Libération - 23.03.2020

(National Geographic (Little) Kids) #1

Libération Lundi 23 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 13


contaminée et elle meurt», explique-
t-il doctement aux plus jeunes, ten-
tant de les convaincre du bien-fondé
des restrictions. Sans grand effet.
Ces derniers ne comprennent pas
que les surveillants entrent et sor-
tent, et craignent qu’ils importent le
virus entre les murs. «Avec la fin des
parloirs, c’est aussi la drogue qui cir-
cule moins, dit Pierre. Je pense que
pour certains, ça leur manque plus
que leur famille...» Il n’a jamais vécu


une chose pareille, pourtant c’est un
«habitué» : trente-sept ans à l’ombre
en pointillé, soit une demi-vie. «J’ai
pas fait le bon choix, j’ai basculé
dans le grand banditisme», résume-
t-il. La fin des parloirs n’a pas boule-
versé son ordinaire : sa famille a
coupé les ponts – son gendre trouve
qu’«un voyou dans la famille, c’est
pas bien» – et il n’a pas de visite.
Pour conjurer l’angoisse, il s’accro-
che à la perspective de sa sortie en

octobre, peut-être fin août avec les
remises de peine, espère-t-il.
«Quand même, ça me ferait mal d’at-
traper ce truc et de mourir en prison.
Je touche du bois.»

Vendredi 20 mars
Grand vide et petits riens
C’est non seulement la vie affective
qui est chamboulée, mais toute la
petite mécanique interne. Par exem-
ple, le sac de linge sale qu’on troque

contre le propre. Comment faire
maintenant? «Je vais laver tous mes
vêtements à la main dans la cellule
et je vais fabriquer un étendoir avec
des fils», explique Ali. Presque un di-
vertissement, car le temps devient
interminable : «On va en promenade
une heure et demie le matin et pareil
l’après-midi. C’est tout ce qu’on fait.»
Avant, il suivait des cours de ­culture
générale, fréquentait la salle de
musculation et le gymnase. Désor-

mais, il fait des pompes et joue aux
cartes avec son codétenu, sur fond
de télévision. Coronavirus sur toutes
les chaînes. Pierre, lui aussi, reste les
yeux rivés sur l’écran, hypnotisé par
l’infernal décompte des morts. Fini
le travail aux ateliers où il recyclait
des CD – «On sépare le CD de la boîte
et on jette le papier à part» – pour
une misère : 10,80 euros les mille CD
(tout juste mieux que l’atelier éplu-
chage d’oignons : 1,30 euro
les 20 kg). «J’y allais surtout pour
m’occuper et ne pas tourner en
rond», soupire-t-il. Il révise ses cours
d’espagnol, parfait son français, co-
gite sur le montant de la taxe d’habi-
tation payée pendant sa condition-
nelle – «C’est normal qu’elle soit aussi
chère ?» – et ­envisage d’écrire «une
lettre à Macron» à ce sujet.
En Ile-de-France, Karim, ancien
coach sportif, est complètement dé-
muni. Il utilisait les cours de boxe
comme exutoire. Il ne lui reste que
la promenade pour faire des barres
fixes. Une trop brève bouffée d’air
frais. En cellule, chaque geste de-
vient un trompe-l’ennui : il presse
des agrumes, s’amuse à imaginer
des programmes sportifs sur me-
sure selon son interlocuteur – «Dis-
moi où tu veux perdre et où tu veux
gagner» – et lit. En ce moment, un
livre de Guillaume Musso. Il en est
à la ­soixantième page.

Samedi 21 et
dimanche 22 mars
La taule sur le fil
Dans le centre de détention de
Pierre, le personnel n’est pas
équipé. Quand il voit les pénuries
de masques, il repense à toutes les
taules qu’il a fréquentées, à tous les
ateliers de confection : «A Saint-
Martin, 250 postes, 50 à Muret,
20 ici... Pourquoi ils ne nous en-
voient pas la matière, on pourrait les
coudre ?» Chez Ali, jusqu’à présent
les agents portaient gants et mas-
que pour servir les repas. Sauf que
les quantités étaient insuffisantes.
«Maintenant, ils n’en ont plus, ça
commence à être très tendu. Ils nous
traitent comme si on avait la peste»,
s’énerve-t-il. La gronde, qui mena-
çait depuis des jours, a finalement
explosé : «Des détenus n’ont pas
voulu remonter de promenade, la
pénitentiaire a dû faire intervenir
les Eris [équipes ­régionales d’inter-
vention et de sécurité, ndlr]. Ils ont
pris les dix meneurs et les ont mis au
cachot.» D’autres incidents ont
éclaté à Béziers, Lille, Nanterre, ou
encore Draguignan... Un peu
­partout, la situation menace de
­basculer. «Le directeur m’a reçu, il
voudrait compter sur moi pour évi-
ter les blocages», raconte Karim, pas
vraiment ­convaincu par la mission :
«Ça peut dégénérer n’importe
quand. Les mecs pètent un plomb, ils
ont la rage.» Un message à l’ortho-
graphe incertaine prend de l’am-
pleur sur Snapchat : «L’heure est
grave, on risque de perdre nos
­proches», est-il écrit. Et d’exhorter
tous les détenus de France à bloquer
leur établissement simultanément,
dimanche, «afin que la garde des
Sceaux libère ceux qui sont aména-
geables ou conditionnables».•

(1) Tous les prénoms ont été modifiés.
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