Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 5
«V
irginie Despentes
écrit ce texte dans
un contexte global
où la colère est devenue l’émo-
tion contemporaine par excel-
lence. Longtemps, la colère a
été proscrite par la religion, le
savoir-vivre, aujourd’hui elle
est valorisée à outrance. Pour
exister socia lement, il faut sa-
voir se mettre en colère. En po-
litique, le coup de gueule est
souvent perçu comme un
atout. On voudrait nous faire
croire qu’il n’y a pas d’autres
moyens de se faire entendre, je
ne le crois pas. La colère se défi-
nit comme une réaction immé-
diate à quelque chose qui nous
indigne. On ne la contrôle pas.
On est hors de soi. C’est donc
un rapport à soi. Ce qui semble
être le cas d’Adèle Haenel qui se
lève pour réagir à une situation.
Mais quand cette émotion
devient une passion, un moyen
de construire une relation avec
autrui, elle devient problémati-
que. Quand elle se dirige contre
quelqu’un, on l’aime, on s’y at-
tache, elle peut alors verser
dans la haine, et il y a là un ris-
que de nihilisme. Virginie Des-
pentes exprime une colère
haineuse, élaborée, destinée à
blesser, à mettre en cause au-
trui. Il faut d’ailleurs souligner
que tout ça se passe dans un
monde particulier, celui du ci-
néma, de la littérature, du
spectacle où il s’agit d’aimer
voir se refléter ses propres
émotions dans le regard des
autres, lecteur comme specta-
teur. Le succès de sa tribune,
au-delà du cercle féministe,
tient à cette colère qui provo-
que à la fois forte adhésion et
forte répulsion. Certains, rebu-
tés par le texte de Despentes,
ont pu y voir des choses qui n’y
sont pas, comme l’antisémi-
tisme. La colère sert aussi à se
réjouir et à voir briller la même
lueur colérique dans le regard
des autres. C’est une émotion
éminemment contagieuse, que
l’on admire. C’est même sou-
vent un précurseur de liberté,
un acte libre repose souvent
sur des affects et des émotions,
ce n’est pas un acte purement
rationnel.
«Despentes avec son talent
d’écrivain signe un texte d’in-
tervention, de circonstance.
Elle l’a transformé jusqu’à l’obs-
cène, notamment avec la méta-
phore du viol comme méta-
phore de l’exercice de la
puissance des dominants, des
riches qui incarnent le mal, la
majorité présidentielle comme
les financiers du cinéma. Cette
métaphore du viol est ressentie
et produit son effet. D’un point
de vue argumentatif, je trouve
que c’est un sophisme. Appli-
quer le viol à la domination fi-
nancière ou à l’exercice poli -
tique est un rapprochement
subjectif, ça reste à prouver. Le
mot “viol” est terrible, si on
l’utilise pour désigner une autre
réalité qui ne comporte peut-
être pas la même violence, ça
flatte nos croyances plus que
notre rationalité. C’est un pro-
cédé d’écrivain, le problème
c’est que le texte se veut argu-
mentatif. Elle utilise des règles
de poétique dans un but politi-
que. On est arrivé, je crois, au
bout d’un cycle dans le vivre
ensemble et les règles démocra-
tiques qui nous gouvernent de-
puis les Lumières. Et le premier
signe en est la remise en cause
de la démocratie représenta-
tive, la tentation de la démocra-
tie directe qui est le propre des
théories po pulistes. On a l’im-
pression par ailleurs de dispo-
ser de toutes les libertés, mais
est-ce qu’on a encore le désir
d’en user? Adèle Haenel
comme Virginie Des pentes ont
pris la liberté de dire non. Mais
la liberté ne se résume pas à ça,
c’est aussi la capacité à dire oui,
ce n’est pas qu’un refus, ce
qu’on appelle la liberté néga-
tive. C’est aussi positif, com-
ment dans un acte on affirme
son autonomie par rapport aux
autres mais sans être coupé des
autres. C’est donc toujours un
rapport à autrui. Et cette liberté
positive trouve peu de place
dans ces manifestations.»
Recueilli par Anastasia Vécrin.
«La colère est
une émotion
éminemment
contagieuse»
P
ar la violence travaillée
du style, par sa dénoncia-
tion d’un scandale moral
qu’elle politise, par l’insolente
apostrophe des puissants, Virginie
Despentes s’inscrit dans la tra -
dition des avant-gardes. Sa
verve imagée évoque les pam-
phlets surréalistes, les tracts
situationnistes, et il y a aussi des
échos à l’avant-garde féministe, la
revue Sorcières, «le manifeste des
343 salopes.»
Singulier, ce texte l’est parce qu’en
politisant la notion de «consente-
ment», il assimile la cause des
femmes aux luttes sociales actuel-
les face à l’arrogance et au mépris
des hommes qui dominent nos so-
ciétés – ce qu’elle appelle «l’outre-
cuidance du pouvoir». Or cette as-
sociation, qui met en relation des
nouvelles hété roclites du week-end
- 49.3, césars, affaire Matzneff – en
leur donnant une cohérence
inapparente, résonne avec la soli-
darité qui s’est nouée entre les
féministes engagées pour #MeToo
et le mouvement contre les re -
traites, solidarité que symbolise
la chanson-danse «A cause de
«Refuser de subir dans
le silence la domination»
gauche postmoderne. C’est une morale à géométrie
variable selon que vous apparteniez ou non à un
groupe fétichisé. On sanctifie Ladj Ly. Mais on lynche
Polanski. La rage de Despentes permet à chacun de
voir midi à sa porte car son texte est un miroir de nos
frustrations. Il agrège tous les ressentiments atomisés
de l’époque. Là encore, les césars étaient une photo-
graphie parfaite de cette fragmentation. Et le bouc
émissaire est la conséquence de cette atomisation so-
ciale, comme l’ont montré Arendt ou Canetti. La tri-
bune de Despentes est un vecteur de ce double phéno-
mène : elle atomise d’un côté, et elle agrège des
ressentiments de l’autre. C’est selon moi la raison de
son succès.»
Recueilli par S.B.
«L
a tribune de Virginie Despentes reprend le
style agressif et “in your face” du féminisme
radical. Le texte voudrait nous faire penser
à Valerie Solanas ou Chiara Fumai, mais il finit en
claquage de porte. C’est une logorrhée rageuse et vindi-
cative, écrite dans une langue qui voudrait faire peuple
mais qui est en réalité jargonnante (les “cis meufs” )
et confuse. Pourquoi tout ce déballage quand l’en -
semble pourrait se résumer à “fuck le système blanc-
hétéro patriarcal”.
«L’ironie veut cependant que Virginie Despentes re-
présente la quintessence de l’establishment, d’un dou-
ble système, celui de la contre-culture consumériste
(le “cool” officiel) et de l’académisme (universitaire,
médiatique, culturel). Despentes a d’abord incarné
l’icône destroy des années 90 pendant lesquelles les
artistes surenchérissaient dans le déballage, le specta-
cle de l’amoralité, du “no limit”. A présent, elle se fige
en porte-parole, punitive et normative, du nouveau
puritanisme et de la “cancel culture”. Derrière cet ap-
parent paradoxe se cache une évolution : le débondage
et la provocation amorale conduisent à la reconstruc-
tion de nouvelles normes. Désormais, Despentes se
veut le porte-voix d’un académisme à la fois transgres-
sif et puritain. Un académisme dont la cérémonie des
césars, addition de récriminations segmentaires enfer-
mant les êtres humains dans des catégories de plus en
plus étroites, a fourni le spectacle parachevé.
«Ses propos sont caractéristiques de la gauche contre-
culturelle, à la fois postmoderne et identitaire. Cette
contre-culture est non seulement épuisée, mais elle
aussi embourgeoisée. On le voit à la fascination expri-
mée pour le lumpenprolétariat, caractéristique de la
«Un académisme
transgressif et puritain»
DR
Macron». Cela explique en partie le
succès du texte.
Ce texte exprime la colère des do-
minés, et opère une mise à nu des
mécanismes de la domination,
notamment le contrôle des corps
subalternes réduits au silence dans
l’espace public. Cette colère n’est
pas seulement verbale, elle appelle
à un acte de rébellion, en départi-
cularisant un acte individuel, et en
le transformant en un exemple à
suivre, un signe de ralliement. Elle
en fait un mot d’ordre, que signifie
le «on» : «désormais, on se lève et on
se casse». Se lever, se casser, c’est
refuser de subir la domination
dans le silence, c’est rejeter la rési-
gnation, c’est dénoncer, faire écla-
ter au grand jour la violence sym-
bolique et physique qui s’exerce au
quotidien, violence sexuelle, vio-
lence policière, violence psycholo-
gique, humiliation. Son texte est
un cri qui déchire le silence, poin-
tant du doigt la collusion des inté-
rêts de cette fraction de dominants
qui entendent dis poser des autres
comme de leur chose, en les assu-
jettissant par la force, la loi, le la-
vage de cerveau, et aussi la masca-
rade des prix. Ce faisant, elle brise
doublement le cercle de la
croyance dans les récompenses : en
dévoilant les enjeux économiques
qui les sous-tendent, et en révélant
l’idéologie qui soude jurys et
lauréats.
Renouvelant une tradition in -
tellectuelle ancienne, elle use
de son charisme, de son pouvoir
symbolique d’écrivaine subversive,
pour servir la cause des do -
miné·e·s et appeler au refus de la
soumission.
DR
Par
GISÈLE SAPIRO
Sociologue et directrice d’études
à l’EHESS et directrice
de recherche au CNRS
DR
Par
MICHEL
ERMAN
Ecrivain et philosophe,
auteur d’ Au bout de la colère.
Réflexion sur une émotion
contemporaine (Plon, 2018)
Par
ISABELLE BARBÉRIS
Maître de conférences en arts du
spectacle à l’université Paris-Diderot et
chercheuse associée au CNRS. Auteure de
l’Art du politiquement correct (PUF, 2019)