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VENDREDI 3 AVRIL 2020 livres| 17
RELIGION
Nouvelles musulmanes
Depuis quelques années, l’islam
connaît une révolution féminine.
De plus en plus de femmes, ima
mes, théologiennes, s’imposent
à travers le monde, bouleversant
l’ordre établi. Eric Geoffroy montre
que l’ancrage de ce mouvement se
fait dans une tradition spirituelle
propre à l’islam, le soufisme.
L’œuvre de l’immense mystique
andalou Ibn Arabi (11651240) est
convoquée pour mettre au jour le
fondement métaphysique du statut
du féminin dans la tradition soufie.
La thèse qui porte Allah au féminin
- et qui en fait l’originalité – est que
l’émergence actuelle de femmes
correspond à un changement de
paradigme : elle replace au cœur de
l’islam le principe féminin de ré
ceptivité et celui d’inspiration, qui
font cruellement dé
faut à l’islam austère
et défensif que les
wahhabites et les
salafistes ont contri
bué à imposer.
meryem sebti
Allah au féminin,
d’Eric Geoffroy,
Albin Michel, 256 p.,
19 € ; numérique 13 €.
ROMAN
En étrange pays
Le 15 octobre 1987, Thomas San
kara, le président du Burkina Faso,
était assassiné par un commando
militaire. Mais le doute subsiste
quant au sort réservé à sa dé
pouille, prétendument enterrée à
la hâte dans un cimetière de Oua
gadougou. Le spectre du dirigeant
révolutionnaire africain hante le
nouveau roman d’Agnès Clancier.
Le Corps de Sankara est une plon
gée âpre dans la réalité de ce pays
dévoré de violence et de pauvreté.
Agnès Clancier fait s’y débattre,
dans les mois qui précèdent,
en 2014, la deuxième révolution
burkinabée, deux expatriés de
fraîche date. Daurat, tout juste
sexagénaire, nommé à l’ambas
sade de France, et Lucie, jeune doc
torante embauchée par une ONG.
Tous deux fuient làbas des bles
sures intimes. Et se retrouvent
projetés, impuissants, sans repè
res, dans un autre monde, impos
sible à comprendre malgré leur
naïve bonne vo
lonté. Le livre
est d’une terrible
justesse.
xavier houssin
Le Corps
de Sankara,
d’Agnès Clancier,
Le Rocher, 280 p.,
18,90 €; numérique
14 €.
Le cœur des corps sans vie
« Voir de ses propres yeux », d’Hélène Giannecchini, dissipe la sidération que provoque la proximité de la mort
ROMAN
C’
est un livre de morts, un livre
sur les morts. Auteure d’un
premier ouvrage consacré à
l’écrivaine et photographe Alix Cléo Rou
baud, morte en 1983 ( Une image peut être
vraie, Seuil, 2017), Hélène Giannecchini
poursuit son évocation des disparus.
Voir de ses propres yeux, son nouveau li
vre, un roman dont la forme est celle
d’une enquête personnelle, ne cherche
pas à approcher la mort d’un point de
vue spirituel ou religieux.
On ne trouvera pas de fantômes ou de
revenants dans ces pages. Concrètement,
c’est le corps du défunt qui intéresse
l’auteure, le cadavre. Il est l’objet d’une
quête obsédante : pouvoir s’approcher
au plus près de lui pour rendre la mort
tangible, et dissiper la sidération qu’elle
provoque quand elle nous frappe.
Prenant l’étymologie du mot « au
topsie » au pied de la lettre (« voir par
soimême »), la narratrice veut donc
ainsi voir la mort. Le point de départ de
cette aventure est une série de dispa
ritions brutales qui bouleversent son
existence. Elle n’a pas vu les corps, n’a
pas pu les saluer. Commence alors un
récit poignant et érudit sur la mort, mé
diatisé par les images. Une « thanato
graphie ». « Pour que votre décès devienne
pensable, pour que je puisse me l’incorpo
rer, je dois l’inscrire dans une histoire qui
vous excède, celle de l’art et des sciences
(...). » A quoi servent les images, sinon à
se substituer à ce que nous n’avons pas
pu voir de visu, à ce qu’il nous est
aujourd’hui interdit de regarder?
Dans une société qui dissimule ses
morts, il faut faire un détour par l’his
toire de leur représentation pour les ren
dre à nouveau visibles. Le récit explore
- avec un goût un peu maniéré pour
les références placées dans les marges,
comme le faisait Roland Barthes dans La
Chambre claire (Gallimard, 1980) – un
corpus d’images funèbres (médicales,
scientifiques, artistiques).
Elles sont pléthoriques, belles, ef
frayantes, obscènes. Lors de cette traver
sée littérale et poétique du monde des
morts, on croise par exemple André Vé
sale (15141564), le plus grand anatomiste
de la Renaissance. A Bâle, en Suisse, dans
le musée qui lui consacre une place cru
ciale, la narratrice se retrouve devant le
squelette d’un homme décapité en 1543.
Mais la déception sape son désir de voir.
« Le réel est toujours en deçà de ce que je
cherche », constatetelle.
L’horreur esthétique
La question posée en 1981 par l’écrivain
Maurice Bessy – « Mort où est ton
visage? » – devient aussi celle de la narra
trice. Sa réponse est équivoque. Elle os
cille entre le désir de voir et l’envie de
savoir. Face aux écorchés d’Honoré Fra
gonard (17321799), si la fascination ex
cite d’abord son regard, l’horreur esthéti
que tient pour elle aussi du scandale :
« Ces corps ne sont pas monstrueux parce
que ce sont des cadavres, mais parce qu’ils
ont été fixés dans cet état. »
Pour la narratrice, conserver un corps
sans vie, réduit à l’état de chose, empê
che de pouvoir dialoguer avec lui. Car
c’est bien la question du dialogue avec
les morts qui fait battre le cœur de ce
livre. Il faut trouver le moyen de les faire
paisiblement entrer en nousmêmes.
« Les morts, comme les vivants, conti
nuentils leur voyage quelque part? »,
questionnait le poète Yves Bonnefoy. On
ne dévoilera pas la fin de livre ni la
solution trouvée par la narratrice pour
que ses disparus puissent librement
circuler en ellemême.
amaury da cunha
voir de ses propres yeux,
d’Hélène Giannecchini,
Seuil, « La librairie du XXIe siècle »,
224 p., 19 € ; numérique 14 €.
Pierre Pachet tend la main aux anciens
« Un écrivain aux aguets » regroupe plusieurs livres de cet auteur fascinant, mort en
- Témoin de sa prose sensible, « Le Grand Age », tendre regard posé sur la vieillesse
JONATHAN KNOWLES/GETTY IMAGES
RECUEIL
L
a vieillesse n’est qu’un
mot. En tant que tel, cet
âge de la vie demeure
irréductible à un quel
conque concept marketing
comme à toute catégorie sociolo
gique ou clinique. « Ce que disent
la morale ou la physiologie sur ce
point important n’a pour nous
aucun intérêt, parce que nous don
nons aux mots de “ jeunesse ” et de
“ vieillesse ” un autre sens, notait
Georges Bernanos. L’expérience
des hommes, et non de l’homme,
nous apprend vite que jeunesse et
vieillesse sont affaire de tempéra
ment ou, si l’on veut, d’âme. (...) Le
plus obtus des observateurs sait
parfaitement qu’un avare est
vieux à 20 ans. » Par temps de ca
tastrophe, lorsque les penchants
les plus bas se donnent libre cours
et que les plus vulnérables sont
menacés d’abandon, il devient
encore plus urgent de le rappeler :
de même qu’aucun individu ne
saurait être enfermé dans une
classe sociale, personne ne de
vrait être confiné dans une seule
« classe d’âge ».
Briser ce confinement, ouvrir la
porte entre les générations, réta
blir entre elles une circulation
pour exhiber ce qui fait de chaque
ancien notre contemporain, tel
est le geste de Pierre Pachet dans
Le Grand Age, essai aussi bref que
bouleversant, paru une première
fois, en 1998, chez un petit édi
teur, Le Temps qu’il fait, et que l’on
retrouve aujourd’hui dans l’épais
volume publié chez Pauvert sous
le titre Pierre Pachet. Un écrivain
aux aguets. Encadré par une pré
face d’Emmanuel Carrère et une
postface de Martin Rueff, ses
amis, édité par Yaël Pachet, sa fille,
ce précieux volume rassemble
plusieurs livres de Pachet, figure
aussi fascinante qu’inclassable,
disparue en 2016, écrivain mélan
colique, philosophe narquois, tra
ducteur prévenant, auteur d’es
sais sur Baudelaire ou sur le som
meil, et aussi d’écrits autobiogra
phiques distingués par le présent
ouvrage, Autobiographie de mon
père (Belin, 1987), Adieu (Circé,
2001), consacré à la fatale maladie
de sa femme, ou Devant ma mère
(Gallimard, 2007). Ici, nulle com
plaisance narcissique : quiconque
ouvre ce recueil découvre une
prose sensible qui va puiser, dans
chaque expérience vécue, la lu
mière d’une élucidation univer
selle. Car, au centre de cette œuvre
importante et encore trop mé
connue, Pachet plaçait une cer
taine idée de l’homme, de sa cons
cience, et cet appel qu’il nommait
« le devoir d’être celui que l’on est ».
Que commande un tel devoir
quand il s’agit de se tourner vers
les anciens, de poser un juste re
gard sur eux, de nommer leur fra
gile présence, sans donner dans
ce « respect quelquefois glacial que
peut manifester, par obligation ou
par répugnance, un plus jeune à
un plus vieux »? Pour répondre à
cette question, Pachet demeure
fidèle à sa ligne de conduite. Plu
tôt qu’une longue dissertation
bardée de références, il fait acte
d’empathie, se met à la place,
s’identifie à cet homme soudain
terrifié par un Escalator, à cette
femme qui a oublié le digicode, à
ce malade sur son lit d’hôpital, en
fermé dans « la toussante chau
dière de son corps ».
Quand il publie Le Grand Age,
Pachet a 54 ans. Il observe son vi
sage qui commence à tomber, ses
jambes qui prennent leurs distan
ces et, sur ses mains , « cette peau
tavelée, ces taches de couleur lé
gère, de forme imprévisible, qui,
ma foi, ne sont pas laides, mais qui
en tout cas ne sont pas de moi »,
bref tous les petits signes qui ma
nifestent, année après année, l’ar
rivée d’un autre « moi », étranger
et parasitaire, qui s’est glissé en
lui. A ce moment charnière, l’écri
vain se cabre contre la bonne
conscience des bienpensants,
des bien portants. A les entendre,
ditil, les « vieux » sentiraient
moins leurs souffrances, ils crou
piraient dans une sorte d’hébé
tude anesthésiée. « Ça les arrange
de penser ainsi. Moi aussi, ça m’ar
range. Il serait terrifiant de penser
que dans ces corps immobiles, va
guement tremblants, il y a une sen
sibilité intacte, et la même impa
tience qu’en moi », ironise Pachet,
qui déploie de solides efforts pour
rapatrier les anciens au cœur
d’une humanité pleine et entière.
D’une plume tendre, il évoque
tour à tour la vue qui baisse, les
« cils intérieurs » qui ne retiennent
plus les souvenirs, le passé révolu
où l’on courait jadis à perdre ha
leine, le silence des anciens , « fait
d’une hésitation, répétée, à parler »
ou encore, dans les maisons de re
traite, la « fausse nuit de la sieste »
et la veille qui se confond
bientôt avec le sommeil...
Décrire ces détails, ces
failles, ce n’est pas regar
der nos aînés depuis une
autre rive, mais bien plu
tôt affirmer que, de l’en
fance à la mort, « le même
corps vit la même aventure
continue, à travers le tun
nel des nuits, des crises de
croissance, des maladies » ... Cette
prise de conscience commence et
finit donc par le corps, elle engage
le vif sentiment d’un destin par
tagé et le refus de ce « jeunisme »
putride et parfois mortifère que
Pierre Pachet fustige avec des ac
cents bernanosiens : « Un jeune
qui se croit tout entier jeune est
déjà un abominable vieillard, re
fermé sur soi, hargneux. »
jean birnbaum
un écrivain
aux aguets.
œuvres choisies,
de Pierre Pachet,
préface
d’Emmanuel
Carrère,
Pauvert, 960 p., 28 € ;
numérique 19 €.
ROMAN
Des femmes indiennes
L’âme de Sreelakshmi, jeune écri
vaine indienne qui s’est suicidée
en 1965, est restée parmi les vi
vants, depuis que l’homme qu’elle
aimait a dérobé une de ses phalan
ges à sa dépouille. C’est à travers
cet os, trouvé par une petite fille
dans un hôtel du Kerala, qu’elle
témoigne désormais des vies acci
dentées d’une poignée de femmes
qui se croisent dans le luxueux
resort. Une journaliste harcelée
par un amant, une fillette victime
d’abus sexuels, une enseignante
musulmane brûlée à l’acide pour
avoir refusé d’épouser l’homme
qui la convoitait, ou encore une
championne de badminton ayant
mis fin à sa carrière sportive... De
ces récits entremêlés, Anita Nair
tire un émouvant roman choral
sur la lutte des fem
mes indiennes pour
se faire entendre.
ariane singer
La Mangeuse de
guêpes (Eating Wasps),
d’Anita Nair, traduit
de l’anglais (Inde) par
Patricia BarbeGirault,
Albin Michel, 344 p.,
20,90 €; numérique 15 €.
Pachet évoque
tour à tour la vue
qui baisse, les « cils
intérieurs » qui ne
retiennent plus les
souvenirs, le passé
révolu où l’on
courait jadis à
perdre haleine