un militaire avant l’arrivée de
l’extrême droite, en compte aujourd’hui
douze. Des officiers ont également été nom-
més à la présidence de multiples organismes
publics, tels les Correios (la poste brési-
lienne), les services hospitaliers, ou l’Institut
de recherches spatiales (INPE, chargé de sur-
veiller la déforestation en Amazonie).
« La grande ancre de mon gouvernement, ce
sont les forces armées » , a assumé Jair Bolso-
naro, entouré d’officiers, lors d’un discours
au Club naval de Brasilia en décembre 2019.
En ces temps de coupes budgétaires, le mi-
nistère de la défense est privilégié : ses dé-
penses ont augmenté de 10,9 % en 2019. L’ar-
mée est sollicitée en toutes circonstances :
pour éteindre les incendies en Amazonie
lors de l’opération « Vert Brésil » de l’été
2019 ; pour rétablir l’ordre dans l’Etat nordes-
tin du Ceara, où la criminalité explosait en
février ; pour épauler les fonctionnaires de la
Sécurité sociale, débordés par l’afflux de dos-
siers au début de l’année. Et bien sûr,
aujourd’hui, pour lutter contre la pandémie
due au coronavirus.
« On assiste à la militarisation de l’Etat brési-
lien » , résume un officier inquiet, ancien de
l’état-major, qui requiert l’anonymat et rap-
pelle que « cela a commencé avant Bolso-
naro ». Le président Michel Temer (2016-2018)
avait déjà appuyé son pouvoir sur les forces
armées en confiant pour la première fois le
portefeuille de la défense à un général et en
augmentant le budget de ce ministère de
21 %. A la fin de son mandat, il avait aussi of-
fert le commandement de la sécurité de Rio
de Janeiro aux militaires.
FAIRE « OBSTACLE AU SOCIALISME »
Qui sont ces militaires appelés au front par
Jair Bolsonaro, chargés, selon les termes du
président, de faire « obstacle au socialisme »?
Parmi les ministres-soldats, on trouve toutes
les forces (terre, air, mer), tous les grades (gé-
néraux, lieutenants, capitaines, un amiral...),
tous les statuts (actifs, réservistes, retraités),
issus de toutes les régions (Cariocas, Paulis-
tes, Gauchos du Sud, Mineiros de l’inté-
rieur...) : une véritable « armée mexicaine ».
En réalité, le noyau dur est formé de quel-
ques généraux quatre-étoiles de l’armée de
terre, âgés de la soixantaine et diplômés des
Aiguilles noires entre 1975 et 1978, à l’instar de
Jair Bolsonaro (promotion 1977). Dans cette
« caserne » très select, on trouve, entre autres,
le vice-président, Hamilton Mourao, le minis-
tre de la défense, Fernando Azevedo e Silva, le
chef de la Casa Civil (équivalent du premier
ministre, Walter Souza Braga Netto, ou en-
core Edson Leal Pujol, le très discret comman-
dant en chef des forces armées.
« C’est une génération très particulière , in-
siste Maud Chirio, historienne et auteure de
La Politique en uniforme. L’expérience brési-
lienne, 1960-1980 (PUR, 2016). Elle a été for-
mée à l’académie pendant la période la plus
dure de la dictature pour combattre les “rou-
ges”, mener la guerre contre le communisme.
Leurs instructeurs étaient des officiers ayant
participé à la répression des années de plomb
et à la torture. Mais, sorti des Aiguilles noires,
le pays se démocratise. Il n’y a plus de guerre,
plus personne à réprimer. Ils ont le sentiment
d’être arrivés en retard au rendez-vous de
l’histoire. D’avoir raté “leur” grande guerre. »
Frustrés, ces officiers sont allés chercher la
gloire loin du Brésil. En Haïti, précisément.
Le Brésil y a commandé, de 2004 à 2017, la
Mission des Nations unies pour la stabilisa-
tion en Haïti (Minustah), à laquelle ont parti-
cipé 35 000 de ses soldats. « Ces officiers par-
tis à l’étranger se perçoivent comme une élite,
des faiseurs de paix, bien supérieurs aux “poli-
ticiens” corrompus et inefficaces. Alors, quand
le Brésil s’est enfoncé dans la crise, certains se
sont dit : “Si j’ai aidé Haïti, pourquoi pas mon
pays ?” » , analyse Christoph Harig, chercheur
EN CES TEMPS
DE COUPES
BUDGÉTAIRES,
LE MINISTÈRE DE
LA DÉFENSE EST
PRIVILÉGIÉ : SES
DÉPENSES ONT
AUGMENTÉ DE
10,9 % EN 2019
Brésil
Le président,
les militaires
et l’astrologue
Grands ministères,
services de santé,
recherche spatiale...
les militaires occupent
les postes stratégiques
du pays après avoir fait
élire Jair Bolsonaro
en 2018. Mais, depuis
lors, le chef de l’Etat,
sous l’influence d’un
« gourou », s’affranchit
de leur tutelle