Libération - 03.04.2020

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Libération Vendredi 3 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3


crains pour nos patients non venti-
lés. Si leur état s’aggrave subite-
ment, je ne sais pas si on arrivera à
trouver une solution pour tout le
monde. Comme beaucoup de collè-
gues, on arrive au maximum du
maximum de nos capacités.» Pour
cause : un malade ­admis en réani-
mation y reste de quinze à vingt
jours, occupant donc un lit jusqu’à
être sorti d’affaire ou mort.
Face à cette crise, l’hôpital public
n’est pas seul. Pour accueillir des
­civils malades du Covid-19, l’hôpital
d’instruction des Armées de Bégin
(Saint-Mandé) s’est organisé pour
monter de 12 à une quarantaine de

lits de réanimation. Celui de Percy
(Clamart) a grossi de 14 à 25. Mais
ces ­efforts militaires ne sont pas
multipliables à l’infini. Même
­problématique du côté du secteur
privé. Selon la Fédération des clini-
ques et hôpitaux privés de France,
les capacités de réanimation dans
ces structures ont augmenté de 180
à 450 lits, rien que pour l’Ile-de-
France... et sont en train d’atteindre
leurs limites. Olivier Ganancia, chef
du service des urgences de l’hôpital
privé de Saint-Joseph : «On a pris
des patients envoyés par des hôpi-
taux parisiens, Tenon, Pompidou,
Bichat, mais aussi des hôpitaux de
Seine-Saint-Denis, comme Delafon-
taine. Au départ, les hôpitaux pu-
blics ne nous appelaient pas, mais
désormais, c’est tous les jours. On
avait seulement 14 places en réani-
mation. On est montés à 36 lits Co-
vid. Notre réanimation est sous
l’eau.» Le docteur Thierry Laper-
che, du centre de ­cardiologie du
nord (Saint-Denis), confirme : «On
a quasiment doublé notre nombre
de places depuis la ­semaine der-
nière. L’intégralité de nos respira-
teurs est mobilisée. Là, on ne peut
pas faire plus.»
En Ile-de-France, comme dans le
Grand Est depuis le 18 mars, les

F


ace à l’ampleur inédite de
la crise et l’afflux inces-
sant de malades, les
stocks des hôpitaux français
mais aussi du reste de l’Europe
s’épuisent. Ce furent d’abord les
masques de protection. Puis les
réactifs utilisés dans les tests
diagnostics du Covid-19. Et les
respirateurs, dont la production
peine à suivre la demande. Petit
à petit, tout ce qui est nécessaire
à l’hospitalisation et au traite-
ment des patients vient à man-
quer. Même le matériel le plus
banal, les médicaments les plus
courants.
«Les stocks hospitaliers de re-
laxants musculaires, de sédatifs
et d’antidouleurs sont consom-
més rapidement, s’alarme l’Al-
liance européenne des hôpitaux
universitaires européens. A leur
rythme actuel de consommation,
les stocks seront vides d’ici quel-
ques jours dans les hôpitaux les
plus durement touchés, et dans
un délai de deux semaines pour
ceux disposant des plus grandes
réserves.» Dans un communiqué
publié mardi, une quarantaine
de médecins et directeurs d’éta-
blissement français et d’autres
pays européens appellent leurs
dirigeants respectifs à collaborer
pour garantir la distribution des
médicaments à l’échelle du con-
tinent. A l’hôpital, on fournit
aux patients en détresse respira-
toire aiguë une ventilation mé-
canique : un respirateur assure
artificiellement la circulation de
l’air dans les poumons. Or sa
mise en place, désagréable et
douloureuse, par intubation, né-
cessite des médicaments.

Curares. Les analgésiques sup-
priment la douleur. Le midazo-
lam est une molécule très utili-
sée en réanimation, elle calme
l’anxiété, décontracte et relaxe le
patient, car il ralentit le système
nerveux central, et hypnotique :
il rend somnolent. Tout comme
les ampoules de propofol, qu’on
utilise couramment en intravei-
neuse pour les anesthésies géné-
rales et sur les patients ventilés
dans les services de réanimation
pour supporter l’intubation.
Quant aux curares, ils provo-
quent un relâchement muscu-
laire et servent notamment à pa-
ralyser les muscles responsables

de la toux chez les patients at-
teints du Covid-19. Ils tirent leur
nom de la substance naturelle
qui agit sur les muscles, le cu-
rare, extrait de lianes en Amazo-
nie. Une matière première pas
des plus faciles d’accès... Le la-
boratoire Medipha Santé, en Es-
sonne, précise que «le délai de
fabrication pour des ampoules de
curare est d’un mois et demi à
deux mois en incluant tous les
contrôles qualité».
En outre, les labos français font
venir de pays étrangers – d’Espa-
gne, d’Italie... – certains produits
utilisés dans la confection de ces
médicaments, et leurs façon-
niers sont parfois implantés en
Slovaquie ou en Lettonie. Ces
usines délocalisées n’échappent
pas aux perturbations : salariés
malades ou absents et donc une
productivité freinée.

«Relocaliser». Mardi à l’As-
semblée nationale, le député Mi-
chel Lauzzana (LREM) remettait
en question «notre stratégie in-
dustrielle pharmaceutique»,
suggérant qu’on puisse «relocali-
ser la production de médica-
ments et de matières premières»
en France. L’industrie pharma-
ceutique a, en tout cas, réagi
vite. «La demande mondiale est
beaucoup plus forte, rappelle à la
Tribune de Genève Pascal Bon-
nabry, chef pharmacien des hô-
pitaux universitaires de Genève.
On ne peut pas demander à l’in-
dustrie de produire cinq à dix
fois plus que d’habitude. En ce
moment, les compagnies phar-
maceutiques font leur maximum
[...], elles ne profitent pas de la si-
tuation. Elles ont mis en place
des plans pour augmenter la pro-
ductivité et accélérer les proces-
sus de production.»
En attendant que cette produc-
tion boostée fasse effet, on peut
mutualiser les moyens (les hôpi-
taux genevois ont par exemple
demandé aux cliniques et cen-
tres médicaux en ville de parta-
ger avec eux leurs réserves de
produits) ou, comme l’AP-HP l’a
recommandé aux médecins, di-
minuer les doses de sédatifs et
de curares. Mais il faut surtout
optimiser la distribution des
médicaments. «Aucun pays ne
dispose à lui seul des moyens de
production pour fournir tous les
médicaments nécessaires, ré-
sume l’Alliance des hôpitaux
dans son appel. Une action euro-
péenne coordonnée sera d’une
importance vitale» pour gérer les
stocks, les besoins et les échan-
ges à travers les frontières.
camille gévaudan

Les pénuries


s’étendent aux


médicaments


Après les tests et les
masques, les stocks
de traitements
nécessaires en
réanimation sont
en voie d’épuisement.

qui a augmenté ses capacités de réanimation pour faire face à la crise. Photo Philippe de Poulpiquet. MAXPPP


transferts de patients lourds vers
les régions moins en tension de-
viennent des soupapes de sécurité
cruciales pour alléger la pression.
«Rajouter une petite maille au col-
lier qui nous étrangle nous permet
de respirer», a résumé le professeur
Mathieu Raux, anesthésiste-réani-
mateur à la Pitié-Salpêtrière mardi
lors d’une réunion de crise du
groupe hospitalier Paris-Sorbonne.
C’est que, voyant le mur se rappro-
cher dangereusement, l’exécutif a
invité tout le système de soin fran-
çais à se mobiliser pour éviter une
catastrophe sanitaire dans la région
capitale. Dans sa note, le directeur
de l’ARS, Aurélien Rousseau, donne
le ton : «Il a été acté mardi très net-
tement que tout devait être fait pour
soulager l’Ile-de-France, comme
c’est le cas pour le Grand Est et la
Bourgogne, même si cela nécessitait
pour notre région des volumes sans
commune mesure.»

OPÉRATIONS
SPECTACULAIRES
Après un premier transfert héli-
porté de douze patients en direction
du Centre-Val de Loire le week-end
dernier, l’Ile-de-France est passée
à la vitesse supérieure. Mercredi,
36 malades graves Suite page 4

La France passe
les 5 000 morts
La France comptait jeudi
4503 morts à l’hôpital, soit 471
de plus en 24 heures. A ce bilan
s’ajoutent désormais 884 décès
dans les Ehpad, selon des
premiers chiffres encore
incomplets.
Un hall du marché de gros
de Rungis (Val-de-Marne)
a été réquisitionné jeudi pour
accueillir les cercueils des
victimes du coronavirus.
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