Le Monde - 11.03.2020

(avery) #1

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MERCREDI 11 MARS 2020 france| 15


La Collectivité de Corse, maison de cristal


au fonctionnement opaque


La gestion par les nationalistes de la collectivité unique créée en janvier 2018 peine à convaincre


La crise des déchets attise les débats


La saturation des centres d’enfouissement de l’île fait craindre une rupture et exaspère les riverains


A


quelques jours des élec­
tions municipales et inter­
communales des 15 et
22 mars, la crise des déchets en
Corse, qui perdure depuis des an­
nées sans trouver de résolution, ne
cesse d’attiser le débat politique. En
témoigne ce cri d’alarme lancé ven­
dredi 27 février lors du conseil de la
communauté de communes de Por­
to­Vecchio par le maire de Lecci,
Georges Gianni, dénonçant l’« im­
mobilisme » de la Collectivité de
Corse (CdC) : « Le problème est de­
vant nous, d’ici une à deux semaines.
Si Viggianello n’ouvre pas d’ici là, les
ordures seront dans la rue. »
Depuis plus de trois mois, la Corse
vit au rythme des réouvertures par­
tielles et temporaires du site d’en­
fouissement des déchets de Viggia­
nello, en Corse­du­Sud. Celui de Pru­
nelli­di­Fium’Orbu, en Haute­Corse,
qui était fermé depuis le 24 août
2019, a quant à lui rouvert ses portes
début janvier, mais seulement aux
camions transportant les ordures
ménagères de la communauté de
communes.
Faute de déblocage de la situation,
les collectivités tentent, tant bien
que mal, de gérer l’urgence. Les
déchets collectés sont mis en balles

de plastique et stockés sur 23 sites,
comme à Saint­Antoine pour ceux
d’Ajaccio, où plus de 8 000 balles
sont déjà entreposées, ou à Te­
ghime pour ceux de Bastia. Une so­
lution « transitoire » qui provoque
l’exaspération des riverains. Mi­fé­
vrier, les pompiers ont dû interve­
nir pour circonscrire un feu qui
s’était déclaré sur le site de Saint­
Antoine. Fin février, le maire d’Ersa,
dans le cap Corse, a décidé d’obs­
truer l’entrée du site de stockage de
sa commune pour empêcher que
360 nouvelles tonnes de déchets
emballés y soient entreposées.
Depuis 2017, la majorité nationa­
liste de la CdC a tout misé sur la géné­

ralisation du tri sélectif à la source.
La fermeture des sites de Tallone, sur
la côte orientale, en juin 2015, et de
Vico, dans le centre de l’île, en
mars 2017, a entraîné la saturation
du site de Viggianello. S’est alors po­
sée la question de l’ouverture d’un
nouveau centre d’enfouissement
privé, projet validé par l’ancienne
préfète de Corse, Josiane Chevalier,
auquel la CdC s’oppose, mais qui de
toute façon ne verra pas le jour avant


  1. Quant à Prunelli, son exploita­
    tion devrait cesser en 2022.


« Economie circulaire »
En tout état de cause, l’île n’aura
bientôt plus les capacités d’ac­
cueillir les 170 000 tonnes de dé­
chets résiduels produites chaque
année, quand bien même le tri sé­
lectif monterait en puissance. « On
peut tourner les choses comme on
veut, on a une production de déchets
résiduels supérieure aux capacités
de stockage », reconnaît le président
de la CdC, Gilles Simeoni. Ses oppo­
sants l’accusent de ne pas avoir an­
ticipé cette situation et de faire obs­
tacle à l’option d’un centre de valo­
risation des déchets, qui permet­
trait de réduire la quantité de
déchets inertes à enfouir.

« Ils sont arrivés au pouvoir en agré­
geant des environnementalistes qui
sont des “Khmers verts”, vent debout
contre l’idée d’incinérateur, critique
Jean­Martin Mondoloni, candidat
(LR) aux municipales à Bastia. Mais,
aujourd’hui, on ne parle plus d’inciné­
rateur ; ce sont des unités de valorisa­
tion thermique qui font des déchets,
non un problème, mais une solution.
C’est un sujet qui va être un marqueur
des prochaines élections. »
M. Simeoni en est bien conscient. Il
indique au Monde pouvoir être en
mesure d’annoncer très prochaine­
ment la mise en œuvre d’un plan
opérationnel. « D’abord, on met le pa­
quet sur le tri. Le but est de construire
un modèle innovant d’économie circu­
laire validé par la Commission euro­
péenne. J’ai l’accord du gouvernement,
j’ai l’accord de la Commission euro­
péenne, Emmanuel Macron m’a dit
qu’il m’appuierait, assure le président
du conseil exécutif. Je pense qu’on va
s’en sortir. Le problème, c’est de fran­
chir le cap actuel. » Et, pour ce faire, le
temps presse. Selon le maire d’Ajac­
cio, Laurent Marcangeli, « il faudra six
mois au moins pour déstocker les dif­
férents centres qui accueillent des bal­
les depuis le mois de novembre ».
p. rr

L


es nationalistes voulaient en
faire une « maison de cristal »,
vitrine d’une nouvelle ère de
transparence et d’efficacité. Mais,
deux ans après son accouchement
au forceps, la Collectivité de Corse
(CdC), mastodonte institutionnel re­
groupant les missions et les agents
de la défunte collectivité territoriale
et des deux conseils départemen­
taux que comptait l’île jusqu’en 2018


  • pour un budget de plus d’un mil­
    liard d’euros –, peine à trouver une
    vitesse de croisière.
    « Ici, c’est le coronavirus adminis­
    tratif : la machine est grippée et
    personne ne voit de solution pour la
    faire démarrer », ironise un haut
    fonctionnaire. Pêle­mêle, nombre
    d’agents dénoncent le recours abusif
    à des prestataires extérieurs,
    « comme un signe de défiance envers
    les services », des recrutements plé­
    thoriques, « un organigramme à la
    soviétique toujours pas finalisé »...
    Mi­janvier, une menace de grève gé­
    nérale et illimitée a été désamorcée
    in extremis après d’âpres négocia­
    tions entre Gilles Simeoni, le prési­
    dent du Conseil exécutif et les syndi­
    cats qui, désormais satisfaits, renâ­
    clent à commenter publiquement la
    situation. « Nous attendons mainte­
    nant la concrétisation des engage­
    ments pris », observe Patrick Clé­
    menceau, délégué du Syndicat des
    travailleurs corses (nationaliste).
    « Gilles Simeoni [le président du con­


seil exécutif] a éteint l’incendie avant
les municipales, décrypte un agent
ajaccien, mais le feu couve toujours
sous la cendre. »
« Il a aussi hérité d’une situation
pourrie », tempère un membre de la
majorité territoriale, qui rappelle le
« coup de Trafalgar » de Pierre­Jean
Luciani, ancien président du conseil
départemental de la Corse­du­Sud.
Peu avant la fusion, ce farouche op­
posant à la collectivité unique a ali­
gné les rémunérations des fonction­
naires de « son » département sur le
régime indemnitaire maximal.
Conséquence : pour un travail identi­
que, ces derniers sont bien mieux
payés que les agents des autres collec­
tivités absorbées par la CdC, provo­
quant ainsi un sentiment d’injustice.

« Distribuer de l’emploi public »
Dès juin 2018, le Syndicat national
des territoriaux dénonçait les
« avantages conséquents (véhicules,
régimes indemnitaires au plafond,
formations, remboursements de frais
au maximum) » dont bénéficiaient
certains agents. L’opposition aux
nationalistes à l’Assemblée de Corse
et nombre d’agents interrogés y
ajoutent dorénavant leurs propres
critiques, sur fond d’accusations à
peine voilées de néoclanisme : re­
cours abusif à des prestataires exté­
rieurs, nombre inconnu de chargés
de mission, recrutements pléthori­
ques. « La collectivité unique devait

permettre d’optimiser travail et effec­
tifs, avance François Orlandi, ancien
président du conseil départemental
de la Haute­Corse et élu à l’assem­
blée territoriale. Or, si l’on peut com­
prendre le recrutement de profils spé­
cifiques pour des missions spéciali­
sées, on ne saisit pas l’intérêt d’em­
baucher encore des fonctionnaires de
catégorie C, à part pour distribuer de
l’emploi public. »
Dans de récents rapports, la cham­
bre régionale des comptes a pointé
la permanence de sérieux dysfonc­
tionnements au sein de la collecti­
vité unique et de ses huit offices et
agences, sortes de ministères lo­
caux, loin des ambitions de nou­
velle gouvernance affichées par les
nationalistes après leurs victoires de
2015 et 2017. Ainsi, écartée de la liste
nationaliste aux élections territoria­
les de décembre 2017 après y avoir fi­
guré deux ans plus tôt, l’ancienne

présidente de l’Office de l’environ­
nement. Agnès Simonpietri s’est
vue confier après la fin de son man­
dat un contrat à durée déterminée
(CDD), le 28 février 2018, pour une
période de trois mois moins un jour,
seuil sous lequel il n’est pas néces­
saire de recourir à un jury de sélec­
tion, avant de bénéficier d’un nou­
veau CDD pour une mission de con­
seil pourtant déjà assurée par un
service étoffé.
Présentés comme deux institu­
tions stratégiques, l’Agence de déve­
loppement économique de la Corse
(ADEC) et l’Office foncier de la Corse
(OFC) partagent quant à eux un seul
directeur, lequel suivait en outre des
formations dispensées par l’ENA,
dont les frais étaient pris en charge
par la collectivité. « Comment est­ce
possible quand on dirige deux agences
aussi importantes? », interroge un
agent. Jean­Christophe Angelini, pré­
sident de l’ADEC et de l’OFC, se dé­
fend : « Le directeur ne percevait pas de
rémunération pour son travail à l’Of­
fice foncier et ses formations extérieu­
res étaient encadrées. » M. Angelini,
chef de file du Parti de la nation corse,
dont l’inimitié avec M. Simeoni est de
notoriété publique, assure que le re­
positionnement du directeur à dou­
ble casquette sur un seul poste n’at­
tend qu’une seule signature : celle du
président du conseil exécutif. « De­
puis des mois », précise­t­il.
a. al. (à bastia)

NOMBRE D’AGENTS 


DÉNONCENT 


LE RECOURS ABUSIF 


À DES PRESTATAIRES 


EXTÉRIEURS ET 


DES RECRUTEMENTS 


PLÉTHORIQUES


Dans ce paysage marqué par les dissen­
sions au sein du camp nationaliste, qu’en
est­il des autres forces politiques? Tous les
regards seront braqués vers Bastia et ses
huit listes. « Bastia est un enjeu fort, évidem­
ment, pour nos adversaires politiques », re­
connaît M. Simeoni. Parmi ceux­ci émer­
gent la liste conduite par Jean­Martin Mon­
doloni (LR), qui a réussi à faire l’union de la
droite derrière son nom, et celle de Jean­Sé­
bastien de Casalta, qui se présente comme
un novice en politique tout en recyclant der­
rière lui quelques rescapés des vieilles fa­
milles du Parti radical de gauche et du Mou­
vement corse démocrate. Le fils de l’ancien
maire Jean Zuccarelli tente également de
nouveau sa chance.

DES ALLIANCES AU SECOND TOUR?
Peut­il y avoir, entre ces forces éclatées, une
alliance au second tour? Beaucoup dépendra
de l’ordre d’arrivée au premier tour. M. Mon­
doloni se dit convaincu qu’« il y a à Bastia une
volonté d’alternance » et qu’« une alliance in­
telligente de celles et ceux qui veulent l’alter­
nance peut faire basculer la ville ». « Celui qui
arrivera en tête de l’opposition au premier tour
aura la responsabilité d’enclencher la dynami­
que », ajoute­t­il. « Je ne veux pas devenir un
opportuniste de la politique, répond à dis­
tance M. de Casalta. Les alliances intelligentes
doivent se structurer autour d’un vrai projet. »
A Ajaccio, le maire sortant, Laurent Mar­
cangeli, ex­LR qui a désormais fondé son pro­
pre mouvement mais reste proche
d’Edouard Philippe, devrait, selon toute pro­
babilité, être réélu. Les observateurs ne man­
queront pas, cependant, de scruter l’ordre
d’arrivée derrière lui. Si la liste de M. Casalta
devance celle de M. Miniconi, cela risque
d’affaiblir M. Simeoni. L’autre enjeu majeur
en Corse se situe à Porto­Vecchio, la cité bal­
néaire du sud de la Corse, où le maire sor­
tant, Georges Mela (LR), pourrait être mis en
difficulté. En face, la division du camp natio­
naliste peut toutefois lui permettre de sau­
ver la mise.
Pour M. Marcangeli, « si Angelini l’emporte à
Porto­Vecchio, ça en fait le principal opposant ;
à l’inverse, s’il perd, ce sera parce que Simeoni
n’aura pas joué le jeu ». C’est bien le président
du conseil exécutif qui joue gros dans ce scru­
tin. « Si je gagne et Georges Mela aussi, ça rebat
les cartes, estime le maire d’Ajaccio. Gilles Si­
meoni cherche le leadership absolu sur le camp
nationaliste, dans l’intention de faire sa liste
l’année prochaine sans les autres. »
D’ores et déjà, M. Marcangeli se positionne
comme le principal rival de M. Simeoni à la
tête de la collectivité en 2021. Il juge sévère­
ment le bilan de la majorité nationaliste.
« Cette famille politique est plus douée pour
l’incantatoire et le déclaratif que pour l’opé­
rationnel et l’actif. A la fin, le bilan des “na­
tios” est assez maigre », estime­t­il. Sera­t­il
candidat? « J’y pense, je ne peux pas l’exclure,
répond­il. Je ne peux pas être critique par
rapport à la manière dont les choses se pas­
sent à la Collectivité et rester sur mon Aven­
tin. Si je suis réélu, j’aurai à assumer mes res­
ponsabilités. » Derrière ces élections muni­
cipales en Corse, le scénario des élections
territoriales est en train de s’écrire. Et la puli­
tichella – la tambouille politique – conserve
tous ses droits.
antoine albertini, à bastia,
et patrick roger

« LA STRATÉGIE 


DE LA DIVISION EST 


SUICIDAIRE. J’ESPÈRE 


CLAIREMENT QU’ELLE 


SERA ABANDONNÉE 


AU SECOND TOUR »
JEAN-CHRISTOPHE ANGELINI
candidat Corsica Libera-PNC
à Porto-Vecchio

L’ÎLE N’AURA BIENTÔT 


PLUS LES CAPACITÉS 


D’ACCUEILLIR 


LES 170  000  TONNES 


DE DÉCHETS 


RÉSIDUELS PRODUITES 


CHAQUE ANNÉE


PARIS - TOULOUSE - NANCY


RENNES - LILLE


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