MondeLe - 2020-03-29-30

(Grace) #1

22 |géopolitique DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020


ENTRETIEN


A


ndrea Riccardi est le fonda-
teur de la communauté de
Sant’Egidio, une institution
de lutte contre la pauvreté,
proche du Vatican, très ac-
tive en Afrique, connue pour
ses efforts de médiation, comme au Soudan
du Sud ou en République centrafricaine. La
communauté participe également à la mise
en place de corridors humanitaires pour
acheminer des réfugiés syriens directement
du Liban vers l’Italie ou la France. Historien,
ancien ministre de la coopération, de 2011 à
2013, en Italie, Andrea Riccardi a notamment
écrit La Force désarmée de la paix et Le Profes-
seur et le Patriarche (respectivement 2018 et
2020, Ed. du Cerf).

Face à la complexité des situations
et à la multiplication des acteurs dans
les conflits d’aujourd’hui, les outils
de médiation au cœur de la diplomatie
de Sant’Egidio sont-ils suffisants?
La diplomatie de Sant’Egidio est une diplo-
matie de rencontres, pour faire réfléchir les
personnes et trouver un intérêt commun,
comme nous sommes en train de le faire en
Centrafrique et au Soudan du Sud. Mais, dans
ce monde où tout se privatise, nous avons be-
soin de la diplomatie des Etats.
Au Mozambique, on a fait la paix [en 1992]
après deux ans de négociations. C’était l’un
des pays les plus pauvres du monde, un pays
marxiste qui est devenu démocrate. Le nord
connaît depuis peu des attentats djihadistes.
Il faut éviter les deux extrêmes. L’idéologie
islamiste radicale est devenue ce qu’était le
marxisme révolutionnaire à une certaine
époque. C’est une franchise réussie qui récu-
père des combats anciens, entre Peuls et
Touareg par exemple.
Un jour, en Guinée, j’ai rencontré un jeune
qui portait un tee-shirt et une montre à l’effi-
gie de Ben Laden. Je lui ai demandé : « Qui
c’est? » Il m’a répondu : « C’est quelqu’un qui
lutte pour nous, les exclus » , mais il ne con-
naissait pas son nom.

Quel rôle pouvez-vous jouer?
Nous pensons que le dialogue interreli-
gieux est capital autour de la Méditerranée.
Au mois d’octobre, une grande rencontre des
leaders religieux et des sociétés civiles doit
avoir lieu à Rome, dans l’esprit des rencon-
tres d’Assise, avec la participation du pape
François à la clôture. C’est très important, car
la religion peut tout autant être l’eau que l’es-
sence versée sur le feu de la guerre.
Le problème est que nous assistons à une
« émotionnalisation » de la religion au détri-
ment de la culture. Dans l’histoire, les reli-
gions ont été productrices de cultures. Face au
capitalisme et au marxisme, l’Eglise catholi-
que a élaboré la doctrine sociale, sa culture.
Mais, actuellement, tout est émotion. Sur ce
terrain, les évangéliques excellent. Et c’est une
situation très confortable pour le pouvoir po-
litique. Lorsque, dans les années 1980, le gé-
néral Jaruzelski affronte l’épiscopat polonais
guidé par le primat Wyszynski et soutenu par

le pape Jean Paul II, il est face à un mur.
Aujourd’hui, avoir face à soi quinze sectes en
quête d’argent et de reconnaissance repré-
sente une aubaine pour un pouvoir politique.

Un accord de paix a été conclu au Soudan
du Sud, de même qu’en Centrafrique,
deux pays où vous menez une média-
tion. Pensez-vous que l’on se dirige
vers la paix?
Je l’espère. Nous sommes engagés dans le
processus de paix au Soudan du Sud. Nous
étions à Juba [la capitale sud-soudanaise]
pour l’inauguration du nouveau gouverne-
ment d’union, fin février. Le climat était po-
sitif. Et nous allons poursuivre les négocia-
tions entre non-signataires et gouverne-
ment, afin d’associer tout le monde.
Nous sommes arrivés dans ce processus de
médiation à un moment où il semblait
épuisé. Une certaine fatigue internationale
voulait que le Soudan du Sud soit une cause
perdue. Ces deux derniers mois ont démon-
tré qu’il est possible de reconstruire les bases
de ce pays dont la communauté internatio-
nale a soutenu l’indépendance en 2011.
La préoccupation première de Sant’Egidio,
c’est la souffrance des peuples. Plus de 1 mil-
lion de Sud-Soudanais sont des déplacés in-
ternes ; plus de 2 millions sont des réfugiés en
Ethiopie. La priorité, et notre objectif, c’est
que les combats cessent. Même chose en Cen-
trafrique. La construction institutionnelle de
ce pays est encore en cours, les rebelles res-
tent difficiles à cerner, mais l’important est
d’obtenir un cessez-le-feu permanent per-
mettant d’acheminer l’aide humanitaire.
Il faut rappeler que ce sont des pays sans
Etat – le Soudan du Sud depuis sa création
en 2011, la Centrafique depuis les an-
nées 1990. Or, l’Etat en Afrique est la res-
source des plus faibles, des plus pauvres.
C’est l’Etat qui devrait être à la source du
contrôle de la violence. En son absence, et
dans un contexte de circulation des armes,
un pays se « somalise ». Et la communauté
internationale peut tout à fait s’habituer à
la « somalisation » de zones entières du
monde, pourvu que celle-ci se fasse à basse
intensité. Pour nous, c’est inacceptable, car
cela signifie que les gens souffrent.

De quelles zones parlez-vous?
On peut citer le Yémen ou le Sahel. Le
meilleur exemple actuel est celui de la Libye,
sauf que, cette fois, le pays concerné se situe à
quelques kilomètres seulement de l’Europe.
Partout, le même scénario se répète : on dé-
clenche des guerres, on voit que ça ne mar-
che pas, mais on laisse traîner. A Sant’Egidio,
nous pensons au contraire qu’il faut savoir

arrêter les guerres parce qu’un conflit qui
n’est pas terminé peut toujours reprendre.

La situation en Libye est-elle l’une
de vos principales préoccupations?
J’ai toujours été hostile à l’utilisation des
bons offices de la Libye pour bloquer la vague
migratoire, dès l’époque de Berlusconi. Nous
avons aujourd’hui la preuve par la magistra-
ture italienne des conditions abominables
des réfugiés en Libye. La justice a poursuivi et
condamné des tortionnaires, des chefs de
guerre. Il s’agit de trafics, de tortures, de viols.
Un jour, on nous demandera : où étiez-vous
quand on assassinait les gens de cette ma-
nière? Il n’y va pas seulement de la responsa-
bilité de l’Europe, mais aussi de celle des Li-
byens et des Africains. On a laissé pourrir le
problème libyen. Y compris la question des
armes sorties du pays par le sud.

L’intervention en Libye pour chasser
Kadhafi a-t-elle été une erreur?
Oui. En tout cas, telle qu’elle a été menée. La
France, l’Italie, les Etats-Unis étaient en posi-
tion de force [en 2011] pour obliger les Libyens
à négocier entre eux. Maintenant, on a perdu
le contrôle : il y a trop de parrains – Qatar,
Turquie, Egypte, etc. Que pouvait faire Ghas-
san Salamé [ex-envoyé spécial de l’ONU, qui a
démissionné le 2 mars] sans véritable soutien
des Occidentaux?

Comment jugez-vous l’attitude de
l’Union européenne face à la récente
crise migratoire, notamment à la
frontière entre la Grèce et la Turquie?
Ce qui se passe à Lesbos et à la frontière en-
tre la Grèce et la Turquie, c’est la conséquence
de l’absence des Européens. Payer la Turquie
pour l’accueil des réfugiés a été le seul rôle de
cette Europe absente. C’est très triste, car la
Méditerranée est la mer d’une communion
de peuples, de religions et de cultures. Nous
devons garder ce caractère pluriel.
En Italie, nous avons passé des mois – je fais
référence au gouvernement précédent [do-
miné par le ministre de l’intérieur d’extrême
droite, Matteo Salvini] – à discuter du risque
d’invasion des pays du Sud, des Africains ou
des Syriens. On a laissé des centaines de per-
sonnes bloquées sur un bateau, et on ne s’est
pas aperçu que la Méditerranée était en train
de changer, avec les Russes, présents comme
jamais, et les Turcs qui s’implantaient.
En géopolitique, le vide ne demande qu’à
être rempli. Pour mener une politique, nous
ne pouvons pas attendre que les désespérés,
qui paient le prix du manque de diplomatie
européenne, se pressent en masse aux
frontières.

Aujourd’hui, c’est toute l’Europe qui
refuse de voir les migrants franchir
la frontière grecque...
Il ne faut pas repousser les réfugiés avec
brutalité, et il faut les répartir dans les pays
européens. Mais il faut aussi avoir un dis-
cours clair avec la Turquie. Nous, à Sant’Egi-
dio, avons mis en place des couloirs huma-
nitaires pour accueillir des personnes réfu-
giées au Liban. Les capacités de ce pays ne
sont pas sans limites. Depuis 2016, 4 000 ré-
fugiés au Liban sont venus en Italie. Nous
avons des programmes similaires en-
France, en Belgique, et même en Andorre. A
travers ces couloirs humanitaires, nous
montrons qu’il est possible d’accueillir des
Syriens en Europe, et nous affichons un
message de soutien au Liban en crise.
Mais il faut aussi remonter à la source,
en 2011, à ces dix ans de guerre pour rien. Il
faudrait une Syrie pacifiée et sûre pour l’en-
semble de sa population. Les familles sy-
riennes avec lesquelles nous sommes en re-
lation ne sont pas très heureuses à l’idée de
rester en Europe. Plusieurs rêvent de ren-
trer. Mais quelles garanties peuvent-elles
obtenir? Pour l’instant, à Idlib, près de
1 million de réfugiés vivent l’enfer. Les
Russes et les Turcs ne sont pas capables de
porter la paix.
Il faut élargir le jeu, avec une politique
plus active, pour que les pays de la rive nord
de la Méditerranée soient capables de mo-
biliser les autres Etats européens. Dans
cette absurde guerre syrienne, la France a
eu un rôle réduit, l’Italie était inexistante et
les Américains ont abandonné les Kurdes
qui ne combattaient pas seulement pour
eux, mais pour tout le monde.
Aujourd’hui, l’intérêt national ne dépend
pas seulement de la sécurité des frontières,
mais de ce qu’il se passe au-delà. La Syrie est
proche de nos frontières, comme le Sahara
et le Sahel. Le Niger, le Burkina Faso, le Mali
ne sont pas des pays lointains. Si les Euro-
péens s’enferment dans une politique de
repli, nous serons peut-être rassurés dans
un premier temps, mais nous perdrons no-
tre pouvoir d’influence. Ce sera une nou-
velle chute de Constantinople.
Il faut avoir le courage d’une présence
tous azimuts en Méditerranée, et avoir
comme horizon l’organisation d’une confé-
rence pour définir un pacte de la Méditerra-
née. Elle ne peut pas devenir un nouveau
lieu de guerre froide. La Méditerranée
n’accepte pas les hégémonies. C’est la mer
de la complexité, où la solution est la
cohabitation.p
propos recueillis par alain salles
et charlotte bozonnet

« Les Conflits politiciennes »
(acrylique sur toile, 2017),
de Maory Prince.
COURTESY AFRIKA BOMOKO

Maory Prince
Né au Sénégal, en 1962,
il a commencé à peindre
dès l’âge de 14 ans. A 19 ans,
il se forme dans l’atelier
du grand artiste populaire
congolais Cheri Samba.
Chacun des tableaux
de Maory Prince raconte
une histoire qui lui permet
de visiter ses thèmes
de prédilection : la vérité,
la loyauté, la fidélité,
l’engagement, la modernité.
A travers ses œuvres,
il interroge le rapport de
l’humain à la vérité : l’homme
ne se ment-il pas à lui-même
en pensant que la révolution
technologique le rend plus
heureux? Cette modernité
n’aurait-elle pas plutôt
engendré des mensonges,
dissimulés sous une
prétendue transparence?
Les tableaux de Maory Prince
ont principalement été
exposés au Congo-Kinshasa,
mais aussi en Belgique,
en France et en Espagne.

Andrea Riccardi « La Syrie est proche des frontières


de l’Europe, comme le Sahara et le Sahel »


Pour l’ex-ministre


italien, fondateur


de la communauté


de Sant’Egidio,


les intérêts nationaux


des Européens


dépendent à présent


de ce qu’il se passe


au-delà de leurs


frontières. Il prône


l’adoption d’un pacte


de la Méditerranée,


qui serait garant


d’une politique


de cohabitation


ALBERTO PIZZOLI/AFP

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