Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Aux soins du peuple


Amani Ballour Cette pédiatre syrienne, devenue


directrice d’un hôpital rebelle près de Damas,


a fait l’objet d’un documentaire nommé aux oscars.


Par Hala Kodmani
Photo Rémy ARtiges

«J’avais choisi la pédiatrie parce que je voulais soigner les en-
fants, mais je n’ai pas eu le temps de poursuivre ma spéciali­-
sation», dit-elle sans grand regret. Il est vrai que l’expérience
qu’elle acquiert sur le terrain, dans des salles d’urgence de for-
tune et au milieu du carnage ne lui aurait jamais été enseignée
à l’université. Car l’escalade de la violence commence à rava-
ger les localités de la Ghouta.
En 2013, le docteur Amani entre dans «la Grotte», comme on
surnomme l’hôpital construit en souterrain à Douma, princi-
pale ville de la Ghouta, pour le protéger des bombardements
qui visent aussi les structures médicales. Elle est très vite
­confrontée à «l’inoubliable sommet de l’horreur et de l’impuis-
sance», comme elle dit. Des attaques chimiques tuent en une
nuit des centaines d’habitants de la Ghouta orientale. «Les
enfants étaient les plus nombreux. Ils suffoquaient et rendaient
l’âme sous nos yeux dans l’hôpital.» Elle ne peut dire au-
jourd’hui si c’était la pire des morts. «Les années suivantes où
j’ai vu arriver des enfants ensanglantés et déchiquetés par les
bombes, je me suis demandé si les gazés au sarin n’avaient pas
eu de la chance.» Mais c’est surtout le tournant politique de
l’attaque chimique qui a marqué la Syrienne. «On s’était dit :
“Cette fois, c’est bon, le monde va réagir. Obama avait signifié
que c’était une ligne rouge.” Puis quand l’intervention n’a pas
eu lieu, et que le régime a re-
pris ses tirs de missiles contre
nous, j’ai vraiment perdu
­espoir. J’ai décidé de rester
auprès des gens alors que mes
parents me suppliaient de
partir et que j’étais sûre qu’on
allait tous mourir.»
La personnalité et la carrière
de la toubib s’épanouissent
dans les galeries souter­-
raines. Elle s’impose auprès
de ses pairs médecins et de
ses sœurs infirmières ou cui-
sinières, une centaine de
­soignants, qui l’élisent directrice en 2016. «Mais où est donc
le directeur de cet hôpital ?» lui crie dans une scène du docu-
mentaire The Cave le père d’un enfant gravement malade que
la pédiatre prend en main. Quand docteur Amani lui dit que
c’est elle, l’homme s’emporte et insiste pour voir un médecin.
«On peut changer la mentalité des machos. Les mêmes qui
m’avaient rejetée au départ comme directrice de l’hôpital à
Ghouta m’ont demandé de rester quand j’ai voulu lâcher mes
responsabilités au bout de deux ans», assure-t-elle.
Dans une autre scène du film, docteur Amani refait les tresses
d’une fillette malade de 7 ans en lui posant des questions exis-
tentielles. «Pourquoi vivons-nous ?» lui demande-t-elle de sa
voix douce, enchaînant la réponse : «Pour faire des choses im-
portantes.» La petite ne comprend pas bien et ne sait pas quoi
dire quand elle l’interroge : «Que voudras-tu être quand tu se-
ras grande ?» Amani lui propose de devenir médecin, parce
que «c’est un métier qui fait avancer les femmes». La cause des
soignantes est devenue l’un de ses combats prioritaires
­aujourd’hui. La Fondation Al-Amal («l’espoir») est dédiée à
la promotion de l’autonomie et de la prise de responsabilités
des femmes, dans le domaine médical en particulier.
Finalement, il y avait une vie après la Ghouta. Amani Ballour
n’a pas vécu comme un soulagement la sortie de la guerre.
«L’humiliation nous envahissait en montant dans les autobus
verts de l’armée du régime venus nous déporter», rappelle-t-
elle en serrant les lèvres. En avril 2018, après quelque
2 000 jours de siège, Amani a été évacuée de force au terme
d’accords de capitulation signés entre le régime et les rebelles.
Elle n’est pas restée longtemps dans la région d’Idlib où les
bus ont relâché les passagers de la Ghouta. Passée en Turquie,
elle y a retrouvé un Syrien avec qui elle était en contact quand
elle était bloquée dans la Ghouta. Ils se sont mariés. La visibi-
lité internationale, qu’elle a acquise grâce au documentaire,
mais aussi au prix Wallenberg que lui a remis le Conseil de
l’Europe au début de l’année, lui ouvre la porte des respon­-
sables influents à travers le monde. Mais malgré ce qui res-
semble à un happy end, «l’amertume du sentiment de défaite
ne me quitte pas», assure Amani Ballour, qui a toujours du mal
à sourire. Elle ajoute : «Amertume surtout face à la trahi-
son du monde ­entier qui a abandonné tout un peuple aux
assassins !»•

1986 Naissance
à Kafr Batna, Syrie.
2012 Diplômée
de médecine.
2013 Directrice
de l’hôpital souterrain
sous les bombes.
2018 Evacuée
de la Ghouta.
2019 The Cave
(documentaire).

V


isage de mater dolorosa échappée d’une église
d’Orient. Regard encore pétrifié par tout ce qu’il a vu.
Voix douce habituée à réconforter les enfants blessés.
Amani Ballour que l’on retrouve au petit-déjeuner à son hôtel
parisien est la même que dans les sous-sols de l’hôpital de
guerre qu’elle a dirigé jusqu’en 2018 dans la banlieue de Damas
sous les bombes. Dans un rare grand sourire, elle confie :
«Ça me fait tellement de bien de pouvoir parler en arabe.» La
pédiatre syrienne de 33 ans parcourt
­depuis des mois les capitales mondiales
pour plaider la cause humanitaire des
­Syriens, à Idlib en ce moment. Elle ne
change pourtant ni d’allure ni d’humeur. Foulard bien serré
autour de la tête et long manteau étroit sur son corps menu,
elle garde cette tenue habituelle et majoritaire des femmes
des milieux conservateurs de la Syrie défavorisée. Elle s’est
présentée ainsi même au milieu des stars en robes de soirée
décolletées sur le tapis rouge des oscars en décembre. Le film
The Cave («la grotte»), dont elle est l’héroïne, figurait parmi
les cinq nommés dans la catégorie documentaire.
Tête de fer dans un hijab de soie : derrière son apparence
­austère, la jeune femme audacieuse a relevé bien des défis.

«Ma première chance est d’avoir réussi à échapper au mariage
précoce auquel mes sœurs ont été contraintes», raconte l’avant-
dernière d’une famille de six enfants. La pratique est normale
à Kafr Batna, une localité populaire et surpeuplée de la Ghouta
orientale, à la périphérie de Damas, où Amani Ballour est née.
Son père, petit fonctionnaire, venait de prendre sa retraite
quand elle a obtenu brillamment son bac. «Mon père commen-
çait à avancer en âge et à faiblir en autoritarisme», raconte
la jeune femme. Il a quand même fait
pression sur elle, soutenu par tout son en-
tourage pour l’empêcher de faire des
­études d’ingénieure comme elle en rêvait,
parce que «c’est un métier pour homme. La médecine était mon
deuxième choix. Mon père m’y a encouragée pour le côté presti-
gieux de la profession. Il m’appelait “Doctora Amani” dès la
première année de mes études».
Quand elle entre à la faculté de médecine de Damas en 2005,
toute vie est prédestinée dans une Syrie soumise à une dicta-
ture verrouillée depuis quarante ans. Mais quand elle com-
mence à se spécialiser en pédiatrie en 2012, le monde autour
d’elle a basculé. La contagion du printemps arabe a atteint la
Syrie. La Ghouta natale d’Amani Ballour est en première ligne.

Le Portrait


Libération Vendredi 3 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe
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