Libération - 23.03.2020

(National Geographic (Little) Kids) #1

Gravir le pic


de l’épidémie


Karine Lacombe La cheffe de service des maladies
infectieuses à l’hôpital Saint-Antoine, à Paris,
a la constance et l’équilibre des montagnards.

Par éric Favereau
Photo Cyril Zannettacci

­Savoie où est né un certain chevalier Bayard? «Je suis un pur
produit de l’ascenseur social, raconte-t-elle. Mes grands-pa-
rents étaient des paysans, mon père ouvrier dans l’industrie
papetière, et ma mère venait d’une famille de migrants espa-
gnole, qui ont après la guerre.» Et elle détaille : «Mon père ne
pouvait pas vivre de sa petite exploitation, c’est pour cela qu’il
travaillait à côté comme ouvrier. Et ma mère nous a beaucoup
poussés, avec mon frère, dans nos études.»
Karine Lacombe a été très bonne élève. On devine la suite. Ly-
cée, médecine à Grenoble, reçue à l’internat, puis elle choisit
la santé publique. «Au-delà de soigner l’individu, il me sem-
blait primordial de prendre en compte toutes les dimensions
de la santé», insiste-t-elle. «Cela n’empêche pas que la relation
malade-médecin, oui, c’est fondamental, et j’adore.»
L’été 2003, nous l’avions rencontrée. Elle était alors jeune cheffe
de clinique en infectieux, déjà à Saint-Antoine. Travaillant sur
le sida et les hépatites, multipliant les recherches en Afrique,
publiant dans les plus grandes revues scientifiques. Mais aussi
effectuant des missions comme bénévole au Vietnam, où elle
s’occupait d’un dispensaire pour les toxicos et les travailleurs
du sexe. Très solide, elle nous disait alors : «Tous mes patients
vont bien, très bien. Pour moi, vraiment, le sida, c’est devenu
une maladie chronique. Aucun de mes patients n’est mort.»
Et la voilà, avec la crise du ­coronavirus, quinze ans plus tard,
face à une catastrophe que l’on ne maîtrise pas. On lui de-
mande le moment où elle s’est mise à imaginer que l’épidémie
pouvait débarquer en force en Europe? «Quand les premiers
cas sont apparus en Chine et
que les mesures fortes de con-
finement ont été prises, on
s’est dit “pas de souci”, que,
comme pour le Sras, personne
n’allait moufter. Et que cela
allait être maîtrisé. Mais
lorsque j’ai vu l’Italie, alors je
me suis dit : “C’est pour nous.”
On a tellement de liens avec
l’Italie. Et tout de suite,
d’ailleurs, on va vu les cas de l’Oise, puis ceux liés à Metz au ras-
semblement évangélique. A Saint-Antoine, on venait d’ouvrir
un lieu de dépistage et on avait plein de patients qui venaient
de ce rassemblement.»
Aujourd’hui, elle se dit prête, elle et son équipe. «Pour moi,
c’est essentiel, le travail collectif. Evidemment, il faut un chef,
mais il faut une équipe, et cet esprit d’équipe est fondamental.»
Qu’a-t-elle pensé de la crise hospitalière? Elle répond sans
sourciller. «Je ne me suis pas beaucoup investie dans le conflit,
j’ai pris la direction du service en mai. Comme cela ­allait bien,
je me suis investie dans la création de nouvelles activités, je co-
ordonne ainsi les recherches sur les hépatites. Bref, j’ai soutenu
le mouvement mais j’y ai peu participé.»
Karine Lacombe est ainsi, sûre de ses choix. Ceinture noire de
judo, spécialiste du vin, elle qui adore crapahuter en montagne
n’a plus guère de temps pour elle. Sa fragilité? Elle le reconnaît
sans mal : «Cela aura été ma vie personnelle.» Trois maris,
trois enfants, et sûrement un peu de solitude. «Ma fille aînée
a 22 ans. Elle est en quatrième année de médecine. Puis j’ai un
garçon de 14 ans et une petite fille de 7 ans.» Elle concède : «Ce
n’est peut-être pas très facile de vivre avec moi. Je ne suis pas
fascinée par le pouvoir. Mais nous sommes des femmes à poigne.
Pour vivre avec nous, il faut savoir nous supporter.»
En ces temps de forte demande médiatique, elle n’a pas hésité.
Elle y va, s’en accommodant, en jouant même. «J’ai un ego de
taille normale, mais j’ai beaucoup utilisé cette ouverture mé-
diatique pour essayer de trouver un juste milieu entre les prévi-
sions minimalistes et les catastrophistes.» Puis elle se montre
curieuse : «Lors d’un débat, j’étais avec Blanquer, il m’a semblé
très attentif. Olivier Véran, lui, était ailleurs, pas du tout dans
le ­contact.» De tout cela, elle se moque, l’urgence l’a rattrapée.
Avec ses incertitudes et ses craintes. Elle répète que près
de 80 % des personnes touchées n’ont presque pas de symp­-
tômes, et que 98 % guérissent. Puis, preuve que cela bouge :
«On lance un essai à partir du plasma de personnes guéries.»
Au final, on reste épaté. Et l’on se dit que la professeure
­Lacombe est unique, exceptionnelle, comme les circons­-
tances. Elle ressemble à ces combattantes de la guerre civile
espagnole que décrit Hemingway dans Pour qui sonne le glas.
Mais à la différence du roman, on sait qu’elle n’a aucun doute.
Et qu’elle va gagner.•

1970 Naissance.
1994 Internat à Paris.
2007 Médecin.
hospitalier
à Saint-Antoine.
2016 Professeure.
2019 Cheffe de service.

E


lle a gardé intact son esprit montagnard. Dans ces mo-
ments où chacun a vite tendance, selon son tempé­-
rament, à prendre le pire (ou le meilleur) pour unique
horizon, Karine Lacombe maintient son équilibre, elle qui, un
temps, a multiplié les ascensions à plus de 7 000 mètres. Cheffe
de service des maladies infectieuses à Saint-Antoine, on l’a vue
sur les plateaux télé répondre, avec sé-
rieux, aux questions les plus répétitives ou
les plus apocalyptiques. Quand on la ren-
contre dans les studios d’Arte, en cette se-
maine 12 de l’année, celle du 16 au 22 mars, elle donne l’impres-
sion d’avoir posé ses crampons. «Je vais passer l’anniversaire
de mes 50 ans confinée», nous dit-elle. Puis : «Cela fait plus d’un
mois que l’on se prépare. On a changé nos façons de fonctionner,
on a essayé différents modèles. On est prêt.»
Karine Lacombe est impressionnante de solidité. Elle vous
écoute avec attention, répond avec précision. «Karine? Elle
ne se perd pas dans les détails», dit d’elle le professeur Pierre-
Marie Girard à qui elle a succédé à la tête du service. «C’est une
chercheuse et une enseignante remarquable. Elle va souvent

plus vite que les autres, ce qui peut d’ailleurs les fatiguer.»
«Elle est rusée», s’amuse à ajouter la professeure Constance
Delaugerre, virologue à Saint-Louis, et son amie. Dans la ga-
laxie des maladies infectieuses, Karine Lacombe fait partie
d’une génération un rien sacrifiée par les plus âgés qui ont
mené, tambour battant, la lutte contre le sida. Elle est arrivée
dans les années 2000, après la découverte
des trithérapies qui transformeront le VIH
en maladie chro­nique. «Brillants, nos
chefs ne nous ont pas laissé beaucoup de
place. Aujourd’hui, je ­dois être la seule femme cheffe de service
de maladies infectieuses à Paris», note-t-elle.
Au départ, ce qui l’intéressait, c’était la santé publique, spécia-
lité pas la plus valorisée. «Je me suis toujours dit que c’était cela
l’important : la santé globale. Mes parents m’avaient toujours
entendu dire que je voulais être docteur. Et c’est vrai que je n’ai
jamais pensé à faire autre chose.» Pour Karine Lacombe, la vie
est ainsi, comme coulant de source. Une sorte de torrent de
montagne qui suit son cours. Sans peur, ni reproche. N’est-elle
pas originaire de Pontcharra, petit bourg aux confins de la

Le Portrait


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