Le Monde Diplomatique - 02.2020

(Steven Felgate) #1
(1) Sur les origines du Labour,mais aussi du Parti
conservateur,lel ivre de référence est celui de Robert
Trelford McKenzie,British Political Parties:The
Distribution of PowerWithin the Conservative and
Labour Parties,Heinemann, Londres, 1955.
(2) Owen Jones,«Labour needs its leave voters
too oraJohnson era beckons»,The Guardian,
Londres, 27 novembre 2019.
(3) Robert Ford et Matthew Goodwin,Revolt on
the Right:Explaining Support for the Radical Right
in Britain,Routledge, Londres, 2014.
(4) Jon Cruddas,«The left’snew urbanism»,
Political Quarterly,Londres, 28 janvier 2019.

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AUROYAUME-UNI,JEREMYCORBYN PRIS AU PIÈGE DUBREXIT


PourquoileLabour aperdu


AVECleur libération de la sexualité et


des mœurs, les«swingingsixties»enta
ment l’aurades Églises non conformistes
et de cettereligiositédegauchesidéter
minante dans la fondation du Labour. La
fin de la décennie suivante marque le début
d’un douloureux processus de désindus
trialisation qui sape les bases du monde
ouvrier,comme le montre de manière par
ticulièrement émouvante Alan Bleasdale
dans la série téléviséeBoys from the Black
stuff,diffusée par la British Broadcasting
Corporation (BBC) en 1982. Le néolibé
ralisme de Margaret Thatcher (1979 1990)
transforme l’ancienne société industrielle
son économie, ses mœurs et ses pra
tiques enc oquille vide:usines en ruine,


byn fait figure d’exception, comme la
plupart des grandes capitaleseuro
péennes.

La représentation politique de la classe
ouvrière au Royaume Uni recoupe l’his
toire de trois grands acteurs:les Églises
non conformistes (ou dissidentes), les
syndicats et le Parti travailliste. Ensem
ble, Églises et syndicats ont donné nais
sance au Labouren1906 (1). Au cours
du XXesiècle, et en particulieraprès l’in
vention du secteur public moderne, dans
les années 1940 (réforme du système
éducatif en 1944, création du système de
santé en 1948), la société britannique
s’est structurée autourd’un certain nom
bre d’institutions qui régissaient non seu
lement la vie politique, mais également
la vie économique ou culturelle.

Durant de longuesdécennies, le Parti
travaillisteafaçonné un monde, un ensem
ble de pratiques quotidiennes et de connais
sancestotalement distinctesdel’univers
conservateur.Longtemps, obtenir tel ou tel
emploi pouvait impliquer de présenter une
carte de membre du Labour,par exemple.
La vie quotidienne dans leTyneside ou le
Wirral était organisée autour de la commu
nauté de gauche, comme onapul ’observer
aussi dans la«banlieue rouge»deTurin
ou dans le NordPas de Calais français.
Et puis, les choses ont évolué.

Àlafin du mois de novembre 2019,
deux semaines avant le scrutin, le mili
tant et écrivain Owen Jones sonnait
l’alarme:une victoire des travaillistes
seraitimpossible s’ils perdaient le vote
ouvrier,surdéterminé par son adhésion
au Brexit (2). Il prenait pour exemple la
circonscriptiondeGrimsby,sur la côte
est. Alors que la ville était aux mains des
travaillistes depuis 1945, les enquêtes
suggéraient que les électeurs traditionnels
du Labour s’apprêtaientàvoter en masse
pour le Parti du Brexit de M. Nigel
Farage,promettant de fait la circonscrip
tion aux conservateurs. Jones avait vu
juste, mais un peu tard, puisque, prison
nier de sa bulle londonienne, il avait

longtemps plaidé dans ses articles du
Guardianpour un alignement du Labour
sur une position anti Brexit...

La transformationsociologiquedu
Labour et la distance croissante entre lui
et la classe ouvrière ne datent pas d’hier.
Elle débute avec la victoire en 1997 de
M. Anthony BlairetduNew Labour, ren
due possible par une alliance de circons

tance entre classes populaires et classes
moyennes. Au cours des années 2000,
beaucoup ont analysé l’essor du Parti
pour l’indépendance du Royaume
Uni (UKIP) commeune évolution de la
droite. Mais les chercheurs Robert Ford
et Matthew Goodwin ont démontré que
l’UKIP puisait également ses électeurs
chez les déçus de la gauche (3). Exclusi
vement eurosceptiquelors de sa forma
tion, le parti de M. Farage est devenu le
véhicule d’une critique du marché du tra
vail britannique, notamment après l’élar
gissement de l’Union européenne vers
l’Est, en 2004. Il mettait sur la table des
questions que le Labour refusait de consi
dérer,préférant se préoccuper des priori

tés d’une autre frange de l’électorat:les
résidents des métropoles,qui profitaient
àplein de la construction européenne.

Une question se pose toutefois:sile
divorce entre le Parti travailliste et les
classes populaires se préparait depuis plus
de deux décennies, comment expliquer
qu’il soit devenu aussi soudainement
manifeste lors des élections de 2019?À
cela, deux éléments de réponse:lecor
bynisme et le Brexit.

Le corbynisme, courant politique asso
cié àcelui qui dirige le Parti travailliste
depuis 2015, se caractérise par un para
doxe. D’un côté, l’élection de M. Jeremy
Corbynàlatête du Labouramarqué le
début d’une radicalisation idéologique :
retouràune ambition socialiste dont nul
ne rêvait plus depuis les années 1970,
revendication d’une nationalisation des
services publics, regaind’un esprit
ouvriériste. M. Corbyn lui même incarne
ce courant:sac arrière politique est insé
parable des manifestations anti impéria
listes et des grèves des années 1970 et


  1. Onapuestimer que ce virage à
    gauche replaceraitleLabour au cœur des
    réseaux sociaux et culturels populaires,
    que les militantstravaillistes retrouve
    raient leur centralitédans les territoires
    traditionnels du Nord. Mais le corby
    nisme s’est accompagné d’un autre mou
    vement, sociologique celui là:saradi
    calisation idéologique s’est doublée d’un
    embourgeoisement accéléré.


Depuis 2015, le partiaattiré des milliers
de nouveaux adhérents.Avec plus d’un
demi million de membres, il est le plus
grand d’Europe. Mais, comme l’explique

le député travailliste Jon Cruddas,lec or
bynisme ne marque de rupture avec
l’époque de M. Blair qu’au niveau des
idées. Sur le plan du recrutement, il serait
au contraire devenu encore plus blai
riste (4):dominé par des militantsissus
de la générationY, instruits,vivantàLon
dres ou dans des villes universitaires
comme Cambridge et Brighton, actifs
dans les secteurs économiques les plus
dynamiques mais touchés par la précarité.

Le programme du Labour pour la cam
pagne électoralereflète les préoccupations
de ce groupe social. Il amalgame une
forme de socialisme radical (renationali
sations, abolition des écoles privées, nou
vel internationalisme en matière de poli
tique étrangère) et un vif intérêt pour les
questions d’identité, trèsàlamode en ce
début de XXIesiècle.Aux côtés de causes
fondamentales, comme le féminisme et
l’antiracisme, d’autres dont l’urgence
frappe moins:défense de la fluidité du
genre dans un monde«toujours trop
binaire»;plaidoyer pour la suppression
de la distinction entre toilettespour
hommes et femmes afin de ne pas discri
miner les personnes transgenres, etc.Aux
yeux de certains membres des classes
populaires, la première ambition relève de
l’utopie, et la seconde, de préoccupations
qui peinentàs’élever au rang de priorités.

Quant au Brexit, certains leaders du
parti, comme M. John McDonnell, l’ont
vite cité comme l’une des raisons de la
défaite. Il est vrai que l’électoratdu
Labour était divisé entre partisans et enne
mis de la sortie de l’Union européenne
votée par les Britanniques en 2016;une
fragilité que les conservateurs ont exploi
tée avec leur slogan,«Get Brexit Done»
(«Le faire, ce Brexit!»). Mais cette scis
sion idéologique au sein de l’électorat tra
vailliste reflète également son hétérogé
néité sociologique.

Alors que M. Corbyn est discrète
ment resté proche de l’euroscepticisme
de gauche (une vision majoritaire au sein
du Parti travailliste dans les années 1970),
de nombreux militantstravaillistes jeunes
et urbains ont lu le vote en faveur du
Brexit comme une manifestation de xéno
phobie et de racisme. Pour la majorité des
travaillistes,lav ision critique de l’Europe
semble avoir cédé la placeàunattache
ment identitaireàl’Union. Puisque être
proeuropéen, c’était être ouvert, tolérant,
internationaliste et curieux, voter pour le
Brexit ne pouvait relever que du chauvi
nisme le plus crasse.

Ce déchirementaprovoqué une évo
lution importante dans l’attitude du
Labour.En2017, le programme du parti
appelait très concrètementàsortir de
l’Union européennedans un chapitre inti
tulé «Comment négocier le Brexit». En
2019, il s’engageaitàsoumettre un éven
tuel accord avec l’Unionàunsecond réfé
rendum, dans lequel il aurait été possible
de voter contre la sortie.

Était il vraiment réaliste de laisser une
partie de ses militantsmépriser pendant
trois ans les partisans du Brexit en les
accusant de racisme et de mensonges,de
changer de posture sur cette question afin
d’amadouer les europhiles et de se tourner
vers les classes populaires favorables au
Brexit pour leur demander leur soutien?

Quel avenirpour la gauchedans ces
conditions?Depuis les élections,
beaucoup, considérant que la rupture
sociologique n’est pas encoreconsom
mée, s’interrogent sur les moyens pour
le Labour de renouer avec la classe
ouvrière. D’autres invitent les couches
populairesàrevisiter leur propre histoire
de représentation directe de leurs intérêts,
sans attendre qu’on parle pour elles.

FÉVRIER 2020 –LEMONDEdiplomatique

«Cen’est pas la défaite d’un homme, mais d’une idéolo-

gie !» Pour l’ancien premier ministreAnthonyBlair,

l’échec duPartitravailliste lorsdes élections générales

du 12 décembre2019 s’expliquerait par un programme

«tropradical ». Il existe une autreanalyse du scrutin, qui

cerne sans doute mieux les difficultés auxquelles se trouve

confrontée lagauche britannique.

ILest difficile de nier l’ampleur de la


défaite subie par le Parti travailliste
(Labour) lors des élections législatives
de décembre dernier au Royaume Uni.
Redcar,une circonscription située au
bord de laTees, dans le nord estde
l’Angleterre, n’avait jamais élu un
député conservateur avant le soir du
12 décembre. BlythValley,unpeu plus
au nord,était tenu epar lestravaillistes
depuis 1950;elleaégalementbasculé
àdroite.


La distribution des sièges du Parti tra
vaillistealongtemps reflété l’histoire
sociale et économique du pays. Dans le
nord est de l’Angleterre, l’industrie
navale duTyneside et les mines four
nissaient ses bataillons au Labour.Plus
au sud, les grandes villes industrielles
Liverpool, Manchester,Sheffield
constituaient un solide pilier électoral
pour la gauche. Enyajoutant l’impor
tante concentration de socialistes dans
la zone industrielle de Birmingham et
les Midlands,onvoyait se dessiner un
«mur rouge». Cette frontière séparait
le nord,àl’âme travailliste, du sud de
l’Angleterre, prospèreetfidèleàla
droite (surtout dans les fameuxhome
countiesdu Sud Est).Avec son écosys
tème sociologique et politique spéci
fique, Londres cœur battant du soutien
au dirigeant travailliste Jeremy Cor


chômeurs contraints de s’adapter aux exi
gences de la nouvelle économie des ser
vices... Les syndicats ne sortent pas
indemnes d’une telle mutation.

Après les Églises non conformisteset
les syndicats,ladébâcle des élections
générales de décembre 2019 illustre
l’ébranlement de la dernière des trois
institutions qui structuraient la gauche
britannique:son parti. Selon M. Mau
rice Glasman, figure de proue du courant
«Blue Labour»(conservateur sur les
questions sociétales, mais hostile au néo
libéralisme), le Parti travailliste serait
même en train de périr:2019 aurait mis
au jour le fossé insurmontable qui le
sépare désormais de la classe ouvrière,
dont il prétend être le porte parole.

©BEN MCLAUGHLIN

-BRIDGEMAN IMAGES

Embourgeoisement accéléré


PARCHRISBICKERTON*


*Politiste, université de Cambridge.

«Jesuis travailliste, j’ai voté conservateur»


Dans un article publié sur le site The Full Brexit,
le comédien Chris McGlade explique les raisons
du basculementàdroite d’anciens bastions travail-
listes lors des élections générales britanniques
(«Why Labour’s“redwall” finally crumbled»,
17 décembre2019, thefullbrexit.com).

J


EVIENSde Redcar,une ancienne ville industrielle sur les
bords de laTees. Nous n’avons jamais eu de député
conservateur ici. Mais, même si les tories ont décimé notre
industrie, éteint nos foursàcoke et fermé les plus grands et
les plus anciens hauts-fourneaux d’Europe, Redcaravoté
conservateur le 12 décembre.(...)

Pourquoi?Parce que le Parti travailliste est dominé par
des bourgeois(...)qui nous détestent. Ils se moquent tout
autant de nous que les conservateurs, mais de la part des
conservateurs, ça ne nous surprend pas.(...)

La classe ouvrièren’est pas intolérante. Je me fiche de
votrerace, de votrereligion ou de votreorientation sexuelle.
(...)Mais, depuis que lesrésultats des élections sont
tombés, les bourgeois progressistes nous tombent dessus
et nousreprochent d’êtreignorants, stupides et racistes.

Ils nous expliquent que nous nous sommes tiréune balle
dans le pied.(...)Ils descendent dans les rues des grandes
villes pour dénoncer lerésultat d’un vote démocratique et
chantent«Oh, Jeremy Corbyn». Mais ne serendent-ils pas
compte que Jeremy Corbyn déteste l’Union européenne
tout autant que nous?Ils sont europhiles;pas lui, qui a
été contraint par son propreparti àdéfendreune position
qui n’était pas la sienne.(...)

Le Parti travailliste nereprésente plus la classe ouvrière
dans le Nord-Est.(...)Nous n’avons plus les moyens de
nous faireentendre. Alors, nous avons voté pour la seule
formation qui se proposait derespecter notrevote[lors du
référendum sur la sortie de l’Union européenne]en 2016.
(...)

On nousrebat les oreilles de l’idée qu’il faudrait se montrer
tolérant sur les questions de sexualité, de genre, de race et
de religion. Mais quand il s’agit de la classe ouvrière–blanche,
noire, musulmane, chrétienne –, alors toutes les
discriminations sont possibles.Toutes les institutions sont
dominées par la classe moyenne progressiste, qui ne cesse
de nous insulter,avant d’écriredes blogs interminables nous
reprochant notredésamour vis-à-vis d’un Parti travailliste qui
ne nousreprésente plus.

BEN MCLAUGHLIN.–Sans titre, 2009
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