0123
MERCREDI 8 AVRIL 2020 coronavirus | 7
Shinzo Abe se résout à décréter
l’état d’urgence au Japon
Le revirement du premier ministre face à la hausse des contaminations
s’accompagne de l’annonce d’un plan de soutien massif à l’économie
tokyo correspondance
S
ous pression, le premier
ministre japonais, Shinzo
Abe, s’est résolu à déclarer
l’état d’urgence pour ten
ter d’endiguer les contamina
tions au Covid19. La mesure, qui
devait être officiellement annon
cée mardi 7 avril , concernera les
sept villes et départements les
plus touchés par le virus, à com
mencer par Tokyo et Osaka. Elle
« devrait s’appliquer un mois » ,
avait déjà expliqué la veille
M. Abe, et « vise à s’assurer que le
système médical tient et à mobili
ser la population pour éviter les
contacts et réduire autant que
possible les contaminations ».
Sa mise en place s’accompa
gnera d’un plan de soutien « sans
précédent » à l’économie, qui a
enregistré un repli de 7,1 % en
glissement annuel au dernier
trimestre 2019 et devrait davan
tage souffrir de l’état d’urgence.
Le gouvernement a présenté une
enveloppe de 108 000 milliards
de yens, soit 916 milliards
d’euros, l’équivalent de 20 % du
produit intérieur brut nippon.
Ce projet devrait s’appliquer en
deux temps. Dans l’immédiat, il
prévoit des versements en espè
ces d’un total de plus de
6 000 milliards de yens (51 mil
liards d’euros) aux ménages et
aux petites et moyennes entre
prises (PME) rencontrant des dif
ficultés. Des facilités sont égale
ment prévues pour que les PME
aient accès à des prêts à taux zéro
afin de maintenir l’emploi.
Dans un second temps, les aides
devront permettre d’accélérer la
reprise de l’activité.
Appliqué selon une révision du
13 mars de la loi sur les maladies
contagieuses, l’état d’urgence
renforce les pouvoirs des autori
tés locales, qui peuvent désor
mais appeler la population à
rester confinée et les entreprises,
les écoles ou autres salles de
spectacles à fermer. La législa
tion ne leur permet pas d’impo
ser de sanctions, des amendes
par exemple, mais, au Japon, une
demande des autorités appuyée
sur la loi équivaut à une exi
gence. Et il existe des moyens de
persuasion : le nom des entrepri
ses refusant de se plier à une
demande de fermeture devrait
être rendu public.
Le texte permet également aux
autorités locales de réquisition
ner des terrains ou des bâti
ments, voire des stocks de médi
caments, de matériel médical ou
de divers produits alimentaires.
Dans ce cadre, un refus des pro
priétaires et des exploitants les
expose à des amendes, voire à
des peines de prison.
« Particulièrement tendue »
La déclaration d’état d’urgence
constitue un revirement de M.
Abe, qui estimait jusqu’au 3 avril
que le nombre de contamina
tions ne justifiait pas une telle
annonce. D’après la loi, il est pos
sible de déclarer l’état d’urgence
quand, lors d’une épidémie, « la
fréquence des cas très graves dé
passe de beaucoup ceux d’une
grippe saisonnière particulière
ment contagieuse ».
Le dimanche 5 avril, son minis
tre de la revitalisation économi
que, Yasutoshi Nishimura, recon
naissait toutefois que la situation
devenait « particulièrement ten
due ». « Nous sommes au bord d’un
déferlement des infections au ni
veau national. » Le 7 avril, 235 con
taminations supplémentaires
ont été annoncées dans l’Archipel,
portant à 4 100 le nombre total de
personnes atteintes – hors les 712
du paquebot DiamondPrincess –,
dont 1 116 à Tokyo et 428 à Osaka.
Le Japon n’avait enregistré « que »
71 cas le 24 mars.
Le premier ministre était aussi
sous pression, à commencer par
celle d’élus locaux qui comptent
sur la mesure pour renforcer la
prise de conscience des risques
associés à la pandémie. Les auto
rités s’inquiètent de la diffusion
de la maladie par les jeunes, dont
beaucoup ont voyagé à l’étranger
en mars, fin de l’année scolaire.
Les centres de santé publique
peinent à joindre ceux qui ont
été en contact avec des person
nes contaminées et qui de
vraient observer deux semaines
de quarantaine.
Les demandes formulées « vi
sent à protéger nos vies, nos fa
milles et la société dans laquelle
nous vivons. Le contrôle de la
pandémie dépend des actes de
chacun après la déclaration d’état
d’urgence » , a rappelé la gouver
neure de Tokyo, Yuriko Koike, qui
poussait depuis plusieurs jours
le gouvernement à agir.
Outre les politiques, les ex
perts, notamment Yoshitaka Yo
kokura, président de l’Associa
tion médicale du Japon, plai
daient depuis plusieurs jours
pour l’état d’urgence. « Au Japon,
en particulier dans les grandes vil
les comme Tokyo et Osaka, des
mesures fortes devraient com
mencer immédiatement » , a écrit
sur son site Shinya Yamanaka,
Prix Nobel de médecine.
La crainte est grande d’un en
gorgement du système médical.
Les experts tablent sur 20 000
hospitalisations au pic de la pan
démie à Tokyo et 15 000 à Osaka.
La capitale a prévu de porter à
4 000 le nombre de lits disponi
bles pour le coronavirus, contre
1 000 aujourd’hui. Les cas les
moins graves doivent être trans
férés vers des chambres d’hôtel.
Le Japon connaît également une
pénurie de masques et le pre
mier ministre a promis d’en dis
tribuer deux – des modèles lava
bles en coton – par foyer.
La pression sur le gouverne
ment nippon est également ve
nue de l’étranger, où des inquié
tudes se sont exprimées sur la
gestion japonaise de la pandé
mie, caractérisée par la limitation
du nombre de tests – 44 639 à la
date de lundi – et une communi
cation confuse, voire ambiguë.
L’accélération des contamina
tions et les premiers appels à la
population à limiter les sorties
ont été formulés le 25 mars par
Mme Koike, le lendemain de l’an
nonce du report des Jeux olym
piques. La coïncidence a suscité
des interrogations sur une vo
lonté de dissimulation des cas
par le gouvernement. « La déci
sion du gouvernement japonais
de ne pas effectuer de tests mas
sifs complique l’évaluation pré
cise du taux de prévalence du Co
vid19 » , estimait le 4 avril l’am
bassade américaine à Tokyo.
« Nous avons confiance dans le
système de santé du Japon
aujourd’hui, mais une augmenta
tion significative du nombre de
cas de Covid19 interroge sur son
fonctionnement dans les semai
nes à venir. »
L’ambassade d’Allemagne dé
plorait mardi 24 mars une im
possibilité d’ « évaluer sérieuse
ment le risque d’infection ». « En
raison du nombre limité de tests
réalisés, on peut estimer qu’un
nombre élevé d’infections ne sont
pas signalées. »
philippe mesmer
Le coronavirus met en danger les élites dirigeantes africaines
Le Covid19 menace une classe politique mondialisée et voyageuse, autant qu’il expose les défaillances de la santé publique sur le continent
A
Londres, Abba Kyari avait
ses habitudes dans un hô
pital où il était soigné par
des médecins de renom. Parfois,
ce septuagénaire à la santé fragile
quittait discrètement Abuja, la ca
pitale fédérale nigériane, dans
l’urgence. Ces dernières années,
son ami, le président Muham
madu Buhari, 77 ans, dont il est le
chef de cabinet, s’est lui aussi ab
senté du pays plusieurs mois du
rant pour traiter ses problèmes de
santé au bord de la Tamise. De re
tour de Londres, l’une des neuf
filles du chef de l’Etat a été dia
gnostiquée positive au Covid19 et
placée en quarantaine. Abba Kyari,
lui, a probablement été conta
miné par le coronavirus lors d’une
récente mission en Allemagne.
Le plus influent des conseillers
de M. Buhari, testé négatif au Co
vid19, se retrouve contraint de se
soigner dans son pays, première
puissance économique d’Afrique,
qui consacre à peine plus de 4 % de
son budget à la santé. « J’ai pris mes
propres dispositions en matière de
soins pour éviter de surcharger da
vantage le système de santé publi
que » , a tenu à préciser dans un
communiqué M. Kyari, sans doute
peu désireux de s’infliger le cal
vaire des hôpitaux publics négli
gés par son administration.
Le Covid19 n’épargne pas la
classe dirigeante africaine, globali
sée et voyageuse, clientèle dépen
sière dans les prestigieux hôpi
taux d’Europe, d’Asie, de Suisse,
d’Arabie saoudite ou d’Israël. Ils
sont même les premiers touchés.
Bloqués chez eux par les suspen
sions des vols suivies des fermetu
res de frontières et des mesures de
confinement, les voilà soudain
confrontés aux conséquences
concrètes de leurs politiques sur
un continent qui se contente de
seulement 1 % des dépenses mon
diales de santé.
Les hôpitaux publics d’Afrique
ne disposent en moyenne que de
1,8 lit pour 1 000 personnes. Les
conditions de prise en charge sont
régulièrement dénoncées, parfois
images à l’appui, accompagnées
du hashtag #BalanceTonHopital
sur les réseaux sociaux franco
phones.
« Premiers concernés par le Co
vid19, les dirigeants doivent à la
fois se soigner ou se protéger, tout
en essayant de gérer cette crise et de
masquer leurs échecs en matière de
santé publique, constate JeanPaul
Bado, historien francoburkinabé
de la santé et de la médecine en
Afrique. Ils sont en quelque sorte
pris à leur propre piège et c’est une
première. » Du Mali au Zimbabwe,
de la République démocratique du
Congo (RDC) à la Côte d’Ivoire, les
chefs d’Etat, leurs conseillers et
leurs ministres, de même que
leurs proches, peinent à contenir
leur inquiétude.
Virus politique et urbain
Des gouvernements et des Parle
ments entiers sont confinés. Des
Etats se retrouvent paralysés sur le
plan politique, ou techniquement
ralentis. Au Burkina Faso, par
exemple, au moins six ministres,
dont deux guéris, et le chef d’état
major général des armées sont
ainsi infectés.
Le Covid19 a pris la forme d’un
virus politique et urbain d’abord,
révélateur des défaillances des
pouvoirs en place. Pour John
Nkengasong, directeur du Centre
africain de contrôle et de préven
tion des maladies, rattaché à
l’Union africaine, « les politiciens
sont les premiers responsables des
faiblesses des systèmes et infras
tructures de santé et les premiers à
devoir trouver des solutions, dans
l’urgence ». Ce virologue camerou
nais craint « le pire », faute de res
sources disponibles. « Si le Co
vid19 a, dans certains pays afri
cains, affecté d’abord les élites, il se
répand désormais dans les quar
tiers populaires, où les indicateurs
d’accès aux soins sont aussi préoc
cupants que les risques d’une pro
pagation rapide », ditil.
Comment justifier auprès de la
population la disponibilité d’un
seul respirateur artificiel dans les
hôpitaux publics de Conakry, la ca
pitale de la Guinée, où un premier
cas a été diagnostiqué mimars?
Le pouvoir, de plus en plus con
testé, du président Alpha Condé
avait pourtant feint de renforcer
les capacités médicales après l’épi
démie due au virus Ebola en Afri
que de l’Ouest entre 2014 et 2016
qui avait fait 11 300 morts.
En RDC, il n’y a qu’une cinquan
taine d’appareils d’assistance res
piratoire pour plus de 80 millions
d’habitants vivant sur un terri
toire aussi vaste que l’Europe occi
dentale. Certains pays du conti
nent n’en disposent d’aucun en
état de fonctionner. Ce qui ren
force les angoisses dans les villes,
où le confinement peut être perçu
comme une oppression de plus et
une asphyxie de la si vitale écono
mie informelle. Le tout conjugué à
un risque de pénurie alimentaire.
L’historien et archiviste paléo
graphe sénégalais Adama Aly Pam
voit là les conditions réunies pour
qu’émergent des mouvements ur
bains de protestation menés par
ceux qui n’ont rien à perdre à dé
fier des régimes jusquelà indiffé
rents à leur santé, à leur vie. « Les
centres urbains d’Afrique sont d’ex
traordinaires lieux de ségrégation,
que ce soit par le pouvoir, l’argent,
le logement ou l’accès aux soins,
explique l’intellectuel. Cette pan
démie exacerbe les inégalités socia
les et renforce les sentiments d’in
justice face à la santé. Elle augure
forcément des contestations politi
ques en Afrique. »
Au risque de voir ces éventuelles
agitations sociales affaiblir des ré
gimes dirigés par des chefs d’Etat
âgés, à la santé fragile, et qui pei
nent à entretenir l’illusion d’un
pouvoir fort? Des régimes autori
taires en Afrique subsaharienne
pourraient se révéler « incapables
de démontrer un minimum de
prise face aux chocs sanitaires et
économiques [et] pourraient être
fortement contestés », écrivent des
diplomates du Centre d’analyse,
de prévision et de stratégie (CAPS)
du ministère français des affaires
étrangères dans une note rendue
publique par Le Monde.
Dans une autre étude consacrée
à l’Afrique, dévoilée par le journal
économique La Tribune et dont Le
Monde Afrique a eu connaissance,
le CAPS n’exclut pas que « cette
crise pourrait être le dernier étage
du procès populaire contre l’Etat ».
Plus que le patient zéro, c’est le
« mort zéro » présidentiel et une
propagation massive du Covid
déclencheur d’incertaines révol
tes qui créent la panique dans cer
tains cénacles de pouvoir.
joan tilouine
Les hôpitaux
publics d’Afrique
ne disposent
en moyenne
que de 1,8 lit pour
1 000 personnes
Le pays craint
l’engorgement du
système médical.
Les experts tablent
sur 20 000
hospitalisations
au pic de la
pandémie à Tokyo
« Nous sommes
au bord d’un
déferlement des
infections au
niveau national »
YASUTOSHI NISHIMURA
ministre de la revitalisation
économique
En Pologne,le PiS impose
l’élection présidentielle
par correspondance
La majorité ultraconservatrice refuse
de reporter le scrutin à cause du coronavirus
varsovie correspondance
J
aroslaw Kaczynski a réussi
son passage en force. Dans la
nuit de lundi 6 à mardi 7 avril,
à l’issue d’une journée parle
mentaire particulièrement mou
vementée, la chef de la majorité
ultraconservatrice du PiS (parti
Droit et justice) a fait voter une
modification du code électoral in
troduisant la généralisation du
vote par correspondance pour
l’élection présidentielle, qui de
vrait avoir lieu en mai, en dépit
des cris alarmistes des spécialistes
sur la dangerosité d’un tel scrutin,
d’un point de vue sanitaire aussi
bien que du point de vue de la con
formité avec les règles constitu
tionnelles. Pour le comité de bioé
thique de l’Académie polonaise
des sciences, « l’organisation de
l’élection présidentielle [en mai] se
rait une décision irresponsable
moralement et légalement inac
ceptable », et pourrait conduire à
« une augmentation considérable
du nombre de contaminés » par le
nouveau coronavirus.
Malgré des réticences dans son
propre camp – dont celles, offi
cieuses, du premier ministre, Ma
teusz Morawiecki, et du ministre
de la santé, Lukasz Szumowski –,
l’homme fort du pays est décidé à
faire réélire le président sortant
Andrzej Duda coûte que coûte.
Mais le temps joue en sa défa
veur : le report de l’élection de
quatre mois, voire d’une année,
réclamé par l’opposition, oblige
rait le président à faire campagne
au moment où le pouvoir sera
confronté aux conséquences éco
nomiques et sociales de la crise.
Mais au sein de la majorité, tenir
tête à Jaroslaw Kaczynski se paye
cher : le vicepremier ministre, Ja
roslaw Gowin, chef de fil de la
frange modérée de la majorité, a
démissionné, lundi, faute d’avoir
réussi à convaincre sa fraction de
députés de faire échouer le projet
porté par le chef du PiS.
Dès vendredi soir, la majorité
avait déposé à la Diète un projet
de modification du code électoral
rendant le vote possible unique
ment par voie postale. En vertu de
ce texte, c’est la Poste qui endosse
rait, de fait, le rôle de la Commis
sion électorale nationale, l’insti
tution indépendante qui était
chargée d’organiser les scrutins.
Le même jour, le président de la
Poste a été limogé et remplacé par
le viceministre de la défense, To
masz Zdzikot, qui a reçu pour con
signe de préparer au plus vite
l’institution à l’organisation du
vote. Le projet de la majorité pré
tend s’inspirer des solutions
adoptées en mars par la Bavière
pour les élections locales, où un
million de personnes avaient pris
part au scrutin. En Pologne, elles
devront être mises en place en un
temps record pour trente mil
lions d’électeurs.
« Folie politique »
L’organisation de la présidentielle
en mai est fortement décriée. Cer
tains commentateurs conserva
teurs vont jusqu’à qualifier l’idée
de « folie politique ». Les constitu
tionnalistes sont quasi unanimes :
ces élections seraient une grave
entorse à de nombreuses règles lé
gales, constitutionnelles et de
bonnes pratiques démocratiques.
La légitimité du vainqueur serait
fortement contestable.
Lundi matin, à l’ouverture de la
session plénière à la Diète, M. Mo
rawiecki a déclaré que « nul ne sait
quelle sera l’évolution future » de
la pandémie et que « son pic est at
tendu [en Pologne] en mai ou en
juin ». Plusieurs ténors de la majo
rité, dont le ministre de la justice,
Zbigniew Ziobro, ont argumenté
que les élections devaient se tenir
dans les délais prévus « au nom de
la stabilité du pouvoir en temps de
crise ». Les représentants de l’op
position ont dénoncé, quant à
eux, un « viol de la Constitution »
et réclamé unanimement la mise
en place de l’état de catastrophe
naturelle. Ce dernier reporterait
l’élection à l’automne et permet
trait au législateur de s’occuper
exclusivement, dans l’immédiat,
de la gestion des problèmes sani
taires, économiques et sociaux.
jakub iwaniuk
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus