8 |coronavirus DIMANCHE 5 LUNDI 6 AVRIL 2020
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Semaine
noire en
IledeFrance
En seulement sept jours,
le système hospitalier de la région
a enregistré 1 140 morts du Covid
et arrive en limite de capacité
C’
était le mo
ment le plus
redouté de
puis le début
de l’épidémie.
Dans la nuit
du mardi 31 mars au mercredi
1 er avril, une ambulance, pour la
première fois, ne trouve pas d’hô
pital où déposer le patient atteint
du Covid19 qu’elle transporte.
Sur le tableau de l’agence régio
nale de santé (ARS) d’Ilede
France apparaissent encore quel
ques places de réanimation. Mais
dans les faits, le régulateur n’en
trouve plus. Une heure sera né
cessaire pour ouvrir un lit supplé
mentaire et accueillir le malade.
Dans les hôpitaux franciliens,
des centaines de lits de « réa »
sont déjà occupés par des pa
tients souffrant de formes graves
du Covid19. Et la marée ne cesse
de monter. En quelques heures,
mardi, près de 200 personnes
supplémentaires sont prises en
charge. Dès 16 heures, l’alerte est
donnée : Martin Hirsch, le patron
de l’Assistance publiqueHôpi
taux de Paris (APHP), est in
formé que les lits vont bientôt
manquer. « Tout ce que nous avi
ons fait jusquelà, c’était pour évi
ter ce moment », racontetil.
« L’eau n’était jamais arrivée aussi
proche du barrage », confirme
Aurélien Rousseau, le directeur
général de l’ARS IledeFrance.
DES CAS DE CONSCIENCE
A 19 h 40, une réunion téléphoni
que est organisée en urgence avec
le ministère de la santé, Mati
gnon et l’Elysée. « J’ai prévenu que
nous n’allions pas tenir et que
nous avions besoin de passer une
étape supplémentaire », raconte le
haut fonctionnaire. Au plus haut
sommet de l’Etat, le changement
de doctrine est validé rapide
ment. Le principe d’une évacua
tion de plusieurs dizaines de pa
tients franciliens − soit 163 à ce
jour − vers des régions encore cal
mes est décidé, tout comme l’en
voi de renforts soignants depuis
ces régions. Objectif : ouvrir en
core de nouveaux lits.
En IledeFrance, la semaine qui
s’achève a été aussi noire que les
hospitaliers le craignaient. En
quelques jours, du samedi
28 mars au vendredi 3 avril,
1 140 patients atteints du Co
vid19 sont décédés dans des hô
pitaux. Partout les lits de « réa »
se sont remplis à grande vitesse.
« Autant de patients qui arrivent
dans un état aussi grave, c’est du
jamaisvu », lâche Lila Bouadma,
réanimatrice à l’hôpital Bichat, à
Paris. « Des personnes souffrant
d’une pneumonie qui arrivent en
arrêt cardiaque, on en voit deux
trois dans l’année, pas des dizaines
par jour », ajoute la médecin. La si
tuation est vite devenue intena
ble : « Trouver une place et organi
ser le transfert nous prend des heu
res », relatetelle, la voix fatiguée.
« Tout aurait pu basculer vers la
catastrophe, ma peur était de me
retrouver dans une situation à
l’italienne, avec un patient à intu
ber que je n’aurais pas pu prendre
en charge en réa derrière »,
abonde Frédéric Adnet, directeur
du SAMU 93 et chef du service des
urgences à l’hôpital Avicenne.
Ici, à Bobigny, en SeineSaint
Denis, l’orage s’est abattu dès le
weekend du 2829 mars. Des lits
pleins, sept patients à intuber
dans la nuit de vendredi à samedi
et autant de transferts à organiser
vers d’autres établissements.
« Nous avons malgré tout réussi à
ne pas faire de triage, nous n’avons
abandonné personne », affirme
avec émotion Yves Cohen, chef du
service de réanimation.
Il y a malgré tout eu des cas de
conscience, comme cet homme
de 79 ans, que l’équipe a décidé de
réanimer après une longue dis
cussion. « Il est stable, mais il est
toujours intubé. Difficile de savoir
si nous avons fait le bon choix »,
souffle le médecin. Plongés dans
un coma artificiel, les malades
s’affaiblissent très vite, avec une
fonte musculaire qui peut attein
dre 1 kg par jour. « Le diaphragme
se détériore et il est ensuite très dif
ficile de les sevrer du respirateur. »
« TELLEMENT SÉVÈRE »
Cette difficulté à réveiller les pa
tients est l’une des raisons de
l’embouteillage qu’a connu l’hô
pital dès le début de la semaine.
Pour libérer quelques lits, trois
patients ont été envoyés à Saint
Brieuc, trois à Rouen et un à Brest,
un moment « difficile » pour les
soignants. « On se battait depuis
des jours avec eux, et là, on a eu
l’impression de les abandonner »,
témoigne Yves Cohen, qui prend
des nouvelles de « ses » patients
tous les deux jours.
Le profil de certains malades té
moigne des conditions de vie du
département : « A six dans 40 m^2 ,
les membres d’une même famille
se contaminent très vite », souli
gne Yves Cohen. Une femme de
63 ans et deux de ses trois en
fants, âgés de 25 et 33 ans, sont
ainsi hospitalisés dans son ser
vice, ainsi que plusieurs tra
vailleurs étrangers résidant dans
le même foyer. Très vite, les hôpi
taux parisiens ont dû être appe
lés à la rescousse. Pour ce faire, à
la PitiéSalpêtrière, huit patients
stabilisés ont été exfiltrés vers
des établissements situés à An
tony et à Palaiseau (Essonne)
pour laisser la place aux cas gra
ves de la SeineSaintDenis. Deux
autres sont partis en train pour la
Bretagne, et un autre en hélicop
tère pour l’Yonne. « Ces départs
nous ont beaucoup marqués.
Nous aurions aimé pouvoir
échanger avec ceux dont nous
avons sauvé la vie », regrette
Alexandre Demoule, chef de ser
vice de réanimation à la Pitié.
Confronté aux cas les plus gra
ves, il s’inquiète de la vitesse
avec laquelle le Covid19 em
porte des patients « pas très
âgés ». « La maladie est tellement
sévère que nous n’arrivons pas à
les tirer d’affaire », constate le
médecin, qui enchaîne les jour
nées à rallonge, au point d’avoir
le sentiment de ne plus rentrer
chez lui. La pression ne retombe
jamais vraiment. « Tout le monde
encaisse, tout le monde se tait,
mais c’est dur », admetil.
L’absence des familles pour ac
compagner les malades est
d’autant plus pesante pour les
soignants. A la PitiéSalpêtrière,
les visites n’ont pas été interdites
mais limitées à une tous les cinq
jours. « On ne peut pas avoir un
proche dans le coma et ne pas le
voir », justifie Alexandre De
moule. Un système de vidéocon
férence a aussi été mis en place
pour que les familles puissent
voir le malade et échanger avec
les soignants.
LES RENFORTS AFFLUENT
A travers toute l’IledeFrance, le
constat est unanime : ces der
niers jours, l’hôpital n’a cessé de
se dépasser. Les problèmes bud
gétaires qui réglaient la marche
des établissements depuis des
années se sont volatilisés. « On a
tout ce qu’on veut, les vannes sont
ouvertes. On nous a livré six lits
neufs alors que ça faisait des mois,
des années qu’on les demandait.
Les budgets sont signés en un rien
de temps mais ce sont les fournis
seurs qui n’ont plus de matériel »,
raconte une infirmière en réani
mation d’un hôpital périphéri
que de l’APHP.
Les renforts ne cessent d’af
fluer. Des chirurgiens font office
d’aidessoignants. Des brigades
sont montées pour alléger le tra
vail des infirmières spécialisées.
Des étudiants en médecine sont
mobilisés pour « retourner » les
patients du dos sur le ventre. « Il y
a pratiquement tout le personnel
de l’hôpital affecté à la réanima
tion : ceux du bloc, ceux de l’équipe
de remplacement, les intérimaires.
On a doublé l’effectif, il y a la moi
tié de l’équipe qu’on ne connaît
pas », remarque l’infirmière. Con
séquence : « Il y a beaucoup de
brouhaha, tout le monde tâtonne,
on perd beaucoup de temps à
chercher du matériel, on se re
trouve avec plein de gens à gérer,
et on finit par perdre en sécurité. »
Pour ouvrir autant de lits en si
peu de temps, les vieux clivages
ont été mis de côté. « Les frontiè
res publicprivé ont complètement
sauté », raconte, enthousiaste,
JeanPhilippe Gambaro, le patron
de la clinique Floréal, à Bagnolet,
qui accueille 45 malades du Co
vid19 en soins critiques. Ces der
niers jours, il a prêté des ventila
« NOUS AVONS
MALGRÉ TOUT RÉUSSI
À NE PAS FAIRE DE TRIAGE,
NOUS N’AVONS
ABANDONNÉ PERSONNE »
YVES COHEN
chef du service de réanimation
de l’hôpital Avicenne
Evacuation
d’un patient
par hélicoptère,
à Orly, le 3 avril.
GEOFFROY VAN DER HASSELT/AFP
Sous pression, les hôpitaux lyonnais tiennent le choc
Dans la région AuvergneRhôneAlpes, la communauté soignante estime que la situation est « sous contrôle », mais redoute les pénuries
U
n début de vague, puis
une stabilisation. De
puis le début de l’épidé
mie de Covid19, la région Auver
gneRhôneAlpes voit monter les
chiffres des patients atteints par
la maladie. Avec 2 706 personnes
hospitalisées au 3 avril, d’après les
chiffres de l’Agence régionale de
santé (ARS), elle fait partie des
quatre régions les plus touchées,
particulièrement dans le Rhône
- qui concentre près de la moitié
des patients hospitalisés – et la
métropole lyonnaise. La hausse
s’est accélérée ces derniers jours,
avec désormais 700 patients dans
les services de réanimation, con
tre 286 une semaine plus tôt.
« Au début de la semaine, on a
vu le début de la vague arriver
avec, d’un coup, de nombreux pa
tients dans un état grave nécessi
tant des soins de réanimation im
portants, raconte Lucas Reynaud,
interne en réanimation à l’hôpi
tal EdouardHerriot, l’un des
principaux établissements des
Hospices civils de Lyon. Depuis
jeudi, ça s’est stabilisé. » Les servi
ces fonctionnent « à flux tendu »,
mais « l’hôpital n’est pas saturé »,
constatetil, grâce à toutes les
transformations de services et
les réaménagements de lits en
soins critiques.
Un collègue infirmier dans le
même établissement, Thomas
Laurent, relate cette même mon
tée en puissance. « Les patients
arrivent dans un état critique, ils
vont directement en réanima
tion », décrit le jeune homme,
qui, lors de sa sortie de garde
jeudi en service de transit − là où
les patients attendent leurs ré
sultats au Covid − n’avait plus
que quatre patients, pour 22 lits.
S’il a le sentiment que « la situa
tion reste sous contrôle », l’hôpi
tal commence à manquer sérieu
sement de certains matériels de
protection : « On est en train d’ar
river à la rupture de stocks sur les
gants, et il va falloir laver les blou
ses qui peuvent l’être pour pouvoir
les réutiliser », rapportetil.
Le 1er avril, Guillaume du Chaf
faut, directeur général adjoint
des Hospices civils de Lyon, cons
tatait une « croissance impor
tante de l’occupation des lits ». Il
disait craindre « une situation de
tension », tout en reconnaissant
un point de « vigilance » sur le
matériel de protection, notam
ment les surblouses, sur lesquel
les pèsent des « inquiétudes d’ap
provisionnement ».
Collaboration avec le privé
« La situation s’est stabilisée, on
aborde le weekend plus sereine
ment que prévu », souffle le doc
teur Thomas Rimmele, chef du
service d’anesthésieréanima
tion à la CroixRousse. Les plans
de montée en charge préparés
pour le weekend ont même pu
être mis en « standby », alors
qu’une centaine de lits de réani
mation restaient prêts à accueillir
des patients supplémentaires à
Lyon, ce vendredi soir. « C’est plu
tôt rassurant, même si on sait que
tout peut évoluer extrêmement
vite. » Pour le médecin, le Rhône a
eu cette chance d’avoir eu davan
tage de temps que d’autres pour
se préparer, et de bénéficier d’une
très bonne collaboration avec le
secteur privé.
Lui comme d’autres le répètent :
si la situation s’est tendue, rien de
comparable, à ce stade, avec ce qui
se passe en IledeFrance ou dans
le GrandEst. L’espoir est tou
jours, là, d’échapper à une vague
supérieure aux capacités du sys
tème hospitalier. D’après l’ARS, la
« mobilisation et la coopération de
tous les établissements » a permis
de doubler les capacités d’accueil
pour les cas graves et de disposer
à ce jour de plus de 1 050 lits de
réanimation dans la région.
« Comme partout, on s’inquiète
aussi pour l’après, reprend néan
moins l’infirmier Thomas Lau
rent. En dehors du coronavirus, on
risque d’avoir plus de patients qui
ont laissé des pathologies s’aggra
ver, à l’issue de cette crise. »
camille stromboni