Libération - 06.04.2020

(Axel Boer) #1

14 u Libération Lundi 6 Avril 2020


E


n l’espace de quelques heu-
res, des dizaines de pharma-
ciens de la région Grand-Est
ont reçu le même coup de télé-
phone. Au bout du fil, un homme se
présente comme l’adjoint du pro-
fesseur Jérôme Salomon, directeur
général de la santé publique et fi-
gure de la lutte contre l’épidémie de
Covid-19. La voix empreinte de gra-
vité, il propose à ses interlocuteurs
d’acheter des masques de protec-
tion et du gel hydroalcoolique, une
denrée rare dans les officines de la
région. «Il nous a même dit que
l’Etat prendrait en charge 20 % des
commandes», raconte Jocelyne Wit-
tevrongel, secrétaire générale de la
Fédération des syndicats pharma-
ceutiques de France. Après chaque
coup de fil, suit un mail bardé du
logo de la direction générale de la
santé (DGS), indiquant l’adresse du
fournisseur à contacter. Fausse, évi-
demment. «Pratiquement toutes les
pharmacies du Haut-Rhin et du
Bas-Rhin ont reçu cet appel, pour-
suit Jocelyne Wittevrongel. En
voyant ensuite le message parfaite-
ment rédigé et le bandeau de la DGS,
c’était facile de se faire berner.»
Depuis le début de l’épidémie, les
professionnels de santé sont la cible
d’arnaques en tout genre. Les plus

en vogue sont les escroqueries aux
faux ordres de virements (dites
«Fovi» ou «arnaque au président»).
Des pharmacies, centres hospita-
liers et établissements de santé sont
contactés par des individus qui se
font passer pour des représentants
de société et leur proposent des
masques ou du matériel de protec-
tion. Des acomptes sont systémati-
quement sollicités avant l’envoi de
la marchandise, et les victimes invi-
tées à effectuer leurs virements sur
des comptes dédiés, le plus souvent
basés à l’étranger.

STOCKS DE GELs
ET DE MASQUES
Quelques jours avant l’annonce du
confinement, Michael Sperling,
pharmacien à Paris, a ainsi reçu
l’appel d’une personne disant tra-
vailler pour l’entreprise de fabrica-
tion de masques Valmy. «Le vendeur
proposait des masques à un prix rai-
sonnable, explique le pharmacien.
Il n’acceptait que les virements mais
vu l’urgence de la situation, j’ai
foncé». La commande de plus
de 5 000 euros n’arrivera jamais à
destination. «J’ai contacté l’entre-
prise Valmy, qui m’a répondu que
j’étais la énième pharmacie à les
­appeler à ce propos, précise Michael
Sperling, qui a porté plainte depuis.
On est beaucoup à s’être fait avoir
par la même personne.» Des exem-
ples comme celui-ci se sont multi-

pliés ces dernières semaines, avec
des préjudices plus ou moins
lourds. Dans la région de Rouen, un
grossiste en matériel pharmaceuti-
que s’est fait arnaquer. La com-
mande de gels hydroalcooliques,
blouses médicales et masques pour
un montant de 6 millions d’euros
n’a jamais été livrée.
Principal vecteur des escroqueries
liées au coronavirus, les masques
font aussi l’objet d’un intense trafic.
Une cinquantaine d’affaires signifi-
catives sont déjà remontées au mi-
nistère de la Justice depuis la mise
en place des restrictions réglemen-
taires. «Des chiffres non exhaustifs»,
précise la chancellerie. Rien que
dans la capitale, le parquet de Paris
a ouvert une quinzaine d’enquêtes
judiciaires. Le 18 mars, alors qu’ils
mènent une perquisition dans une
épicerie bio chinoise dans le quar-
tier de Belleville, les policiers
du XIXe arrondissement tombent
sur un stock de 15 000 masques chi-
rurgicaux et quelque 250 flacons de
gel hydroalcoolique. Trois jours
plus tard, 20 000 masques et un
stock de gels sont découverts dans
une agence de voyages.
Jusqu’à présent, la plus grosse saisie
a eu lieu dans le très chic XVIe ar-
rondissement de la capitale, où la
police a mis la main sur plus
de 23 000 masques FFP2 et chirur-
gicaux. Le vendeur, qui écoulait sa
marchandise auprès de particuliers,

a été mis en examen notamment
pour «pratiques commerciales trom-
peuse» et «escroquerie». Dans une
circulaire du 25 mars, la chancelle-
rie rappelle que ces infractions dites
«d’opportunité», car favorisées par
la propagation de l’épidémie, doi-
vent justifier des poursuites immé-
diates et «une réponse pénale d’une
particulière fermeté».

«forte demande
de chloroquine»
Ces dernières semaines, un autre
produit a fait une apparition remar-
quée sur le marché noir : la chloro-
quine. Popularisé par l’épidémiolo-
giste marseillais Didier Raoult et
considéré par beaucoup comme la
solution miracle, le médicament a
vu sa cote grimper en flèche. Pour
éviter les vols, des pharmaciens ont
même été incités à placer leurs
éventuels stocks dans des placards
sécurisés. «L’engouement lié à la
médiatisation de la chloroquine a
créé une forte demande, reconnaît
Manon Vuillermet, adjointe à la di-

vision stratégie-analyse de l’Office
central de lutte contre les atteintes
à l’environnement et à la santé pu-
blique (Oclaesp). On en trouve en
vente aussi bien sur le Dark Web que
sur l’Open Web, sur des plateformes
de vente en ligne type eBay ou Ama-
zon, mais aussi via des réseaux
­sociaux comme Facebook. Toutes les
sections de recherche de gendarme-
rie sont en cyberveille sur le sujet.»
Il suffit de taper le nom du médica-
ment dans un moteur de recherche
pour mesurer l’ampleur de l’offre.
De nombreux sites, blogs ou pages
de forum récemment créés ren-
voient tous vers une même plate-
forme, «goodmedsstore». La boîte
de 60 comprimés de Plaquénil,
­médicament au sulfate d’hydroxy-
chloroquine, s’y achète autour
de 250 euros sans ordonnance. En
pharmacie, une boîte de 30 compri-
més se vend habituellement aux
alentours de 5 euros.
La chloroquine pourrait rapide-
ment souffrir de la concurrence. Le
projet d’essais cliniques européen

Par
Charles Delouche
et Emmanuel Fansten

Saisie de matériel de protection contre le virus dans une agence de

événement Société


CHLOROQUINE, MASQUES,


PIRATAGES...


Epidémie


d’escroqueries


Depuis le début de la pandémie, des arnaques


en tout genre visent les professionnels de santé


et les personnes âgées. Une délinquance


d’opportunité qui pourrait aller de mal en pis dans


les semaines à venir.


Événement

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