DIMANCHE 29 - LUNDI 30 MARS 2020 0123 | 31
C’
est une scène célè-
bre et la pandémie
de Covid-19 lui don-
ne, aujourd’hui, une
saveur toute particulière. C’était
le 5 avril 2018. Emmanuel Macron
était en visite au Centre hospita-
lo-universitaire de Rouen (Seine-
Maritime) et débattait fortement
avec une aide-soignante. Se fai-
sant la porte-voix de tous les per-
sonnels hospitaliers, celle-ci ré-
clamait plus de moyens pour
l’hôpital, et le président de la Ré-
publique lui répondit : « Il n’y a
pas d’argent magique. » Deux an-
nées plus tard, face à la progres-
sion du Covid-19, M.Macron an-
nonçait, mercredi 25 mars, « un
plan massif d’investissements et
de revalorisation des carrières » à
venir dans les hôpitaux, une fois
surmontée la crise en cours.
Avec le Covid-19 viendra donc
peut-être le temps de la magie, où
les liquidités apparaîtront là où
l’on jurait qu’elles ne pouvaient
plus se trouver. A l’occasion de la
pandémie, la sorcellerie moné-
taire pourrait sortir du giron des
banques commerciales et des
banquiers centraux pour redeve-
nir un instrument politique, un
outil remis à sa juste place dans le
fonctionnement de la société. La
mise à l’arrêt de l’économie in-
duite par la progression fulgu-
rante d’une infection virale pour-
rait de fait engendrer les condi-
tions d’un changement profond
de politique monétaire – change-
ment que nombre d’environne-
mentalistes réclament, jusqu’ici
en vain, pour financer la transi-
tion écologique. C’est peut-être
un virus qui fera la révolution que
nous n’avons pas faite.
Dans un ouvrage paru fin février
( Une monnaie écologique , Odile
Jacob, 288 pages, 22,90 euros),
mais rédigé bien avant la catastro-
phe qui se déploie actuellement,
deux économistes, Alain Grand-
jean et Nicolas Dufrêne, plaident
pour le desserrement du carcan
monétaire. Seule manière, disent-
ils, de mobiliser les moyens né-
cessaires à la transition urgente
vers une économie qui ne dé-
truise pas le cadre de vie de l’es-
pèce humaine. Mais il faut pour
cela, au préalable, se réapproprier
la dimension magique de l’argent.
Une doxa déjà égratignée
Rappelons-le : l’argent se crée ex
nihilo, par la volonté du banquier,
par une décision comptable. L’ar-
gent apparaît dans les livres de
comptes des banques commercia-
les et la valeur qui lui est attribuée
ne tient qu’à ce que Pierre Bour-
dieu appelait un « acte de magie
sociale » : une foi collective capable
de changer en quelque chose
d’autre des morceaux de papier ou
des chiffres affichés sur un écran.
Ainsi, lorsqu’une banque ac-
corde un crédit à un particulier
ou à une entreprise, par exemple,
elle ne puise pas dans le stock de
liquidités dont elle dispose : c’est
la contraction de la dette qui gé-
nère les liquidités correspondan-
tes. Le crédit fabrique la mon-
naie. Quant aux banques centra-
les, elles arbitrent et supervisent
le système par l’injection de
monnaie centrale sur le marché
interbancaire et par la fixation
des taux directeurs.
On le voit : avec la mise à l’arrêt
de pans entiers de l’économie, les
Etats ont assoupli leurs règles bud-
gétaires et les banques centrales
vont injecter des quantités colos-
sales de liquidités dans le système.
La doxa monétaire commence à
être égratignée : déjà, Christine La-
garde évoque la possibilité que la
Banque centrale européenne ra-
chète les dettes des Etats-mem-
bres. Et ce alors que, en théorie, les
Etats ne peuvent se financer
auprès de la banque centrale, cel-
le-ci n’opérant que par le truche-
ment des banques commerciales.
Un système dans lequel, expli-
quent Nicolas Dufrêne et Alain
Grandjean, une grande part de la
masse monétaire est aspirée par
les marchés financiers et participe
à la flambée de l’immobilier.
Face à l’étendue du désastre pro-
voqué par seulement quelques se-
maines de circulation du SARS-
CoV-2, il devient possible que le
carcan monétaire finisse par ex-
ploser tout à fait. Que les banques
centrales puissent redevenir des
institutions politiques à même
d’interagir directement avec la so-
ciété pour répondre à une ur-
gence à laquelle les mécanismes
de marché sont incapables de ré-
pondre. Et, pourquoi pas, que de la
monnaie « libre » puisse être créée
sans la contrepartie de la dette.
C’est ce que prônent Nicolas Du-
frêne et Alain Grandjean, pour fi-
nancer la transition écologique.
Au terme d’une démonstration
étayée par le constat des dysfonc-
tionnements actuels du système
monétaire et de nombreux
exemples historiques, ils propo-
sent de redéfinir et de « verdir » le
rôle des banques publiques d’in-
vestissement et de refonder leurs
liens avec la banque centrale. Ils
plaident aussi pour qu’une mon-
naie « libre » de dette puisse être
produite et injectée de manière
ciblée dans l’économie, afin de ré-
pondre aux grands enjeux de dé-
veloppement et de préservation
de l’environnement.
Le risque, le grand risque, est ce-
lui de l’inflation, diront leurs con-
tradicteurs. C’est peut-être vrai.
Mais cette crainte montre surtout
que l’économie est devenue en
quelques années bien plus qu’un
savoir socialement dominant :
elle semble, à certains égards, être
devenue sa propre métrique,
aveugle aux réalités du monde
physique et aux tourments des
hommes. Car si l’inflation peut en
effet être dangereuse, peut-elle
vraiment l’être plus que la des-
truction du climat terrestre ou
l’effondrement de la vie?
Il y a, en vérité, bien des façons
d’envisager les concepts habituels
de la science économique. Alain
Grandjean et Nicolas Dufrêne ont
déniché dans l’œuvre du grand
poète et écrivain argentin Jorge
Luis Borges ce qui est peut-être la
plus belle définition possible de la
monnaie : « Ne pouvant dormir,
possédé, presque heureux, je me di-
sais qu’il n’y a rien de moins maté-
riel que l’argent, puisque toute
monnaie est, rigoureusement, un
répertoire de futures possibilités.
L’argent est abstrait, répétais-je,
l’argent est du temps à venir. » p
L
a lutte contre le Covid-19 s’annonce
de longue haleine. Elle ne se joue pas
seulement sur le plan sanitaire. Elle
concerne aussi la vie économique et so-
ciale, soumise en quelques jours à de pro-
fonds bouleversements. Annoncée ven-
dredi 27 mars par le premier ministre, la
prolongation du confinement au moins
jusqu’au 15 avril, alors que la vague épidé-
mique n’en est qu’à ses débuts, pose au
pays un sérieux problème de logistique :
même si la consigne est de rester chez soi, il
faut, au minimum, des agriculteurs pour
produire, des chauffeurs routiers pour li-
vrer, des commerçants pour vendre.
Traitée dans l’urgence à travers une série
d’ordonnances qui permettent notam-
ment de déroger à la durée du travail dans
certains secteurs jugés essentiels, l’entrée
dans ce qui ressemble fort à une économie
de guerre s’est faite dans la discorde. Si,
d’emblée, le Medef et la CFDT se sont enten-
dus pour préconiser l’organisation d’ « un
service économique minimum » susceptible
d’assurer le ravitaillement du pays et le
fonctionnement des services publics,
d’autres organisations patronales et syndi-
cales ont traîné les pieds en invoquant le
manque de matériel de protection mis à la
disposition des personnels exposés.
Les premières craignaient des actions en
justice, les seconds jugeaient que les condi-
tions de sécurité minimales n’étaient pas
garanties. Une fédération CGT a même dé-
posé un préavis de grève dans les services
publics pour avril. Au fil des jours, tous se
sont néanmoins accordés sur un point : la
nécessité de développer, à tous les niveaux,
le dialogue social pour que la vie économi-
que, malgré tout, continue. C’est heureux,
car il est en réalité très difficile de définir,
en période de confinement, ce qui doit ou
ne doit pas rester en activité. Qu’une pièce
détachée concernant du matériel agricole
vienne à manquer parce que tel fournis-
seur a fermé, et c’est une chaîne d’approvi-
sionnement qui se tarit. Pour viser juste, Il
faut discuter au plus près du terrain.
L’épidémie de coronavirus joue par
ailleurs comme un puissant révélateur so-
cial. Elle accentue les inégalités entre les ca-
dres et les professions intellectuelles, dont
près des deux tiers télétravaillent, et les
employés et ouvriers, qui sont à l’arrêt
pour la moitié d’entre eux, selon une étude
de l’IFOP pour Le Journal du Dimanche. Elle
met en lumière toute une série de métiers
jusqu’ici mal considérés, chauffeurs-li-
vreurs ou caissiers, devenus, à la faveur de
la crise, vitaux. Les syndicats veulent profi-
ter de la période pour mieux les défendre.
Ils ont aussi compris que ce qui se prépare
aujourd’hui, c’est l’après, la sortie progres-
sive du confinement qui risque de mettre à
mal la cohésion sociale. L’activité économi-
que a d’ores et déjà chuté de 35 %, et chaque
mois de confinement risque d’engendrer
une perte de croissance annuelle de
3 points, selon l’Insee.
« Nous allons devoir reconstruire un mo-
dèle », affirme Laurent Berger, le secrétaire
général de la CFDT, dans un entretien au
mensuel Alternatives économiques. « Les
prochains mois nécessiteront des décisions
de rupture », avait déclaré quelques jours
plus tôt Emmanuel Macron. Mais, pour
qu’un minimum de confiance se réinstalle
après des mois de tension, il faut plus que
des mots. Vendredi, alors que le président
de la République tenait une audioconfé-
rence avec les partenaires sociaux, le mi-
nistre de l’économie annonçait que les en-
treprises qui demandent le report de leurs
échéances fiscales et sociales ne pourront
pas verser de dividendes. C’était un gage
demandé par tous les syndicats.p
AVEC LE COVID-19
VIENDRA PEUT-ÊTRE
LE TEMPS OÙ
LES LIQUIDITÉS
APPARAÎTRONT LÀ
OÙ L’ON JURAIT
QU’ELLES NE POUVAIENT
PLUS SE TROUVER
L’APRÈS-
CONFINEMENT
SE PRÉPARE
DÈS MAINTENANT
PLANÈTE | CHRONIQUE
pa r s t é p h a n e f o u c a r t
Le temps
de la magie
L’INFLATION
PEUT-ELLE ÊTRE
VRAIMENT PLUS
DANGEREUSE QUE
LA DESTRUCTION
DU CLIMAT?
Tirage du Monde daté samedi 28 mars : 157 622 exemplaires
PoPculture — ilyacentans naissaitlerobot
écolesfermées,confinement
généralisé,télétravail,restrictions
delacirculation...Toutcequiva
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RepenseR
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