Libération Lundi 6 Avril 2020 u 23
C
hiffres du jour, courbes
du jour, décisions du
jour, tâtonnements du
jour sur le déconfinement, célé-
brations aux balcons des héros
du soir (les soignants, les cais-
sières, les routiers), salopards du
jour (les citadins en résidence
secondaire, les trafiquants de
masques, les Américains pirates
de cargaisons sur les tarmacs
chinois) : l’info confinée a pris
ses quartiers de guerre. «Le
temps a retrouvé son charroi
monotone / [...]. / Nos rêves se
sont mis au pas mou de nos va-
ches /A peine savons-nous qu’on
meurt au bout des champs»,
chantait le poète d’une autre
guerre, une vraie. On se bricole
et on perfectionne des routines
protectrices, comme des bun-
kers antiatomiques. On dirait
que chaque soir, l’heure de
l’apéro survient plus tôt. France,
Italie, New York : survol géostraté-
gique des offensives et des
rémissions du jour, comme na-
guère, rideaux fermés de peur
des patrouilles, on piquait les
épingles sur les cartes du front
de l’Est, autour de Stalingrad.
Mornitude d’un permanent cou-
vre-feu qui ne dit pas son nom,
tandis que dehors, nous nargue
l’heure d’été. Et quand donc re-
viendra le temps des bermudas?
Soir après soir, le bon professeur
Salomon, dans son invariable
costume gris, esquive les ques-
tions gênantes d’une presse in-
visible, transmises par une atta-
chée de presse fantomatique.
Soir après soir, à l’inverse, le
Premier ministre Edouard Phi-
lippe passe et repasse le rattra-
page d’un impossible brevet
d’humilité, s’efforçant de rega-
gner une confiance qui se re-
fuse. Vaut-il mieux avouer qu’on
ne sait pas, ou feindre de savoir?
On vous aime bien, Edouard, on
ne vous déteste pas, ce qui est
déjà énorme, vous inspirez une
confiance terrienne à la Pompi-
dou, mais aussi longtemps que
vous n’avouerez pas franche-
ment pour le coup des masques,
on ne marchera pas.
Le plus pathétique de la bande,
c’est Blanquer, dans la déroute
quotidienne de sa bataille soli-
taire pour chaque pouce de ses
exigences apprenantes. Appre-
nons, apprenons! Enfournons
en confinement, enfournons en
vacances, bouclons le pro-
gramme. Quelle étrange certi-
tude, quand on y réfléchit, que
les connaissances du monde
d’avant seront encore valides
dans le monde d’après! Comme
si le monde résilient de l’après-
catastrophe mondiale n’allait
pas exiger de nouveaux savoir-
faire, de nouvelles configu-
rations intellectuelles et
psychologiques. On apprend
tous les jours, monsieur le mi-
nistre. On apprend comme on
n’a jamais appris. La patience,
d’abord.
Dans l’excellente série quoti-
dienne de Sept à Huit, sur TF1,
première télé-réalité quoti-
dienne des héros et des victi-
mes, un enfant confiné raconte
comme il va essayer de tenir jus-
qu’aux vacances. Le reporter :
«Mais tu sais qu’aux vacances,
tu n’auras peut-être pas le droit
de sortir non plus ?» Stupeur.
L’enfant n’y avait pas pensé.
Nous sommes tous cet enfant
qui veut croire aux vacances,
comme avant.
Combien d’enfants, dans le se-
cret des familles, auront appris
à faire du pain? A-t-on pensé à
introduire pangolins et chauve-
souris dans les programmes de
SVT? Et la «grande peste» dans
les programmes d’histoire?
A-t-on mis en chantier la révi-
sion des cours de sciences éco,
sur la monnaie magique?
Croyez-vous vraiment, Jean-Mi-
chel Blanquer, que ces savoirs-là
ne seront pas plus utiles que
bien d’autres? Quant au Prési-
dent, on l’a perdu quelque part
dans la stratosphère. Mais les
marmottes que nous sommes ne
pensent même plus à aller le
chercher chez lui.
Un autre apprentissage serait
nécessaire : l’attention aux si-
gnaux faibles. Le mal, on le sait
maintenant, est né à notre cons-
cience en janvier, en quelques
brèves insignifiantes, sur une
pandémie mystérieuse née dans
un marché chinois. Etre attentif
au lointain, au murmure, à tout
ce qui ne cherche pas à capter
notre attention. Le retour des
animaux dans les décors ur-
bains, est-ce un de ces signaux
faibles? Trois canards ici, des
coyotes là, anticipent-ils un re-
tour en gloire du règne animal,
sur une humanité confinée? La
brutalité de certains contrôles
de police, relatés comme d’habi-
tude dans les tréfonds des ré-
seaux sociaux, anticipe-t-elle
une dictature sanitaire? Quand
Castaner assure qu’il n’a pas en-
vie de nous électronico-sur-
veiller, à la coréenne, pouvons-
nous le croire? Que préfigurent
les ignobles intimidations ano-
nymes des voisins des soi-
gnants, ou des propriétaires de
leurs logements? Et en sens in-
verse, ces paniers de nourriture
déposés sur les paillassons, ces
applaudissements aux balcons :
n’est-ce qu’une illusion de soli-
darité, qui s’évanouira demain?
Tant à apprendre, de ces appa-
rentes routines !•
Soir après soir,
le bon professeur
Salomon, dans
son invariable
costume gris,
esquive
les questions
gênantes
d’une presse
invisible,
transmises
par une attachée
de presse
fantomatique.
Médiatiques
Par
Daniel Schneidermann
Edouard, Jean-Michel, et
nos routines protectrices
Dans la mornitude d’un permanent couvre-feu qui ne
dit pas son nom, on se bricole de nouvelles habitudes,
on attend les chiffres du jour. Et dans cette info
confinée, on tente de détecter un changement,
un signe.
L'œil de Willem