Le Monde - 18.03.2020

(Nancy Kaufman) #1
0123
MERCREDI 18 MARS 2020 coronavirus| 13

Le chemin


de croix


d’Agnès Buzyn


Catastrophée par la crise sanitaire,


l’ex­ministre de la santé admet que


la campagne était une « mascarade »


RÉCIT


J


e me demande ce que je vais
faire de ma vie. » Agnès
Buzyn est enfin rentrée chez
elle, lundi 16 mars, en milieu
d’après­midi. Elle vient de
« fermer la porte du QG » de sa
campagne parisienne et a posé
son sac, seule, « effondrée », dit­
elle. Elle pleure, et ses larmes
n’ont rien à voir avec celles
« d’émotion » et de « déchirement »
essuyées entre deux sourires lors
de la passation de pouvoir au mi­
nistère de la santé, il y a un mois.
Ce sont des larmes lourdes, de
fatigue, d’épuisement, mais aussi
de remords. Elle se livre sans fard
et l’aveu est terrible. « Quand j’ai
quitté le ministère, assure­t­elle, je
pleurais parce que je savais que la
vague du tsunami était devant
nous. Je suis partie en sachant que
les élections n’auraient pas lieu. » A
mots à peine cachés, l’ex­ministre
de la santé reconnaît ce qui la
déchire : fallait­il abandonner son
poste en pleine tempête, alors
qu’elle devinait le drame à venir?
Agnès Buzyn n’est arrivée qu’en
troisième position à Paris et sans
attendre les directives de La Répu­
blique en marche (LRM) ou l’an­
nonce du report du second tour, a
annoncé ce lundi qu’« en raison de
la situation sanitaire et dans les
hôpitaux », elle se retirait du jeu.
« C’est ma part de liberté, de
citoyenne et de médecin. » L’avait­
elle donc perdu, ce libre arbitre,
durant son aventure électorale?
Ses propos le laissent deviner.
« Depuis le début je ne pensais qu’à
une seule chose : au coronavirus.
On aurait dû tout arrêter, c’était
une mascarade. La dernière
semaine a été un cauchemar.
J’avais peur à chaque meeting. J’ai
vécu cette campagne de manière
dissociée. » Le mot dit tout. A­t­on
jamais gagné une élection en affi­
chant pareille dualité?
En politique aussi, l’inconscient
parle. Dimanche 15 mars, Agnès
Buzyn est allée voter dans le 5e ar­

rondissement, près de chez elle.
Essayer de voter, plutôt. La tête de
liste de LRM avait d’abord oublié
sa carte d’identité chez elle, dans
un autre sac. Le temps que son
équipe s’active, elle a fait le pied
de grue devant le bureau de vote.
Au moment de glisser son bulle­
tin, impossible de débloquer la
pompe du flacon de gel hydroal­
coolique... Mauvais karma,
mauvais signal.

Tragédie intime
Le soir, elle a été distancée par la
maire socialiste sortante, Anne
Hidalgo, et par Rachida Dati.
Benjamin Griveaux aurait­il fait
mieux? « Sûrement pas, tranche­
t­elle. Quand je suis arrivée, il était
à 13 %. » Par tempérament, Agnès
Buzyn n’est pas du genre à jouer
les supplétifs. Si elle s’est présen­
tée, c’est avec la conviction qu’elle
pouvait bousculer le jeu. C’était
son moment, pensait­elle. Ou son
calvaire, vues les circonstances.
Aujourd’hui, c’est toute cette
séquence qui lui revient, jusqu’à
faire de sa confession l’expression
d’une tragédie intime.
Tout commence le 14 février. A
l’époque, l’OMS ne parle pas
encore de pandémie, les épidé­
miologistes comparent la morta­
lité du virus à celle de la grippe.
Seule la province chinoise de
Hubei est confinée. Invitée sur
France Inter, ce matin­là, Agnès
Buzyn fait le point sur ses dossiers
et la situation sanitaire. Elle n’a pas
encore vu la vidéo intime de Ben­
jamin Griveaux, qui tourne depuis
peu sur les réseaux sociaux. Tou­
jours pas candidate dans un arron­
dissement de la capitale ?, lui de­
mande­t­on à l’antenne. Ce même
Griveaux ne lui avait proposé
qu’« une troisième position, dans le
15 e », précise­t­elle aujourd’hui. Pas
forcément de son niveau. Elle n’en­
tre pas dans ces détails et répète :
« Je ne pourrai pas être candidate.
J’avais déjà un agenda très chargé,
j’ai beaucoup de réformes dans le
ministère et s’est rajouté un surcroît

de travail inattendu malheureuse­
ment, qui est cette crise du corona­
virus. » L’affaire semble tranchée.
Que se passe­t­il entre ce
vendredi matin et le samedi soir
suivant, qui la voit s’avancer sur le
devant de la scène parisienne,
alors que Griveaux jette l’éponge?
A l’entendre, elle devine déjà ce
qui se profile. « Je pense que j’ai vu
la première ce qui se passait en
Chine : le 20 décembre, un blog
anglophone détaillait des pneu­
mopathies étranges. J’ai alerté le
directeur général de la santé. Le
11 janvier, j’ai envoyé un message
au président sur la situation. Le
30 janvier, j’ai averti Edouard
Philippe que les élections ne pour­
raient sans doute pas se tenir. Je
rongeais mon frein. » Dès lors,
pourquoi tout lâcher pour rem­
placer Griveaux? « Ni Emmanuel
Macron ni Edouard Philippe ne
m’ont mis la pression. Mais je rece­
vais des milliers de textos me
disant : “Il n’y a que toi...” Je me suis
dit que je n’allais pas laisser La
République en marche dans la
difficulté... Paris est un beau man­
dat. J’ai appelé moi­même le prési­
dent pour lui dire que j’y allais. »
Lucide sur la crise sanitaire et
pourtant décidée à s’engager :
nous sommes là au cœur du
mystère Buzyn. La politique, cette
hématologue réputée, entrée au
gouvernement en 2017, en rêvait.
« Depuis toujours, dit­elle. C’était
aussi l’ADN de la famille Veil », ce­

lui de Simone, son ex­belle­mère,
qu’elle admire. Elle avait déjà
manqué de sauter le pas lors du
précédent quinquennat, quand
François Hollande avait songé à la
nommer ministre, sans finale­
ment donner suite. Auparavant,
François Fillon l’avait, lui aussi,
remarquée, alors qu’elle présidait
l’Institut de radioprotection et de
sûreté nucléaire, et lui avait pro­
posé de devenir sa suppléante à
Paris, aux législatives de 2012. Par
conviction de gauche – peut­être
aussi parce que c’était un début
trop modeste –, elle avait refusé.

Un bref moment de bonheur
Agnès Buzyn se dit que ce défi pa­
risien est une aubaine. La capitale,
sa ville natale, semble lui tendre
les bras. Elle le croit d’autant plus
volontiers qu’au gouvernement,
ses marges se sont rétrécies. Le
corps hospitalier la voue aux
gémonies, la réforme des retraites
est un loupé, la future loi sur la dé­
pendance n’aura pas les crédits
exigés... Si elle est encore à ce
poste en 2022 et que Macron
échoue, confie­t­elle à des pro­
ches, que restera­t­il de sa réputa­
tion? Agnès Buzyn n’aime pas
perdre et une nouvelle carrière,
politique celle­là, s’ouvre à elle.
Olivier Véran, un ex­socialiste de
39 ans, neurologue et député,
paraît taillé pour lui succéder.
L’entrée en campagne est un
bref moment de bonheur. La

Macronie parisienne, sonnée par
l’affaire Griveaux, se reprend à
rêver. La candidate a les coudées
franches. Elle enterre les projets­
phares de son prédécesseur et
pousse la promesse qui fait sa
marque : l’aide aux personnes
âgées à domicile. Bienveillance,
proximité, mais aussi sécurité et
propreté. Qu’apporte­t­elle de
plus? Son passé précisément, soit
un sérieux, une compétence, une
légitimité.
Pendant quelques jours, elle
croit à sa bonne étoile. Les sonda­
ges frémissent. On l’engueulait
toujours, et désormais on l’aborde
gentiment. « J’aime les gens, dit­
elle, et quoi qu’on en dise, dans un
ministère, il y a une distance qui se
crée. » La candidate s’enhardit et
commet la faute de critiquer le
manque de préparation de la Mai­
rie de Paris face à l’épidémie, alors
qu’elle l’a félicitée un peu plus tôt


  • et par écrit – de sa mobilisation.
    A moins que ces critiques ne


A Paris, Anne Hidalgo endosse le rôle de « chef de guerre »


La première magistrate de la capitale s’apprête à faire tourner la ville avec seulement 9 000 agents, au lieu des 55 000 habituels


E


n d’autres temps, Anne Hi­
dalgo aurait souri, es­
quissé un pas de danse
pour fêter des résultats électo­
raux inespérés. Ce soir du diman­
che 15 mars, n’arrive­t­elle pas
loin en tête devant Rachida Dati
(LR) et Agnès Buzyn (LRM)? Lors­
qu’elle pénètre dans son quartier
général pour commenter le pre­
mier tour des municipales, la
maire de Paris affiche pourtant
un visage grave. « Chères Parisien­
nes, chers Parisiens, notre pays et
notre ville traversent une crise sa­
nitaire majeure » : ses premiers
mots sont consacrés au coronavi­
rus. Ses derniers aussi. Elle pro­
met d’être aux côtés des Parisiens
« pour faire face ». « C’est mon
rôle », ajoute­t­elle, avant de glori­
fier une ville « toujours debout
face à l’adversité ».
Pas de répit possible. Au mo­
ment où Anne Hidalgo voyait en­
fin s’achever une campagne vio­
lente et chaotique, voici que le se­
cond tour est repoussé. Et qu’elle
doit lâcher les tactiques électorales

pour gérer la plus grave crise
qu’elle ait jamais affrontée.
Dès lundi, la ville a activé son
« plan de continuité des services
municipaux ». Il avait été actualisé
il y a peu, lorsque les grèves des
transports avaient contraint ses
services à fonctionner avec un
tiers de l’effectif habituel. Cette
fois­ci, le plan se révèle encore
plus drastique. Sur près de
55 000 agents, la mairie prévoit de
n’en faire travailler que 9 000, soit
moins de 20 %, indique Aurélie
Robineau­Israël, la secrétaire gé­
nérale de la Ville de Paris. Cela
doit notamment permettre aux
21 000 agents municipaux qui ont
des enfants de moins de 16 ans de
s’occuper d’eux.
Désormais, les services de la Ville
se concentrent sur leurs missions
essentielles, comme la collecte des
ordures, la police municipale, le
portage des repas aux personnes
âgées, l’hébergement d’urgence,
l’état civil ou encore les services
funéraires. Les crèches, écoles et
collèges ne sont plus ouverts que

pour accueillir les enfants des per­
sonnels de santé. Tout le reste est
placé entre parenthèses. Les mu­
sées de la Ville, les bibliothèques et
les centres d’animation, les parcs
et jardins, tout est fermé. La col­
lecte des objets encombrants est
suspendue.
Des crises, Anne Hidalgo en a eu
plus que son lot. Un de ses con­
seillers tente un décompte. L’at­
tentat de Charlie Hebdo, en jan­
vier 2015, puis ceux du 13 novem­
bre 2015. La vague migratoire, qui a

duré des années. La crue de la
Seine en 2016. Deux canicules. Les
« gilets jaunes » et les violentes
manifestations qui ont ravagé cer­
tains quartiers. L’incendie de No­
tre­Dame. La grève massive des
transports, cet hiver. Sans comp­
ter les crises politiques, autour de
Vélib’et d’Autolib’. N’en jetez plus!
Anne Hidalgo l’assure : cette suc­
cession de crises l’a transformée.
Elle lui a donné un autre regard sur
des sujets comme la police muni­
cipale, dont elle souhaite désor­
mais la création, après l’avoir long­
temps refusée. Celle qui a succédé
à Bertrand Delanoë en 2014 y a
aussi acquis une image de « Maire
Courage », protectrice, solide dans
les épreuves, qu’elle a beaucoup
mise en avant et qui explique sans
doute son bon score de dimanche.
« Maintenant, le risque principal,
c’est une crise sanitaire majeure »,
avait confié la maire à une collabo­
ratrice, il y a plus d’un an. Elle
n’imaginait pas qu’elle en subirait
deux, coup sur coup. D’abord le
problème du plomb répandu par

l’incendie de Notre­Dame. Puis le
coronavirus. Le confinement. La
ville en état de siège. L’économie
ralentie.

Cellule de crise
« C’est une crise inédite, mais nous
avons appris des crises précédentes,
donc nous sommes plus forts », as­
sure Aurélie Robineau­Israël. Un
service spécifique de gestion de
crise existe désormais. L’informa­
tion circule plus vite. Depuis quel­
ques jours, une boucle WhatsApp
« coronavirus » permet aux élus de
suivre la situation en direct.
La cellule de veille mise en place
fin janvier au rythme d’une réu­
nion par semaine s’est transfor­
mée en cellule de crise, avec des
séances réunissant tous les matins
les dirigeants des administrations
parisiennes dans la caserne Napo­
léon, derrière l’Hôtel­de­Ville. A
compter de ce mardi, cependant,
plus question de réunir ainsi 40 à
60 personnes dans la même salle.
Un nouveau dispositif a été prévu :
un point, en petit comité, à 10 heu­

res dans le bureau de la maire pour
partager les informations et effec­
tuer les arbitrages, puis une confé­
rence téléphonique avec les mai­
res d’arrondissement. « C’est l’un
des acquis des crises précédentes :
la ligne de commandement cen­
trale est courte, pour décider vite et
s’adapter en temps réel », com­
mente la secrétaire générale.
« Hidalgo est assez crédible
quand elle enfile le “battle­dress” et
joue les chefs de guerre », opine
Jean­François Legaret, maire (LR)
du 1er arrondissement, peu suspect
de connivence avec l’édile socia­
liste. Ces dernières semaines, elle
a, selon lui, mis en place une orga­
nisation efficace pour gérer la
crise, et pris les bonnes décisions.
« A une exception près », ajoute­t­il :
elle aurait dû, comme lui, deman­
der le report de municipales qui
s’annonçaient impossibles à tenir
jusqu’au bout. « Là, elle a manqué
d’anticipation, sans doute pour des
raisons politiciennes, regrette l’élu.
Dommage... »
denis cosnard

trahissent un sentiment de culpa­
bilité personnel? Le satané virus
envahit tout et, à la télévision,
c’est Olivier Véran qui prend la
lumière. Précis, rassurant, il est
jugé excellent. La révélation n’est
plus là où on l’imaginait...
Commence alors le chemin de
croix. Sur le terrain, dans les
débats, Agnès Buzyn montre un
vrai savoir­faire mais elle stagne
dans les sondages. Comment
rassembler largement au second
tour, comme promis, si elle arrive
derrière Hidalgo et Dati? « Je ne
suis pas une politicienne mais une
professionnelle de l’intérêt géné­
ral », affirme le message audio
qu’elle laisse sur 500 000 télépho­
nes. La crise sanitaire la ramène
sans cesse à son passé de minis­
tre. Les réseaux sociaux repren­
nent ainsi cette petite phrase,
lâchée le 24 janvier : « Le risque de
propagation du coronavirus dans
la population est très faible. »
« Bien sûr, je n’aurais pas dû
prononcer ces mots. Mais avant de
partir du ministère, j’avais tout
préparé, malgré une inertie... » Les
quelques reproches qu’elle
s’adresse se mêlent au désir de
convaincre qu’elle n’a pas failli.
« Je n’ai plus de boulot », glisse­t­
elle, avant de se reprendre : « Je dis
toujours : “Ministre un jour, méde­
cin toujours”. L’hôpital va avoir
besoin de moi. Il va y avoir des
milliers de morts. »
ariane chemin

« Nous avons
appris des crises
précédentes,
donc nous
sommes plus
forts »
AURÉLIE ROBINEAU-ISRAËL
secrétaire générale
de la Ville de Paris

Agnès Buzyn, dans un bureau de vote du 5e arrondissement, à Paris, le 15 mars. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

« On aurait dû
tout arrêter.
La dernière
semaine a été
un cauchemar »
AGNÈS BUZYN
ex-candidate à
la Mairie de Paris
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